Intervention de Laurent Fabius

Commission du développement durable, des infrastructures, de l'équipement et de l'aménagement du territoire — Réunion du 6 mai 2014 : 1ère réunion
Conférence de paris 2015 sur le climat — Audition de M. Laurent Fabius ministre des affaires étrangères et du développement international

Laurent Fabius, ministre des affaires étrangères et du développement international :

Merci de votre accueil dans cette maison que je connais et que j'apprécie. Je viens vous entretenir de la vingt-et-unième conférence des parties à la convention cadre des Nations Unies sur les changements climatiques, aussi appelée COP 21, ou « Paris Climat 2015 ».

Le degré d'urgence et l'opportunité d'agir ne font plus guère débat. Les causes, manifestations et conséquences du changement climatique sont à présent bien connues. Le dernier rapport du GIEC fait état de changements climatiques sans précédents, et juge incontestable la responsabilité humaine en la matière. Al Gore me faisait observer en janvier que l'opinion publique avait considérablement évolué ces deux ou trois dernières années : personne ou presque ne conteste plus la gravité du phénomène ni la responsabilité de l'homme dans sa survenance. Les études scientifiques ont gagné en qualité, et leurs conclusions respectent largement les marges d'erreur usuelles dans ces domaines.

Quelques exemples des risques que nous encourons à ne rien faire : le volume total des glaciers pourrait diminuer de moitié, voire de 80 % d'ici 2100 ; le niveau de la mer pourrait augmenter de 50 centimètres d'ici la fin du siècle , voire un mètre selon les hypothèses les plus pessimistes ; les régions côtières où vit plus de la moitié de la population mondiale feraient face à des risques d'érosion ou d'inondation : Dunkerque serait partiellement sous les eaux, la Méditerranée irait jusqu'en Arles, Rotterdam deviendrait une île. Ce n'est pas de la science-fiction, c'est ce qui pourrait advenir prochainement si nous ne faisons rien ! Comment nourrir la planète, dont 40 % de la population vit de l'agriculture, si les récoltes sont amputées d'un quart, sous l'effet de la chaleur et du manque d'eau ? Baisse des rendements agricoles, hausse du niveau des mers, création de nouvelles poches massives de pauvreté... le dernier rapport du GIEC est sans équivoque.

Au passage, le terme de « changement » climatique est trop neutre. Nos sociétés perçoivent généralement le changement comme un phénomène positif - tout slogan politique mis à part. D'un point de vue scientifique, le réchauffement climatique n'est qu'un des multiples phénomènes envisagés - et au nord de la Loire, il peut être perçu positivement ! C'est pourquoi il vaut mieux parler de dérèglement climatique, climate disruption en anglais. L'enjeu n'est rien moins que la capacité des prochaines générations humaines à vivre, à se développer, à se nourrir décemment, à survivre même. Certains, comme la secrétaire exécutive de la convention cadre des Nations Unies sur les changements climatiques (CNUCC), parlent même d' « étrangeté globale », ou global weirdness.

Le rapport du GIEC montre toutefois qu'il est encore temps d'agir. Il prône d'ici 2050 un triplement voire un quadruplement de la production d'énergies sobres en carbone. C'est assurément une contrainte, mais c'est également une chance à saisir, compte tenu du coût des énergies carbonées, des risques sanitaires qu'elles font encourir et du fait que l'innovation dans les énergies renouvelables commence à réconcilier économie et écologie.

Certains pays ont commencé à saisir ces opportunités. D'ailleurs, en grec ancien, ê?íäõíïò désigne à la fois le risque et la chance ; en chinois contemporain, les mots chance et crise se prononcent de la même façon. De grands pays émetteurs de gaz à effet de serre, comme de plus petits, voient dans la sobriété en carbone une opportunité. La Chine a fait de la civilisation écologique l'un de ses objectifs premiers, et est devenue le premier marché mondial en matière d'énergies renouvelables. Les États-Unis ont envoyé des signaux forts dans cette direction. Le Brésil est en passe de remplir son objectif de réduction de 80 % de la déforestation entre 2005 et 2020. L'Islande, le Costa Rica, de petites îles vulnérables comme les Maldives se sont engagés sur la voie de la neutralité carbone. Au total, une centaine d'États ont pris volontairement, hors protocole de Kyoto, des engagements de baisse des émissions de gaz à effet de serre. Bref, d'importants jalons sont déjà posés.

Paris 2015 sera l'occasion de faire mieux et plus vite. Nous devrons aider les pays en développement à s'adapter, par des transferts de technologie et des facilités de financement, comme le Fonds vert pour le climat. Nos objectifs sont les suivants : aboutir à un accord applicable à tous, juridiquement contraignant, qui comprenne des engagements de réduction d'émissions de gaz à effet de serre compatibles dans la durée avec un réchauffement maximal de deux degrés. Ce serait une première dans l'histoire des négociations climatiques : le protocole de Kyoto est contraignant mais ne concerne que 15 % des émissions mondiales ; les sommets de Copenhague et de Cancún ont donné lieu à des accords larges mais non contraignants.

Depuis Durban, nous progressons dans l'idée de ce qu'est un accord efficace. Il contient d'abord un cadre robuste et transparent de mise en oeuvre des décisions prises, qui ne doivent pas rester des paroles en l'air, tout en permettant l'évolution dans le temps des engagements nationaux ; à côté de ce socle commun, des engagements de réduction d'émissions seraient déterminés nationalement, suffisamment flexibles pour accueillir les engagements successifs sans avoir à renégocier l'accord ; enfin, Paris doit être l'occasion de cristalliser les initiatives et partenariats entre États, collectivités territoriales, entreprises, ONG, fonds d'investissement, destinés à montrer qu'un mouvement est lancé pour améliorer la soutenabilité de notre modèle économique, la croissance et le bien-être.

La France présidera la conférence, mais sera aussi partie prenante. La stratégie française repose d'abord sur l'exemplarité. La contribution climat énergie a été un premier pas. La loi relative à la transition énergétique qui vous sera soumise avant l'été ira plus loin encore. Vous aurez en la matière un rôle essentiel à jouer. Plus la France se montrera vertueuse, plus son pouvoir d'entraînement des autres États sera grand. La ministre de l'écologie et du développement durable conduira les chantiers nécessaires afin que notre pays devienne « la première puissance écologique en Europe », pour reprendre ses propres termes - j'espère que ce sera le cas. L'Europe doit également montrer l'exemple. C'est sur la base de la transition écologique qu'elle a bâti un certain leadership. Paris doit prendre le relais de cette force d'entraînement. Malheureusement, nous n'avons pu aboutir à une décision formelle de l'Union européenne en mars dernier, en dépit des propositions de la Commission. La France souhaite que nous y parvenions en mai ou en juin : passé ce délai, et compte tenu du renouvellement de la Commission, l'Europe risque d'être privée de ses moyens d'action. Un cadre robuste a été adopté, qui prévoit une baisse de 40% des émissions d'ici à 2030 par rapport à 1990. Le découplage entre croissance et émissions de gaz à effet de serre doit être poursuivi.

En tant que futur président de la conférence, nous serons facilitateurs de discussion. La présidence est actuellement détenue par la Pologne, avant que le Pérou prenne le relais. En décembre, Lima organisera une conférence non conclusive, préalable à celle de Paris. Nous forgeons dès aujourd'hui une méthode : présidence offensive tout en sachant écouter ; convaincante, mais qui commencera par comprendre. Nous ne chercherons pas le consensus artificiel. Nous aurons besoin d'un élan politique fort au plus haut niveau. J'ai mobilisé à cette fin toutes nos ressources diplomatiques, et veillé à introduire le climat à l'ordre du jour de toutes les prochaines réunions du G8 ou du G20.

Autre priorité : faire de ce chantier une action positive. François Mitterrand disait qu'en politique, si l'on considère qu'aujourd'hui est difficile, demain pire encore, sans parler d'après-demain, alors il vaut mieux changer de fonction... Nous devons expliquer que les objectifs que nous nous fixons sont à notre portée, faute de quoi nos concitoyens se désintéresseront de la question. Nous devons susciter des coalitions diplomatiques, mais aussi rassembler les collectivités territoriales, les entreprises, les acteurs non étatiques, sur les énergies renouvelables, les transferts de technologies, l'agriculture, les villes durables, leur financement. J'étais au dernier forum de Davos : de grandes entreprises, comme Unilever, y ont pris un certain nombre d'engagements, comme celui de ne pas utiliser indûment les ressources forestières. Certaines étaient regroupées à Abu Dhabi ces derniers jours afin de promouvoir des énergies propres, ou protéger les mers en Afrique. Le secrétaire général de l'ONU, Ban Ki-Moon, a désigné l'ancien maire de New York, Michael Bloomberg, comme son représentant pour impliquer les collectivités en matière climatique. Nous travaillons à une cartographie politique de ces coalitions, par type d'acteurs, afin de faire en sorte, comme dirait Teilhard de Chardin, que les choses convergent.

Le sommet de l'ONU sur le climat, que Ban Ki-Moon organise à New York le 23 septembre prochain, sera l'un des prochains temps forts. Notre objectif : que le maximum de leaders mondiaux s'engagent au nom de leur pays. Les dernières conférences, celle de Copenhague en particulier, ont montré, plutôt que la voie du succès, quelles sont les erreurs à éviter - mes interlocuteurs se sont révélés loquaces sur ce chapitre. En premier lieu, il faut chercher à obtenir un accord le plus vite possible, car sa mise en musique demande toujours beaucoup de temps. À Varsovie, il a été décidé que les grands pays prendraient des engagements au plus tard au début de l'année prochaine - en raison de la perspective des midterms aux États-Unis. Le sommet organisé par Ban Ki-Moon est capital, car les déclarations à la tribune des Nations Unies ont un poids politique considérable. Nous avons abordé la question avec le président chinois Xi Jinping lors de sa visite en France : nul doute qu'une déclaration ambitieuse de sa part à New York entraînerait de nombreux autres États dans la même voie.

Deuxième erreur : attendre des engagements politiques qu'ils résolvent définitivement tous nos problèmes. Souvenez-vous de la conférence de Copenhague : des personnalités remarquables se sont réunies à la dernière minute dans un coin pour rédiger un projet d'accord, le pensant décisif : l'assemblée générale l'a rejeté le lendemain ! Laissons le temps aux obscurs techniciens que nous sommes de faire la synthèse des positions des uns et des autres. Nous devons obtenir un accord par consensus. Il n'y a pas si longtemps, le président recueillait l'approbation des États parties à la conférence par main levée... Cette méthode est à bannir. Nous avons une grande responsabilité - lorsque la France a obtenu l'organisation de la conférence à laquelle elle était la seule candidate, les représentants nationaux venus m'en féliciter m'ont adressé dans le même souffle leurs condoléances. Mettons toutes les chances de notre côté !

L'implication de la société civile sera décisive. Nous mettrons en oeuvre tout ce qui sera nécessaire pour accorder à l'événement une accessibilité et une visibilité maximales. Il sera exemplaire sur le plan environnemental et associera étroitement les citoyens, pas seulement ceux du Bourget où il se tiendra. Le rôle de la société civile n'est d'ailleurs pas limité à la COP 21. J'attire votre attention sur la nécessité de ratifier la deuxième période d'engagement des accords de Kyoto, qui vous sera bientôt soumise, mais aussi sur le potentiel de mobilisation des collectivités territoriales, que vous représentez, sur les enjeux climatiques. Selon le rapport de Ronan Dantec et Michel Delebarre, plus de la moitié des émissions mondiales sont liées à des décisions locales ; le niveau international est certes le plus adapté pour définir les outils et prendre les décisions, mais le niveau local reste le plus adéquat pour leur mise en oeuvre. Les parlementaires peuvent faciliter les négociations, en participant à la conférence au sein de la délégation française et des coalitions internationales de parlementaires. Dans de nombreux pays, l'accord trouvé à Paris devra également faire l'objet d'une sanction législative. Le Parlement a donc un rôle capital, et je sais que vous le jouerez.

Un mot sur l'organisation pratique de la conférence. Conformément aux souhaits du président de la République et du Premier ministre, sa préparation est pilotée par trois administrations : le Quai d'Orsay d'abord, en vertu de l'importance de notre réseau diplomatique - le troisième au monde. J'ai mobilisé tous nos ambassadeurs, et les réunirai à nouveau en août à l'occasion de la conférence annuelle des ambassadeurs. Le ministère de l'écologie ensuite, qui conduira la délégation française, et travaillera en lien avec mon ministère. Enfin, le secrétariat d'État au développement d'Annick Girardin. L'ambassadeur Jacques Lapouge coordonnera le travail de ces services, et le secrétariat général de l'événement sera assuré par Pierre-Henri Guignard. L'événement, considérable, accueillera 20 000 délégués et de nombreux volontaires. Nous y travaillons depuis un an, et nous réunissons chaque mois au sein d'un comité de pilotage regroupant les ministres, les directeurs compétents, des spécialistes du climat, ainsi que des personnalités qualifiées, dont Nicolas Hulot, représentant du président de la République. Nous veillerons à ne pas outrepasser notre rôle, à rester facilitateurs de discussion, plutôt que grand architecte...

Il n'y a pas de temps à perdre. De nombreuses conférences ont lieu en ce moment. En juillet, un grand événement à portée économique se tiendra à Paris. Puis nous nous projetterons dans le sommet de Ban Ki-Moon de septembre, puis vers la réunion organisée au Venezuela, préalable à la COP 20 de Lima. Nous demandons aux États de prendre des positions. Nous préciserons les pistes de financement : tous les financeurs potentiels seront associés. Nous finaliserons notre cartographie politique afin de cibler les acteurs réticents - que ce soit pour des raisons géographiques, politiques, ou de niveau de développement.

L'appellation COP 21 peut rester mystérieuse pour certains. Elle est en effet la vingt-et-unième conférence sur le climat, mais porte également les espoirs de tous pour le vingt-et-unième siècle. Nous devrons prendre appui sur les jeunes générations pour diffuser notre message : accréditer l'idée d'une responsabilité mondiale. Réfléchir aux conditions d'existence future de la vie humaine, redonner ses lettres de noblesse à la politique.

Ces défis sont difficiles, mais avec l'aide du Sénat, rien n'est impossible !

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