Nous examinons le projet de loi dans une certaine urgence : il nous a été transmis par l'Assemblée nationale le 30 avril seulement ; mais cette urgence est dictée par la réalité du terrain et les nombreux risques auxquels sont exposés nos marins.
Il y a une dizaine de jours encore, quelques heures avant l'adoption de ce projet de loi par les députés, à l'unanimité, l'attaque du tanker SP Brussels au large des côtes nigérianes a fait trois morts, deux assaillants et un marin. À bord se trouvaient pourtant deux gardes armés, visiblement en nombre insuffisant par rapport à la taille et à la configuration du navire. Ce tanker avait lui-même déjà été attaqué le 17 décembre 2012 et cinq de ses marins pris en otages, finalement libérés un mois plus tard.
Il y a urgence à légiférer sur cette question, pour protéger les hommes et pour préserver nos activités économiques maritimes. Car il ne s'agit pas d'un cas isolé, loin de là ! Le Bureau maritime international (BMI) a comptabilisé 264 attaques en 2013 et déjà 72 pour le début de l'année 2014. Les pirates sont toujours mieux équipés et plus audacieux ; ils mènent une véritable guerre, n'hésitant pas à retenir en otage et à torturer des équipages pour obtenir des rançons. Pour l'année 2013, on dénombre 304 membres d'équipages pris en otages, 36 kidnappings, un mort et un porté disparu.
L'organisation non-gouvernementale One Earth Future a estimé fin 2010 que l'impact économique global de la piraterie atteignait entre 5 et 12 milliards de dollars par an ! Armateurs de France nous a communiqué hier des chiffres pour 2013 : 3 milliards de dollars dans la zone somalienne, en diminution de 50 % depuis 2012 grâce à la forte mobilisation internationale, mais une augmentation dans le Golfe de Guinée, à près de 700 millions. Les armateurs supporteraient 80 % des coûts directs. La moitié concerne les dépenses de carburant dues à l'accélération de la vitesse dans les zones à risques. Plus de 500 millions de dollars sont dépensés en formation des équipages, primes, mise en place des Best management practices de l'Organisation maritime internationale. Les coûts d'assurances représentent environ 300 millions de dollars. Le solde, 700 millions de dollars, recouvre les déroutements pour éviter les zones dangereuses, les compensations au personnel navigant et les rançons.
Les contours de la piraterie maritime sont fluctuants et en constante évolution. Le nombre des attaques baisse dans le détroit de Malacca et au large de la Somalie, mais la menace croît fortement dans d'autres zones telles que le golfe de Guinée, en particulier au large du Nigéria. Les attaques y sont très violentes et visent à saccager et à piller les navires. Contrairement à la Somalie, il ne s'agit pas d'enlever des otages pour obtenir une rançon : la vie humaine y a moins de valeur...
La protection des navires battant pavillon français est une mission dont la Marine nationale s'acquitte fort bien et depuis très longtemps. Elle le fait aujourd'hui dans le cadre de coalitions internationales, comme l'opération Atalante sous le drapeau de l'Union européenne dans le golfe d'Aden. Depuis l'attaque du Ponant et de thoniers tricolores dans l'océan Indien en 2008, la Marine met également des équipes de protection embarquées (EPE) à disposition des navires français qui transitent dans une zone à risque. Ces équipes ont été déployées 93 fois depuis 2009 et ont repoussé quinze attaques, sans perte ni blessé. La qualité de ce dispositif, essentiellement dissuasif, est reconnue dans le monde entier. Mais la Marine ne peut pas tout. En raison de ses moyens et de ses effectifs, mais aussi de délais logistiques et diplomatiques, elle n'honore que 70 % des 25 à 35 demandes reçues chaque année. Or la protection tend à devenir un facteur essentiel de compétitivité. Les compagnies maritimes françaises perdent des marchés faute de pouvoir garantir systématiquement la protection des navires, des équipages et des cargaisons. La protection, sur certains pavillons, apparaît plus étoffée. L'armateur danois Maersk a interdit à sa filiale française de prendre part à certains marchés, du fait de l'aléa que représente aujourd'hui l'absence de protection des navires français : la perte est évaluée à 15% des rotations ! Cette incertitude alimente le dépavillonnement.
Tous les pays d'Europe ont adapté leur législation pour autoriser l'embarquement de gardes armés privés. Nous sommes les derniers, avec les Pays-Bas, à ne pas offrir cette possibilité. Certes, les armateurs français ont eux-mêmes longtemps été réticents à embarquer du personnel armé. Les débats sur le « mercenariat » des sociétés militaires privées à la fin des années 2000 ont alimenté les crispations. Mais les compagnies françaises aujourd'hui n'ont plus le choix.
Il est devenu impératif d'adapter le cadre juridique, qui en l'état empêche l'émergence de prestataires nationaux et pose des problèmes de responsabilité. Il ne s'agit ni d'abdiquer un élément de souveraineté au profit du secteur privé, ni de privatiser nos forces armées. La Marine n'envisage nullement de réduire son effort en matière d'EPE. L'offre privée ne se substitue pas à l'offre publique, elle la complète.
Le projet de loi repose sur deux piliers : un encadrement strict de l'activité de protection des navires et un contrôle approfondi des intervenants. Le texte donne une définition claire de l'activité visée, cantonnée aux eaux extraterritoriales, dans certaines zones à risque fixées par arrêté du Premier ministre, et limitée à des navires éligibles. La menace visée recouvre toute menace extérieure, y compris terroriste. Les gardes armés seront à bord du navire, le système d'escorte étant jugé moins efficace. Des règles strictes sont prévues en matière d'utilisation des armes, l'usage de la force armée devant rester une prérogative exclusive de l'État : ainsi, les conditions d'ouverture du feu sont limitées à la seule légitime défense au sens du code pénal.
À la différence du modèle anglo-saxon fondé sur l'autorégulation, le projet de loi prévoit un encadrement et un contrôle rigoureux par l'État. Encadrement de l'accès au secteur, par la mise en place d'un agrément administratif et d'une certification des entreprises. Professionnalisation, puisque gérants et dirigeants devront être titulaires d'une autorisation d'exercer et les agents, d'une carte professionnelle, pour attester de leur honorabilité, leurs compétences et leurs aptitudes maritimes. Les catégories d'armes et de munitions autorisées sont strictement définies, ainsi que les conditions dans lesquelles elles sont acquises, détenues, embarquées et stockées à bord. Enfin un régime de contrôle administratif est instauré sur le territoire national et à bord des navires ; le suivi des activités et des agents sera régulier avec, par exemple, l'obligation de signaler l'embarquement et le débarquement d'une équipe, de déclarer les incidents survenus à bord ou encore de tenir un registre de l'activité.
En pratique, le pivot du dispositif sera le Conseil national des activités privées de sécurité (Cnaps) qui s'occupe déjà, sous tutelle du ministère de l'intérieur, de la régulation des autres activités de sécurité privée. Cela me paraît une mesure de bonne gestion.
Le projet de loi comprend, à l'issue de son examen par l'Assemblée nationale, six titres et 43 articles. L'article unique du titre Ier définit et autorise l'activité privée de protection des navires. Le titre II est relatif aux conditions d'exercice de l'activité privée de protection des navires, le III porte sur les modalités d'exercice de cette activité, le IV traite du contrôle administratif, le IV définit les sanctions disciplinaires et pénales. Le titre VI, enfin, prévoit l'application outre-mer.
Nous avons délégué à la commission des lois l'examen de dispositions qui s'inspirent largement du code de la sécurité intérieure. Je salue le travail de codification de nos collègues, grâce auquel le texte distingue désormais plus clairement ce qui relève des spécificités de la protection des navires, figurant dans le code des transports, et ce qui relève de la régulation classique d'une activité de sécurité privée, figurant dans le code de la sécurité intérieure. Le projet de loi initial n'était, lui, pas du tout codifié, compte tenu peut-être de la spécificité de la protection des navires, et de la difficulté à la rattacher à l'un ou l'autre de ces deux codes.
Quant à moi je ne vous proposerai pas de modifications de fond. L'équilibre dégagé par l'Assemblée nationale ménage à la fois les impératifs de sécurité, les intérêts économiques et la nécessité du contrôle par l'État sur une activité qui s'exercera au loin. Toutes les parties que j'ai entendues réclament une adoption du texte sans modification, le plus rapidement possible. L'administration m'assure que les décrets d'application seront prêts à temps. Ils font l'objet d'une concertation avec les professionnels depuis le mois de janvier. Ils pourraient être adoptés d'ici deux mois.
Les quelques amendements que je propose tendent à perfectionner juridiquement le texte, non à perturber le consensus actuel. Il s'agit notamment de supprimer la liste de non-éligibilité des navires - une précaution superflue - et de clarifier les conditions d'usage de la force armée dans le cadre de la légitime défense. La formulation actuelle laisse en effet subsister une ambiguïté. Les autres modifications sont de clarification et de cohérence.
Je remercie à nouveau la commission des lois et son rapporteur Alain Richard, pour leur très utile contribution et l'excellent climat de coopération qui a régné entre nous.
Cette future loi ne résoudra pas tous les problèmes, ne serait-ce que parce qu'elle est inopérante dans les eaux territoriales des États souverains, comme le Nigeria, où la majeure partie des actes de piraterie a lieu dès la sortie du port. Mais la fonction première de ce dispositif est la dissuasion. Chaque jour compte. Adoptons le texte rapidement et le monde entier saura que la flotte française reste l'une des plus sûres au monde, grâce aux équipes de la Marine nationale et à nos gardes armés.