Intervention de Yves Dauge

Commission de la culture, de l'éducation et de la communication — Réunion du 7 mai 2014 : 1ère réunion
Audition de M. Yves dauGe ancien président de la commission nationale des espaces protégés

Photo de Yves DaugeYves Dauge :

J'en suis également très heureux et très touché : le Sénat me manque, pour la qualité du travail qu'on y fait et l'ambiance qui y règne, mais il faut savoir sortir... avant de se faire sortir !

La loi sur les patrimoines est l'occasion d'un grand rassemblement au-delà des clivages partisans : nous pouvons avoir cette ambition pour cette belle cause. Il faut parvenir à une loi de progrès, car ce texte vient après un siècle de progrès sur le patrimoine : ce n'est pas le moment de reculer. J'étais directeur de l'urbanisme et des paysages lorsqu'ont été débattues les premières lois de décentralisation et je me souviens de l'inquiétude que provoquait alors l'idée même « d'abandonner » aux élus locaux la planification urbaine. Vous savez comme moi ce qu'il en est advenu et je suis, pour ma part, convaincu que la décentralisation a été une bonne chose, car ce sont les élus locaux qui sont en capacité de porter les projets territoriaux. La question reste, cependant, des compétences techniques, professionnelles et de la continuité dans les projets, qui prennent toujours du temps.

Les règles de droit ne suffisent pas, le secteur sauvegardé, par exemple, n'est en rien une garantie de sauvegarde ni de développement. Voyez ce qu'il est advenu d'Uzès, qui était un emblème des politiques de sauvegarde, mais dont le secteur a été abandonné, il n'y a pas eu de suivi dans la gestion et le résultat est catastrophique, je le dis sans accabler les élus, c'est un simple constat. Avec le secteur sauvegardé, on est très exigeant sur le niveau d'entrée, pas assez sur les engagements de gestion et de suivi. Or, les règles de droit ne sont pas tout, il faut de la politique, un projet initial mais aussi un engagement dans le temps, parce qu'il faut se battre encore pendant des années pour appliquer les règles du secteur sauvegardé et surtout développer les territoires.

Je crois que nous avons des progrès à faire pour assurer plus de continuité et de suivi, et que nous pouvons nous inspirer ici de ce que fait l'Unesco (Organisation des Nations Unies pour l'éducation, la science et la culture). Lorsqu'elle labellise, l'Unesco fait signer une convention qui prévoit un état des lieux initial, un plan de gestion et une évaluation régulière de l'action conduite, qui conditionne le maintien du label accordé par le comité du patrimoine mondial. Je plaide pour un tel conventionnement pour les secteurs sauvegardés, avec une évaluation régulière qui provoque un véritable débat entre les partenaires, un débat de politique locale au conseil municipal, parce que c'est bien de la politique qu'il faut faire pour développer le territoire. Or, que fait-on aujourd'hui ? On laisse l'architecte des bâtiments de France se débrouiller seul, faire des arbitrages techniques qui ne font pas une politique : pense-t-on vraiment qu'un technicien, quelles que soient ses qualités, puisse tenir, seul, le développement d'un secteur sauvegardé ? À l'Unesco, l'évaluation, la mise en débat sont plus rigoureuses, alors qu'on n'a quasiment pas de troupes pour piloter les quelque mille sites du patrimoine mondial : la solution, c'est de contractualiser, de responsabiliser les acteurs locaux et de provoquer du débat, au lieu de laisser des techniciens se débrouiller dans leur coin, dans l'incapacité pratique de porter les projets.

Le projet de loi sur les patrimoines provoque l'inquiétude des professionnels, vous avez raison de le souligner. Effectivement, le basculement des zones de protection dans le PLU (plan local d'urbanisme) patrimonial fait craindre qu'on abaisse le degré de protection et que la protection elle-même ne subisse le jeu des alternances politiques locales. J'en ai beaucoup débattu avec les services, avec les professionnels de la protection du patrimoine et je crois que les esprits évoluent : une mesure utile consisterait à introduire une sorte de cliquet dans la loi, garantissant que pour les zones protégées qui basculeront en PLU patrimonial, le degré de protection actuel soit maintenu. On pourrait généraliser cette sécurité à tous les documents d'urbanisme, garantir un socle de protection, tel qu'il est établi dans les documents actuels : cette garantie rassurerait sur la décentralisation, on serait alors en mesure de faire coïncider les objectifs d'une politique nationale, celle de la protection du patrimoine, avec les projets de développement local, qui ne peuvent être portés que par les élus locaux et non par les techniciens du patrimoine.

La dénomination « cité historique » ne plaît pas à tout le monde, c'est certain, mais personne ou presque ne propose d'alternative : vos suggestions sont bienvenues. Je proposais « cités et espaces protégés », on m'a répondu que « cités historiques », c'était plus lisible sur le plan international.

Faut-il transférer la maitrise d'ouvrage des études et du cahier des charges ? Beaucoup considèrent que ce serait trop risqué, craignent pour la protection ; mais on ne peut pas faire comme si l'État allait continuer d'assumer réellement ces missions ! L'élaboration du cahier des charges est un moment décisif du projet, où il faut dire ce qu'on va faire dans les années à venir : c'est aux élus de le faire, pas aux techniciens de l'État. On parle là d'un projet politique et je crois que ce n'est pas un risque excessif d'aller dans le sens de la décentralisation. Tous les élus n'ont pas le niveau pour concevoir et projeter dans le temps un projet urbain, c'est vrai, mais c'est une autre affaire, qui ne doit pas dissuader de décentraliser.

Quelles compétences transférer à l'intercommunalité ? Il faut répondre avec pragmatisme, en tenant compte des réalités. Chez moi, à Chinon, il est évident que seule la commune centre portait le projet, alors qu'il était d'intérêt commun et que j'avais également intérêt à ce que les communes de l'agglomération mettent la main au portefeuille. Même si je pouvais convaincre les autres maires de cet intérêt commun, il est évident que pour eux, ce n'était pas leur affaire, qu'ils ne voulaient pas s'impliquer. Dans ces conditions, il faut de la souplesse, permettre par exemple que la commune la plus concernée soit délégataire de l'intercommunalité et qu'il y ait aussi une notion de volontariat pour s'engager dans la procédure : vous pourriez introduire un tel mécanisme dans la loi, ou bien prévoir son principe et en laisser les modalités au décret.

Enfin, je crois que nous avons besoin d'une nouvelle géographie des secteurs sauvegardés, qui prenne mieux en compte l'évolution des territoires, en particulier des villes moyennes qui connaissent un déclin alarmant. L'actuelle géographie de la « loi Malraux » compte une centaine de secteurs : c'est peu, mais c'est parce que les conditions d'entrée sont strictes, parce que le coût des études est élevé. Qu'en sera-t-il avec les PLU patrimoniaux ? L'État peut-il élaborer une nouvelle géographie de sauvegarde ? Je crois que c'est nécessaire, et urgent. Nécessaire, parce que certains secteurs, qui ont sauvegardé leur patrimoine, ont su en faire un levier de développement et s'en sortir : faut-il continuer à les soutenir, alors que les moyens manquent ailleurs ? Regardez ce qui se passe dans les villes moyennes en plein déclin : nous en comptons dix-huit en région Centre, des villes qui « décrochent », où les commerçants baissent le rideau et où les biens immobiliers ne se vendent plus... Le géographe Laurent Davezies décrit très bien comment l'État accompagne l'écart croissant entre les métropoles qui gagnent et les territoires qui perdent, il a donné ce titre à son livre qui doit nous alerter : La crise qui vient. Il faut y prêter une très grande attention : la crise frappe de plein fouet ces villes moyennes qui perdent leur économie, leur démographie. L'État ne fait qu'accentuer la fracture en y supprimant des services publics, ici un palais de justice, là un hôpital ou une perception. Nous courons à la catastrophe, le vote extrémiste accompagne inexorablement la désespérance, et c'est à cette échelle que nous devons placer les politiques de sauvegarde du patrimoine, parce que le patrimoine se situe souvent dans ces petites villes qui décrochent. Si on ne fait rien pour le sauver, elles couleront avec lui. Au fond, c'est le second volet de la politique de la ville : il faut intervenir dans les quartiers difficiles, nous le faisons depuis des décennies et je me souviens très précisément de ce que nous avons initié lorsque j'ai été le premier délégué interministériel à la ville en 1988, mais il faut aussi aller dans ces villes moyennes qui décrochent. Les enjeux n'y sont pas moins importants ! On parle de mille quartiers dans le nouveau programme national de requalification des quartiers anciens dégradés (PNRQAD), mettons-y 150 quartiers de ces villes moyennes, c'est urgent.

Ensuite, il faut trouver les mécanismes juridiques pour que la politique de sauvegarde du patrimoine et le développement social urbain aillent de pair, dans le cadre du PLU patrimonial, en laissant suffisamment de souplesse au projet local, tout en tenant les objectifs de politique nationale. Les schémas régionaux d'aménagement du territoire (SRAT) font intervenir le Conseil d'État, c'est son rôle de veiller à la conformité des prescriptions d'un certain niveau figurant dans ces documents de planification décentralisée ; pourquoi ne pas s'en inspirer pour les PLU patrimoniaux ? Cela rassurerait les professionnels du patrimoine, tout en laissant aux élus locaux la possibilité de mettre en oeuvre leur politique de développement local.

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