Je vous remercie de votre invitation. C'est la première fois depuis quarante ans que je viens devant vous libre de toute contrainte institutionnelle. Ma parole sera de ma responsabilité, sans engager en rien les institutions au service desquelles j'ai travaillé. C'est une situation assez inédite qui ne m'est pas désagréable... N'étant pas porteur d'un discours institutionnel, mon propos liminaire sera bref, et je m'efforcerai plutôt de répondre aux questions que vous venez de me poser.
Il n'est pas anormal, à la veille des élections européennes, de s'intéresser à l'Europe. Au demeurant, j'observe que le Sénat a toujours manifesté un intérêt particulier pour le sujet, qu'il a su témoigner d'une approche et d'un savoir-faire rares dans nos institutions et que j'ai toujours éprouvés comme un soutien à l'intégration européenne, même si certaines nuances politiques y transparaissent.
Comment se profile, à longue vue, l'économie mondiale ? Dans les dix années à venir, on peut s'attendre à une croissance moyenne de 6 % pour les pays émergents, de 3 % pour les États-Unis, de seulement 1,5 % pour l'Europe. Telles sont les perspectives. Cette hiérarchie est le produit des forces qui déterminent la croissance économique, dans le monde globalisé qui est le nôtre.
Comment s'explique ce chiffre de 1,5 % pour l'Europe ? C'est la somme de la productivité globale des facteurs de production, estimée à 2 % au cours des dix années à venir, et du taux d'accroissement de la population active en Europe, qui sera de - 0,5 %. Je précise que ce chiffre de 2 % de productivité constitue le haut de la fourchette d'estimation. Les perspectives sont donc assez sombres pour notre modèle de civilisation européenne, qui repose sur une économie sociale de marché très redistributive - en matière d'éducation, de santé, de retraites, de logement.... Mme Angela Merkel ne manque pas de le souligner sur toutes les tribunes : l'Europe, c'est 7 % de la population mondiale, 20 % de la production mondiale et 50 % des dépenses mondiales de protection sociale. On peut trouver que c'est trop. On peut aussi estimer, c'est mon cas, que c'est ce qui fait notre identité européenne, étant entendu cependant que ce modèle n'est soutenable que s'il est nourri par la croissance. Si la croissance est insuffisante, au-dessous de 2 %, il se grippe et le débat politique sur les conditions du partage devient alors très vif. C'est un trait qui nous distingue des États-Unis.
La faiblesse de la croissance européenne ne doit pas être ordonnée à de seules considérations économiques et conjoncturelles, car le problème est aussi de nature identitaire : si l'Union européenne ne trouve pas le chemin d'une croissance à 2 %, alors nos peuples seront insatisfaits dans leur identité, avec les conséquences que cela produit.
La principale faiblesse de l'Union européenne dans le monde tient à ceci qu'elle est le seul continent qui vieillisse à ce point. Nous serons d'ailleurs suivis par la Chine, qui paiera sa politique incroyablement intrusive de l'enfant unique, dans les décennies à venir.
Dans la répartition de la ressource énergétique, ensuite, l'Europe est mal dotée. Cette faiblesse structurelle fait de nous un gros importateur d'énergie. Cela nous place dans une situation de dépendance stratégique et pèse sur notre compétitivité. On sait que les producteurs d'énergie ont tendance à consommer chez eux l'énergie la moins chère et à exporter le reste. Et cela est encore plus vrai depuis la révolution du gaz de schiste aux États-Unis, lesquels resteront, dans les décennies à venir, notre principal concurrent.
Notre troisième faiblesse qui, sans être structurelle, n'en est pas moins bien ancrée, tient au rétrécissement de la part qu'occupe l'Europe sur la frontière technologique. Elle en occupait 30 % il y a trente ans, contre 40 à 50 % pour les Américains. Elle ne compte plus aujourd'hui que pour 15 à 20 %, contre 60 % pour les États-Unis, tandis que les pays émergents montent en puissance à mesure qu'ils forment des ingénieurs et que s'élabore leur droit de la propriété intellectuelle. Cette tendance au recul de l'Europe n'est pas inéluctable, mais elle est lourde. Les produits de demain seront de plus en plus immatériels, et, pour le dire vulgairement, le contenu en jus de cervelle comptera bien davantage que l'huile de coude. C'est là un enjeu crucial pour nos systèmes de formation.
Dernier facteur handicapant, enfin, la faiblesse relative de notre productivité dans le secteur des services, qui donne un important avantage comparatif aux Américains en matière de prix, grâce à un véritable marché intérieur des services. Ce marché, en Europe, est unifié à hauteur de 30 % du secteur, quand il l'est à 80 % pour l'industrie. Or, l'économie moderne intègre de plus en plus industrie et services. Des objets comme les téléphones mobiles ou les tablettes sont bien des produits industriels, mais ce versant matériel ne compte que pour 5 % dans la valeur ajoutée. Tout le reste, c'est du « jus de cervelle » : design, applications, brevets, distribution...
Quelles sont, en regard de ces faiblesses, nos forces ? C'est essentiellement notre masse critique, la largeur et la profondeur de notre marché. C'est là une force tant en termes de concurrence internationale que de gains potentiels en productivité. L'Europe sait l'utiliser pour faire face à la concurrence internationale - ses parts de marché n'ont pas bougé ces dix dernières années, quand celles des États-Unis et du Japon se sont effritées - mais elle peine, en revanche, et c'est là tout l'enjeu du marché intérieur des services, à gagner en productivité.
Voilà qui nous donne une feuille de route. Combler notre faiblesse démographique ne sera pas facile. La solution est toujours passée, dans l'Histoire, par l'immigration, qui se heurte cependant à des réticences, culturelles et politiques. Toute évidente qu'elle soit au plan théorique, il faut l'évaluer à l'aune de sa faisabilité politique. Reste qu'il faudra, en tout état de cause, que l'Europe importe de la force de travail pour préserver son modèle d'économie sociale de marché.
En matière d'énergie, nous savons, au plan théorique, comment remédier à nos faiblesses : par la transition énergétique et les politiques d'efficacité énergétique. L'Europe a longtemps été pionnière sur la scène internationale en matière environnementale, mais il nous reste énormément à faire tant la politique énergétique commune demeure dans les limbes et tant est large le spectre des différences entre nos modèles nationaux, en termes de recours à des énergies de substitution aux énergies fossiles, de prix ou de gestion de l'efficacité énergétique.
Pour la frontière technologique, la solution passe par l'investissement. Sachant que seule une partie sera porteuse d'innovation, les tickets seront de plus en plus importants. Au niveau de la production finale, il n'existe plus que des éléphants qui ont bâti leur succès sur une vision, certes, mais en appuyant sa mise en production sur des capitaux considérables. Nous ne pourrons bénéficier d'effets d'échelle qu'à condition de concentrer nos efforts sur l'excellence, ce qui suppose une volonté politique car c'est plutôt le saupoudrage, en matière de recherche, qui prévaut aujourd'hui.
Le marché intérieur des services pourrait être source de productivité, donc d'emplois. À cet égard, je rappelle une chose que l'on oublie trop souvent : les économies les plus productives et les plus compétitives sont aussi celles qui ont les taux de chômage les plus bas.
Dans cette équation européenne, comment se situe notre pays ? Les problèmes que la France doit affronter pour maîtriser la dépense publique, lutter contre le chômage de masse et la perte de compétitivité se jouent largement, à mon sens, au niveau national. La preuve en est que, dans un même cadre européen, les performances nationales sont loin d'être comparables. L'Europe, il est vrai, peut néanmoins jouer un rôle de catalyseur et constitue le niveau pertinent pour réaliser des économies d'échelle en matière d'investissement dans les infrastructures, la recherche et développement, ou des programmes de mobilité à des fins d'apprentissage sur le modèle d'Erasmus, qui participent à la lutte contre le chômage des jeunes.
Nous devons en passer par une phase de désendettement - que je n'appelle pas austérité - mais aussi remédier au manque d'investissement commun dans les programmes d'avenir. C'est là un enjeu majeur pour la prochaine législature européenne, et la composition de la prochaine Commission européenne sera, de ce point de vue, déterminante.
Concernant le deuxième point soulevé par le président dans son introduction, je rappellerai d'abord que la négociation du partenariat transatlantique de commerce et d'investissement - le TTIP - s'inscrit dans un basculement historique du commerce international et de sa régulation, laquelle vise à réduire ou éliminer les obstacles illégitimes aux échanges. Reste à trouver une définition consensuelle de ce qui est « illégitime ». Je vous renvoie à mon petit livre paru en anglais aux presses universitaires de Cambridge, qui fait le tour de la question.
Depuis deux millénaires, on s'emploie à réduire surtout les obstacles tarifaires aux échanges. C'était déjà le but du premier traité de commerce, entre le roi de Crète et le pharaon d'Égypte, qui visait à lever des barrières érigées pour protéger les producteurs nationaux de la concurrence étrangère. Ce monde des barrières douanières est derrière nous, même si, comme les étoiles mortes, on en perçoit encore çà et là la lumière. Nous sommes entrés dans une phase de la mondialisation qui conduit à la multilocalisation des forces de production, au point que l'on ne peut plus parler de « made in... ». Le commerce international repose à 60 % sur les composants et les pièces détachées et la part des importations dans un produit, qui était de 20 % il y a vingt ans, est de 40 % aujourd'hui et sera de 60 % dans vingt ans. Cette interpénétration détruit la notion de frontière. Grâce à des disciplines comme celle de l'OMC, le commerce international a remarquablement résisté à la crise économique et l'on a évité le choc en retour de pulsions protectionnistes, mais là n'est pas l'essentiel : alors que 60 % de la production dépend des importations, ériger des barrières douanières n'a plus de sens.
Le commerce n'est pas libre pour autant. Il existe des barrières réglementaires nationales ou régionales, qui, destinées à protéger le consommateur de risques divers, établissent et administrent un niveau de précaution - crash tests pour les véhicules, sécurité des aliments, des jouets, des briquets, protection des données privées, régimes prudentiels pour les banques et les assurances, et j'en passe. Que ces mesures tendent à se multiplier dans le monde témoigne des progrès du développement, les populations qui en bénéficient étant poussées à se tourner vers la question des valeurs. Mais cela aboutit, du même coup, à voir se juxtaposer des échelles de valeurs très différentes. Si bien que la gageure n'est plus tant de réduire ou d'éliminer les obstacles au commerce international - aucune population n'acceptera de renoncer à ses standards pour le favoriser et aucun Parlement ne le ratifierait, fût-ce seulement pour renoncer à un taux résiduel maximum de pesticides dans les fleurs coupées - que d'éliminer ce qui fait problème, c'est-à-dire la multiplicité des systèmes de normes. Cette recherche de la convergence réglementaire est un exercice beaucoup plus compliqué, mais qui n'est pas étranger aux Européens : c'est ce qui a fait la différence entre le marché commun d'avant 1992 et le marché intérieur d'après.
Ce processus est en partie encadré par les règles de l'OMC, notamment dans l'accord sur les barrières techniques au commerce et celui sur les barrières sanitaires et phytosanitaires, mais seulement dans les principes. Les organes de régulation, nationaux comme internationaux, responsables des standards ne sont pas des organes commerciaux, mais scientifiques ou techniques. L'idée qu'ils puissent négocier entre eux des standards communs est assez complexe à mettre en oeuvre. L'objet du TTIP - sachant que sur un volume d'échanges entre l'Europe et les États-Unis de quelques 1 000 milliards par an, les droits de douane moyens ne dépassent pas 2 à 2,5 % - est d'arriver à une convergence réglementaire de 80 %, en retenant des standards communs pour la sécurité des voitures, le nettoyage des poulets, la protection des données privées, etc. Autant de sujets, dont certains peuvent être très sensibles, puisque la perception du risque est étroitement corrélée aux échelles de valeur et aux préférences collectives des pays participant à l'échange.
Mon sentiment est que la négociation sur ce traité a été présentée comme une négociation classique. Or, elle est d'une toute autre nature, et cela mériterait d'être souligné, ne fût-ce que pour répondre à des questions légitimes, qui émanent des deux bords de l'Atlantique : la convergence se fera-t-elle au détriment de la protection ? On a souvent le sentiment que les Européens sont très précautionneux, quand les Américains sont plus habitués au risque. Mais il est beaucoup de secteurs techniques où ils sont en réalité plus précautionneux que l'Europe. Il n'y a pas, par exemple, de voitures diesel aux États-Unis et si les camions diesel demeurent autorisés, c'est uniquement parce que le syndicat des camionneurs a été assez fort pour l'obtenir. N'oublions pas que ce sont les Américains qui ont inventé le principe de précaution dans les années 1970, avec le Clean Air Act, quand les Européens en restaient au principe du pollueur-payeur.
La négociation sera longue, complexe, et doit, compte tenu de la sensibilité du sujet, donner lieu à un large débat, mais ce qui, à mon sens, sera retenu, in fine, c'est le niveau de précaution le plus élevé d'un côté ou de l'autre. Les normes s'aligneront sur les normes les plus élevées. Si l'on ne peut se contenter d'en faire une position de principe sans entrer dans le détail technique, c'est néanmoins dans cette optique qu'il faut se placer.