Intervention de Marie-Noëlle Lienemann

Commission des affaires économiques — Réunion du 7 mai 2014 : 1ère réunion
Audition de M. Pascal Lamy président d'honneur de « notre europe — Institut jacques delors »

Photo de Marie-Noëlle LienemannMarie-Noëlle Lienemann :

Quel est pour vous le bilan du grand mouvement de libéralisation qui a conduit à ce que l'on appelle la mondialisation ? Portez-vous sur lui un regard positif ou critique ? Certes, les échanges ont favorisé le développement et l'émergence de classes moyennes dans certains pays, mais j'observe, dans le même temps, que depuis la libéralisation des mouvements de capitaux, les paradis fiscaux n'ont fait que prospérer ; que les États, qui certes pouvaient avoir des prurits nationalistes mais qui incarnaient la souveraineté populaire, à laquelle nous croyons, qu'elle soit française, européenne ou mondiale, n'ont plus voix au chapitre puisque les normes internes dont décident les multinationales comptent parfois davantage que celles qu'édicte la puissance publique.

Vous aurez compris que pour moi, le bilan n'est pas positif. Les inégalités se sont accrues au sein des pays développés et de larges zones comme l'Europe. Certes, on commence à voir apparaître, en Chine et ailleurs en Asie, des mouvements de grève, mais avant qu'ils ne débouchent sur un minimum de règles sociales, nous pourrions bien avoir perdu toutes les nôtres. Alors que les tendances nationalistes se développent, en Inde, en Chine, en Europe, le concept de juste échange doit être porté dans le débat multilatéral et trouver rapidement à se concrétiser. N'oublions pas que les chocs de l'Histoire viennent souvent d'une incapacité à régler des problèmes économiques.

Je suis une européenne convaincue et je suis de près, depuis les années 1980, la situation en Europe. Or, plus le temps passe, plus je suis déçue. À chaque fois on nous promet que la libéralisation des échanges va nous apporter des millions d'emplois, et quand les choses vont mal, on nous dit qu'il faut libéraliser encore, que l'on n'est pas allés jusqu'au bout... Il ne faut pas s'étonner, à ce compte, que les peuples ne soient pas motivés par les élections européennes et ne croient plus aux discours qu'on cherche à leur vendre sur l'Europe....

Vous dites que la question est aussi nationale, puisque certains pays s'en tirent bien, d'autres mal. Mais c'est que le cadre qui a été fixé est favorable à certains, défavorable aux autres. La France aurait dû réagir de façon bien plus véhémente, car c'est une autre culture que la sienne qui s'est imposée en Europe. Le génie français s'est historiquement construit sur la détention publique du capital, le lien entre innovation individuelle, PME, capitalisme industriel familial et capitalisme public. Ce modèle, Colbert l'a porté, de Gaulle l'a porté, Mitterrand l'a porté... Aujourd'hui encore, 80 % des Français croient en ses vertus : ils veulent une renationalisation d'Alstom. Or, en Europe, le génie français est disqualifié, parce que l'idéologie libérale y domine, avec sa cohorte de privatisations et de suppressions d'aides publiques. Je ne dis pas qu'il fallait en rester au niveau de nationalisation qui était le nôtre, mais on ne nous a pas même laissé l'espace d'une mutation et des pans entiers de notre industrie ont disparu. Les Allemands réussissent, ils sont géniaux ? Mais c'est que le système est fait pour eux. L'euro fort les favorise. Nous ne sommes pas les seuls dindons de la farce, voyez les pays du sud de l'Europe. Vérité dans les brumes du nord, erreur sous le soleil du sud : est-ce là ce qu'on doit en conclure ?

Vous dites que la solution à une démographie déclinante passe par « l'importation d'une force de travail ». Je suis pour l'immigration, sans laquelle un pays ne respire plus, mais ne croyez-vous pas qu'il faudrait, pour commencer, que l'Europe se donne pour objectif premier le plein emploi, et s'en donne les moyens ?

Dans le modèle libéral que vous prônez, chacun doit se spécialiser dans ce qu'il est le mieux capable de faire. À ce compte, certains pays, comme le Niger, vont mettre du temps à émerger...Je ne crois pas à la spécialisation internationale, et fais bien davantage confiance à l'écosystème humain, qui est le terreau de l'innovation. Les industriels français du textile ne disaient pas autre chose quand ils expliquaient que les délocalisations feraient perdre une part de l'innovation. Car on ne sait jamais d'avance où surgira l'innovation, si ce sera dans la fibre, dans la manière de tisser, dans celle de traiter le tissu, ni comment la modernité viendra se greffer sur la diversité des anciennes pratiques. Perdre la diversité de ces pratiques, c'est perdre en capacité d'innovation. Et si l'on part, à l'inverse, de la recherche fondamentale, dans laquelle la France est performante, force est de constater que l'on n'arrive pas à faire entrer nos résultats dans le cycle économique de l'innovation.

Pour moi, le modèle de société que vous prônez, et qui tend à spécialiser les gens là où ils sont bons - mais surtout là où ils sont moins cher - est tout simplement suicidaire, car il détruit l'écosystème humain.

Les Français, chaque fois qu'on leur donne la parole, votent contre les traités de libre échange ; 88 % d'entre eux, et y compris Jean Arthuis, qui est pourtant un libéral, sont contre le TTIP. L'Europe parle d'une voix quand il s'agit de vanter le libéralisme, mais bien des discordances apparaissent quand il s'agit de défendre les Européens les plus faibles. Et de quelle Europe parle-t-on ? Les études de la Commission européenne montrent que ce traité favorisera certains secteurs et en défavorisera d'autres. Vous ne devinez pas lesquels ? Les machines-outils allemandes en profiteront, l'agroalimentaire et l'agriculture française en pâtiront. Je veux bien que ce soit l'intérêt général de l'Europe, mais je m'étonne d'une conception de l'intérêt général qui sacrifie une partie de l'Europe au profit d'une autre.

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