… fît l’objet, en application de l’article 30 du règlement du Sénat, d’une demande de discussion immédiate.
C’est ainsi que le 7 novembre 2000 fut adoptée, tard dans la nuit, la proposition de loi de MM. Jacques Pelletier, Robert Bret, Jean-Claude Gaudin, Bernard Piras, Michel Mercier et Jacques Oudin relative à la reconnaissance du génocide arménien de 1915.
Le texte adopté par le Sénat, identique, je le répète, à celui qu’avait adopté l’Assemblée nationale mais enregistré dans une proposition de loi nouvelle, dut à nouveau être examiné par l’Assemblée nationale. Le 18 janvier 2001, le groupe UDF ayant saisi l’occasion d’une séance d’initiative parlementaire dont il disposait, nos collègues députés adoptaient, une nouvelle fois à l’unanimité, et définitivement, la proposition de loi précédemment votée par le Sénat.
Elle fut promulguée le 29 janvier 2001 : la France reconnaissait enfin publiquement, par la loi, le génocide arménien de 1915.
Mes chers collègues, je me suis attardé quelques instants sur ce parcours législatif difficile pour rappeler à la représentation nationale que, plus de quatre-vingt-cinq ans après le début des massacres des Arméniens ottomans, la reconnaissance législative par la France du génocide arménien fut jonchée d’obstacles et assortie de pressions de toutes sortes, internes et externes.
Déjà, à l’époque, les parlementaires étaient accusés de jouer le rôle des historiens. Déjà, à l’époque, la Turquie menaçait plus ou moins ouvertement la France de représailles économiques et diplomatiques. C’est grâce à un consensus émanent des parlementaires issus de tous les groupes politiques que nous avons ainsi pu honorer la mémoire du peuple arménien en lui rendant symboliquement la part de lui-même qui lui avait été arrachée de manière épouvantable en 1915.
Bien que tardive, la reconnaissance par la France du génocide arménien ne fut pourtant pas un acte isolé. Cette reconnaissance s’est inscrite dans la logique des institutions internationales et européennes en rejoignant plusieurs États déjà engagés dans cette voie.
Le 29 août 1985, un rapport adopté par l’Organisation des Nations unies classe le génocide arménien parmi d’autres génocides du XXe siècle.
Le 18 juin 1987, le Parlement européen adopte une résolution sur une solution politique de la question arménienne affirmant que « les événements tragiques qui se sont déroulés en 1915-1917 contre les Arméniens établis sur le territoire de l’Empire ottoman constituent un génocide au sens de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, adoptée par l’Assemblée générale de l’ONU, le 9 décembre 1948 ».
Dans cette même résolution, le Parlement européen reconnaît cependant que « la Turquie actuelle ne saurait être tenue pour responsable du drame vécu par les Arméniens de l’Empire ottoman et souligne avec force que la reconnaissance de ces événements historiques en tant que génocide ne peut donner lieu à aucune revendication d’ordre politique, juridique ou matérielle à l’adresse de la Turquie d’aujourd’hui ».
Le 24 avril 1998, par une déclaration écrite engageant cinquante et un signataires, l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe reconnaît que « le 24 avril 1915 a marqué le début de l’exécution du plan visant à l’extermination des Arméniens vivant dans l’Empire ottoman ».
Parmi les États ayant reconnu le génocide arménien comme une réalité historique, il faut citer l’Uruguay, dès 1965, la Russie et la Bulgarie, en 1995, le Liban, en 2000, la Suisse, en 2003, et l’Argentine, en 2004. Au sein de l’Union européenne, le génocide arménien a été officiellement reconnu par la Grèce le 25 avril 1996, par la Belgique le 26 mars 1998, par l’Italie et la Suède en 2000, par la Slovaquie et les Pays-Bas en 2004. Les parlements de l’Ontario, du Québec, de Nouvelle-Galles du Sud ont également reconnu le génocide du peuple arménien.
Non, mes chers collègues, la loi française du 29 janvier 2001 n’est pas une anomalie et, partout dans le monde, des États libres et indépendants ont rendu hommage à la mémoire du peuple arménien en rendant aux victimes du génocide et à leurs descendants la dignité qui leur est due.
La diffusion, le 20 avril dernier, sur la chaîne franco-allemande Arte du remarquable documentaire Aghet – la catastrophe, en arménien – est venue nous rappeler l’horreur des massacres subis par les populations arméniennes ottomanes.
Arrachés à leur foyer, hommes, femmes et enfants furent déportés sur les routes de Syrie et de la steppe mésopotamienne. Torturés, affamés, mutilés, violés, près d’un million cinq cent mille Arméniens furent assassinés en exécution d’un plan élaboré par le gouvernement Jeune-Turc. Depuis Constantinople jusqu’aux rives de l’Euphrate, les corps sans vie des Arméniens étaient abandonnés sans sépulture le long des routes.
C’est cela, mes chers collègues, le génocide arménien de 1915, l’une des plus grandes tragédies de l’histoire humaine, l’extermination planifiée d’une minorité par des procédés barbares employés au nom d’une idéologie nationaliste et raciste, le panturquisme.
Malgré les innombrables preuves irréfutables fournies par les archives diplomatiques allemandes et américaines sur cette horreur que fut le génocide des Arméniens, la Turquie refuse depuis quatre-vingt-seize ans d’ouvrir les yeux sur son passé, réclamant des preuves supplémentaires pour attester la véracité d’un génocide qui ne fait pourtant pas l’ombre d’un doute chez les historiens.
Alors oui, je le regrette, mais les autorités turques se sont enfermées dans un négationnisme d’État.
Les pressions exercées par la Turquie à chaque fois qu’un État a voulu reconnaître officiellement, par la loi ou par un autre moyen, le génocide arménien sont connues.
Le Congrès américain dut renoncer en 2007 au vote d’une résolution reconnaissant le génocide arménien. M. Barack Obama, alors sénateur, était favorable au vote de ce texte, mais le gouvernement américain y renonça pour préserver l’accès à ses bases militaires implantées en Turquie d’où décollaient des avions militaires en partance pour l’Irak et l’Afghanistan.
La France elle-même, comme en 2001 et en 2006, est à nouveau sujette à une forme de chantage ainsi qu’à des menaces à peine voilées de la part de la Turquie.
« Lorsque je me penche sur les études et recherches historiques, je m’aperçois qu’il n’y a pas eu génocide ». « Donc, j’en appelle à tous les sénateurs et les mets en garde : si ce sujet revenait sur le tapis, cela porterait atteinte à nos bonnes relations et provoquerait un dommage durable ! ». Ce sont, mes chers collègues, les mots prononcés le 6 avril dernier par M. Egemen Bagis, ministre d’État et négociateur en chef de la Turquie pour l’adhésion à l’Union européenne, lors de son audition par la commission des affaires européennes et la commission des affaires étrangères du Sénat.
Malgré cela, le peuple turc, tenu dans l’ignorance de l’histoire de son pays depuis des dizaines d’années, commence à s’éveiller.
Le 19 janvier 2007, le journaliste turco-arménien Hrant Dink, qui n’avait cessé d’attirer l’attention sur le génocide arménien de 1915, est assassiné en pleine rue à Istanbul. L’auteur de ce crime, un jeune homme de dix-sept ans, justifie son acte en arguant que Hrant Dink avait offensé l’honneur du peuple turc ; il n’a jamais été condamné.
Pourtant, depuis l’assassinat de ce journaliste, de plus en plus de citoyens turcs exigent qu’un débat public fasse enfin toute la lumière sur le génocide. Il aura fallu que ce journaliste soit assassiné pour que le sujet devienne public et soit débattu comme il ne l’a jamais été auparavant. Après l’assassinat, 200 000 Turcs sont descendus dans la rue pour participer à une des plus grandes manifestations qu’ait connues le pays, par solidarité avec le journaliste et les Arméniens, et pour que la vérité soit faite.
En France et en Europe, les thèses négationnistes sont propagées notamment par des groupuscules d’extrême droite. Nous avons tous en mémoire la manifestation, à Lyon, le 18 mars 2006, organisée contre le Mémorial du génocide arménien en construction.
Plus récemment, lors du dernier Salon du livre de Paris, au stand du ministère de la culture et du tourisme turc a été distribué gratuitement un ouvrage édité par ses soins et intitulé Esquisse de 2 000 ans d’histoire de la Turquie. Au fil des pages, le génocide des Arméniens est ouvertement nié et l’histoire totalement falsifiée.
Sur Internet, bien entendu, les sites faisant la promotion des thèses négationnistes pullulent. Ainsi le génocide des Arméniens est-il fréquemment remis en cause via des sites, blogs, forums et autres groupes sur les réseaux sociaux tels que Facebook.
Si la loi de 2001 représente une victoire pour la mémoire des victimes, un important travail législatif reste à accomplir pour tirer toutes les conséquences de la loi portant reconnaissance du génocide arménien.
Il convient notamment d’intégrer dans notre droit pénal la négation de ce crime contre l’humanité que constitue le génocide arménien de 1915. En effet, son caractère déclaratif prive la loi actuelle de toute effectivité. En l’absence d’un complément de valeur normative, elle reste symbolique et ne permet pas de lutter contre la négation du génocide arménien.
La proposition de loi tendant à réprimer la contestation de l’existence du génocide arménien que j’ai l’honneur de vous présenter et qui est cosignée par trente de mes collègues socialistes, est strictement identique en ses trois articles à celle qui a été adoptée de manière consensuelle par l’Assemblée nationale le 12 octobre 2006.
Après cinq années de blocage de la part du Gouvernement et de la conférence des présidents du Sénat, Mme Martine Aubry a souhaité que le groupe socialiste du Sénat se serve de l’une de ses niches pour inscrire ce texte à l’ordre du jour de notre assemblée et relancer ainsi la navette parlementaire, afin d’aboutir au vote définitif d’une loi pénalisant la contestation de l’existence du génocide arménien.
Certains ont cru bon de communiquer sur ce qu’ils ont considéré comme une manœuvre dilatoire, voire « hypocrite » comme j’ai pu le lire, pour faire passer des messages politiques à nos compatriotes d’origine arménienne.
Mes chers collègues, le seul message que je veux faire passer à la communauté arménienne est le suivant : assez avec le négationnisme ! Tolérer le négationnisme, c’est « assassiner une seconde fois » les victimes, selon les mots d’Elie Wiesel. Je n’ai aucun autre message politique que celui-là et, sur un sujet aussi douloureux, il me semble que les petites polémiques politiciennes n’ont pas lieu d’être.
La présente proposition de loi est donc justifiée par la nécessité de rendre applicable la loi de 2001 en la dotant d’un contenu normatif, afin de combler ainsi une lacune de notre législation. En effet, les instruments juridiques actuels ne permettent pas de sanctionner les négations du génocide arménien.
Ni les dispositions de l’article 24 bis de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, ni celles de son article 24, qui sanctionnent l’apologie de crimes contre l’humanité, ni l’action civile sur le fondement de l’article 1382 du code civil, ne revêtent le caractère exemplaire et préventif de la sanction pénale.
L’article 1er du texte vise donc à compléter la loi du 29 janvier 2001 relative à la reconnaissance du génocide arménien de 1915. Il prévoit la pénalisation de la négation du génocide arménien et punit d’un an d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende ceux qui auront contesté l’existence du génocide arménien par un des moyens énoncés à l’article 23 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse.
En l’état actuel de notre droit, deux génocides sont reconnus par la loi française : la Shoah et le génocide arménien. Or seule la négation de l’Holocauste est punie par la loi.
Cette hiérarchisation malsaine des crimes contre l’humanité en fonction de la réponse pénale à leur contestation n’est pas acceptable.
Nous vous proposons donc de sanctionner la contestation de l’existence du génocide arménien par un délit puni des peines applicables à la négation de la Shoah. C’est l’objet de l’article 1er.
L’article 2 permet aux associations de défense des intérêts moraux et de l’honneur des victimes du génocide arménien d’exercer les droits reconnus à la partie civile.
L’article 3 procède à la correction d’un oubli de coordination dans l’article 24 bis de la loi de 1881 sur la liberté de la presse.
Les objections soulevées par la commission des lois du Sénat contre ce texte ne sont pas nouvelles : ce sont peu ou prou les mêmes que celles qui ont été soulevées lors du vote, consensuel, je le répète, de ce texte par nos collègues députés, le 12 octobre 2006.
Cette proposition de loi serait, nous dit-on, de nature à compromettre les relations entre la Turquie et l’Arménie. Ces relations sont malheureusement réduites à leur plus simple expression. Les protocoles de Zurich signés entre la Turquie et l’Arménie en octobre 2009 n’ont pas été ratifiés et la frontière entre les deux pays reste fermée…
La question du Haut-Karabagh, malgré les efforts de la France, de la Russie et des États-Unis au sein du groupe de Minsk, n’a toujours pas trouvé d’issue diplomatique satisfaisante et a malheureusement été instrumentalisée aux dépens du rapprochement arméno-turc.
La principale critique avancée contre cette proposition de loi est qu’elle constituerait une intervention contestable du législateur dans le champ de la recherche scientifique et historique.
Il me semble au contraire, mes chers collègues, que le Parlement est parfaitement légitime dans son intervention lorsqu’il entend défendre les valeurs de la République, au premier rang desquelles figure la dignité humaine.
J’ajoute que le vote de la loi de 2001 a d’ores et déjà tranché le débat sur l’histoire et la mémoire pour ce qui est du génocide arménien. Le présent texte ne fait que tirer les conséquences logiques de la loi reconnaissant le génocide arménien.
La loi de 2001 reconnaissait l’existence officielle du génocide arménien. La présente proposition de loi sanctionne pénalement la contestation de ce crime contre l’humanité.
Il ressort du rapport rendu au nom de la commission des lois par son président, M. Jean-Jacques Hyest, que ce texte serait entaché de plusieurs motifs d’inconstitutionnalité.