Séance en hémicycle du 4 mai 2011 à 14h30

Résumé de la séance

Les mots clés de cette séance

  • arménien
  • arménienne
  • crime
  • expulsion
  • génocide
  • génocide arménien
  • logement
  • l’existence
  • reconnaissance

La séance

Source

La séance est ouverte à quatorze heures trente.

Debut de section - PermalienPhoto de Jean-Léonce Dupont

Le compte rendu analytique de la précédente séance a été distribué.

Il n’y a pas d’observation ?…

Le procès-verbal est adopté sous les réserves d’usage.

Debut de section - PermalienPhoto de Jean-Léonce Dupont

J’informe le Sénat que la commission mixte paritaire chargée de proposer un texte sur les dispositions restant en discussion de la proposition de loi relative au prix du livre numérique est parvenue à l’adoption d’un texte commun.

Debut de section - PermalienPhoto de Jean-Léonce Dupont

L’ordre du jour appelle la discussion de la proposition de loi tendant à réprimer la contestation de l’existence du génocide arménien (proposition n° 607, 2009-2010 ; rapport n° 429).

Dans la discussion générale, la parole est à M. Serge Lagauche, auteur de la proposition de loi.

Debut de section - PermalienPhoto de Serge Lagauche

Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, le 13 mai 1998, M. Didier Migaud et les membres du groupe socialiste déposaient à l’Assemblée nationale une proposition de loi relative à la reconnaissance du génocide arménien de 1915. Ainsi commençait le parcours législatif chaotique de ce qui deviendra la loi du 29 janvier 2001, par laquelle « La France reconnaît publiquement le génocide arménien de 1915 ».

Notre collègue député René Rouquet concluait alors ainsi son rapport, rendu au nom de la commission des affaires étrangères : en reconnaissant le génocide arménien, « la France n’agit nullement contre la Turquie, pays avec lequel elle entretient une amitié traditionnelle fondée sur des liens très anciens. Bien au contraire, la France souhaite participer à l’établissement d’une paix durable entre Turcs et Arméniens, paix qui, selon elle, ne peut s’établir que sur des fondements solides et non sur l’occultation de l’histoire qui pèse lourdement sur toute démocratie ».

Parcours législatif chaotique, vous disais-je. Adoptée le 29 mai 1998 à l’unanimité par l’Assemblée nationale, malgré les réserves du Gouvernement, la proposition de loi relative à la reconnaissance du génocide arménien fut ensuite transmise au Sénat dont la conférence des présidents, appuyée en cela par le Gouvernement d’alors, disons-le, a longtemps refusé l’inscription à l’ordre du jour de la Haute Assemblée.

Il fallut attendre la séance du 7 novembre 2000 pour que, sous l’impulsion décisive du président Jean-Claude Gaudin et de notre collègue Bernard Piras, une proposition de loi relative à la reconnaissance du génocide arménien, strictement identique à celle qui avait été adoptée trois ans plus tôt par l’Assemblée nationale, et cosignée par des sénateurs issus de tous les groupes politiques, dont vous, monsieur le garde des sceaux, …

Debut de section - Permalien
Michel Mercier, garde des sceaux, ministre de la justice et des libertés

Tout à fait !

Debut de section - PermalienPhoto de Serge Lagauche

… fît l’objet, en application de l’article 30 du règlement du Sénat, d’une demande de discussion immédiate.

C’est ainsi que le 7 novembre 2000 fut adoptée, tard dans la nuit, la proposition de loi de MM. Jacques Pelletier, Robert Bret, Jean-Claude Gaudin, Bernard Piras, Michel Mercier et Jacques Oudin relative à la reconnaissance du génocide arménien de 1915.

Le texte adopté par le Sénat, identique, je le répète, à celui qu’avait adopté l’Assemblée nationale mais enregistré dans une proposition de loi nouvelle, dut à nouveau être examiné par l’Assemblée nationale. Le 18 janvier 2001, le groupe UDF ayant saisi l’occasion d’une séance d’initiative parlementaire dont il disposait, nos collègues députés adoptaient, une nouvelle fois à l’unanimité, et définitivement, la proposition de loi précédemment votée par le Sénat.

Elle fut promulguée le 29 janvier 2001 : la France reconnaissait enfin publiquement, par la loi, le génocide arménien de 1915.

Mes chers collègues, je me suis attardé quelques instants sur ce parcours législatif difficile pour rappeler à la représentation nationale que, plus de quatre-vingt-cinq ans après le début des massacres des Arméniens ottomans, la reconnaissance législative par la France du génocide arménien fut jonchée d’obstacles et assortie de pressions de toutes sortes, internes et externes.

Déjà, à l’époque, les parlementaires étaient accusés de jouer le rôle des historiens. Déjà, à l’époque, la Turquie menaçait plus ou moins ouvertement la France de représailles économiques et diplomatiques. C’est grâce à un consensus émanent des parlementaires issus de tous les groupes politiques que nous avons ainsi pu honorer la mémoire du peuple arménien en lui rendant symboliquement la part de lui-même qui lui avait été arrachée de manière épouvantable en 1915.

Bien que tardive, la reconnaissance par la France du génocide arménien ne fut pourtant pas un acte isolé. Cette reconnaissance s’est inscrite dans la logique des institutions internationales et européennes en rejoignant plusieurs États déjà engagés dans cette voie.

Le 29 août 1985, un rapport adopté par l’Organisation des Nations unies classe le génocide arménien parmi d’autres génocides du XXe siècle.

Le 18 juin 1987, le Parlement européen adopte une résolution sur une solution politique de la question arménienne affirmant que « les événements tragiques qui se sont déroulés en 1915-1917 contre les Arméniens établis sur le territoire de l’Empire ottoman constituent un génocide au sens de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, adoptée par l’Assemblée générale de l’ONU, le 9 décembre 1948 ».

Dans cette même résolution, le Parlement européen reconnaît cependant que « la Turquie actuelle ne saurait être tenue pour responsable du drame vécu par les Arméniens de l’Empire ottoman et souligne avec force que la reconnaissance de ces événements historiques en tant que génocide ne peut donner lieu à aucune revendication d’ordre politique, juridique ou matérielle à l’adresse de la Turquie d’aujourd’hui ».

Le 24 avril 1998, par une déclaration écrite engageant cinquante et un signataires, l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe reconnaît que « le 24 avril 1915 a marqué le début de l’exécution du plan visant à l’extermination des Arméniens vivant dans l’Empire ottoman ».

Parmi les États ayant reconnu le génocide arménien comme une réalité historique, il faut citer l’Uruguay, dès 1965, la Russie et la Bulgarie, en 1995, le Liban, en 2000, la Suisse, en 2003, et l’Argentine, en 2004. Au sein de l’Union européenne, le génocide arménien a été officiellement reconnu par la Grèce le 25 avril 1996, par la Belgique le 26 mars 1998, par l’Italie et la Suède en 2000, par la Slovaquie et les Pays-Bas en 2004. Les parlements de l’Ontario, du Québec, de Nouvelle-Galles du Sud ont également reconnu le génocide du peuple arménien.

Non, mes chers collègues, la loi française du 29 janvier 2001 n’est pas une anomalie et, partout dans le monde, des États libres et indépendants ont rendu hommage à la mémoire du peuple arménien en rendant aux victimes du génocide et à leurs descendants la dignité qui leur est due.

La diffusion, le 20 avril dernier, sur la chaîne franco-allemande Arte du remarquable documentaire Aghet – la catastrophe, en arménien – est venue nous rappeler l’horreur des massacres subis par les populations arméniennes ottomanes.

Arrachés à leur foyer, hommes, femmes et enfants furent déportés sur les routes de Syrie et de la steppe mésopotamienne. Torturés, affamés, mutilés, violés, près d’un million cinq cent mille Arméniens furent assassinés en exécution d’un plan élaboré par le gouvernement Jeune-Turc. Depuis Constantinople jusqu’aux rives de l’Euphrate, les corps sans vie des Arméniens étaient abandonnés sans sépulture le long des routes.

C’est cela, mes chers collègues, le génocide arménien de 1915, l’une des plus grandes tragédies de l’histoire humaine, l’extermination planifiée d’une minorité par des procédés barbares employés au nom d’une idéologie nationaliste et raciste, le panturquisme.

Malgré les innombrables preuves irréfutables fournies par les archives diplomatiques allemandes et américaines sur cette horreur que fut le génocide des Arméniens, la Turquie refuse depuis quatre-vingt-seize ans d’ouvrir les yeux sur son passé, réclamant des preuves supplémentaires pour attester la véracité d’un génocide qui ne fait pourtant pas l’ombre d’un doute chez les historiens.

Alors oui, je le regrette, mais les autorités turques se sont enfermées dans un négationnisme d’État.

Les pressions exercées par la Turquie à chaque fois qu’un État a voulu reconnaître officiellement, par la loi ou par un autre moyen, le génocide arménien sont connues.

Le Congrès américain dut renoncer en 2007 au vote d’une résolution reconnaissant le génocide arménien. M. Barack Obama, alors sénateur, était favorable au vote de ce texte, mais le gouvernement américain y renonça pour préserver l’accès à ses bases militaires implantées en Turquie d’où décollaient des avions militaires en partance pour l’Irak et l’Afghanistan.

La France elle-même, comme en 2001 et en 2006, est à nouveau sujette à une forme de chantage ainsi qu’à des menaces à peine voilées de la part de la Turquie.

« Lorsque je me penche sur les études et recherches historiques, je m’aperçois qu’il n’y a pas eu génocide ». « Donc, j’en appelle à tous les sénateurs et les mets en garde : si ce sujet revenait sur le tapis, cela porterait atteinte à nos bonnes relations et provoquerait un dommage durable ! ». Ce sont, mes chers collègues, les mots prononcés le 6 avril dernier par M. Egemen Bagis, ministre d’État et négociateur en chef de la Turquie pour l’adhésion à l’Union européenne, lors de son audition par la commission des affaires européennes et la commission des affaires étrangères du Sénat.

Malgré cela, le peuple turc, tenu dans l’ignorance de l’histoire de son pays depuis des dizaines d’années, commence à s’éveiller.

Le 19 janvier 2007, le journaliste turco-arménien Hrant Dink, qui n’avait cessé d’attirer l’attention sur le génocide arménien de 1915, est assassiné en pleine rue à Istanbul. L’auteur de ce crime, un jeune homme de dix-sept ans, justifie son acte en arguant que Hrant Dink avait offensé l’honneur du peuple turc ; il n’a jamais été condamné.

Pourtant, depuis l’assassinat de ce journaliste, de plus en plus de citoyens turcs exigent qu’un débat public fasse enfin toute la lumière sur le génocide. Il aura fallu que ce journaliste soit assassiné pour que le sujet devienne public et soit débattu comme il ne l’a jamais été auparavant. Après l’assassinat, 200 000 Turcs sont descendus dans la rue pour participer à une des plus grandes manifestations qu’ait connues le pays, par solidarité avec le journaliste et les Arméniens, et pour que la vérité soit faite.

En France et en Europe, les thèses négationnistes sont propagées notamment par des groupuscules d’extrême droite. Nous avons tous en mémoire la manifestation, à Lyon, le 18 mars 2006, organisée contre le Mémorial du génocide arménien en construction.

Plus récemment, lors du dernier Salon du livre de Paris, au stand du ministère de la culture et du tourisme turc a été distribué gratuitement un ouvrage édité par ses soins et intitulé Esquisse de 2 000 ans d’histoire de la Turquie. Au fil des pages, le génocide des Arméniens est ouvertement nié et l’histoire totalement falsifiée.

Sur Internet, bien entendu, les sites faisant la promotion des thèses négationnistes pullulent. Ainsi le génocide des Arméniens est-il fréquemment remis en cause via des sites, blogs, forums et autres groupes sur les réseaux sociaux tels que Facebook.

Si la loi de 2001 représente une victoire pour la mémoire des victimes, un important travail législatif reste à accomplir pour tirer toutes les conséquences de la loi portant reconnaissance du génocide arménien.

Il convient notamment d’intégrer dans notre droit pénal la négation de ce crime contre l’humanité que constitue le génocide arménien de 1915. En effet, son caractère déclaratif prive la loi actuelle de toute effectivité. En l’absence d’un complément de valeur normative, elle reste symbolique et ne permet pas de lutter contre la négation du génocide arménien.

La proposition de loi tendant à réprimer la contestation de l’existence du génocide arménien que j’ai l’honneur de vous présenter et qui est cosignée par trente de mes collègues socialistes, est strictement identique en ses trois articles à celle qui a été adoptée de manière consensuelle par l’Assemblée nationale le 12 octobre 2006.

Après cinq années de blocage de la part du Gouvernement et de la conférence des présidents du Sénat, Mme Martine Aubry a souhaité que le groupe socialiste du Sénat se serve de l’une de ses niches pour inscrire ce texte à l’ordre du jour de notre assemblée et relancer ainsi la navette parlementaire, afin d’aboutir au vote définitif d’une loi pénalisant la contestation de l’existence du génocide arménien.

Certains ont cru bon de communiquer sur ce qu’ils ont considéré comme une manœuvre dilatoire, voire « hypocrite » comme j’ai pu le lire, pour faire passer des messages politiques à nos compatriotes d’origine arménienne.

Mes chers collègues, le seul message que je veux faire passer à la communauté arménienne est le suivant : assez avec le négationnisme ! Tolérer le négationnisme, c’est « assassiner une seconde fois » les victimes, selon les mots d’Elie Wiesel. Je n’ai aucun autre message politique que celui-là et, sur un sujet aussi douloureux, il me semble que les petites polémiques politiciennes n’ont pas lieu d’être.

La présente proposition de loi est donc justifiée par la nécessité de rendre applicable la loi de 2001 en la dotant d’un contenu normatif, afin de combler ainsi une lacune de notre législation. En effet, les instruments juridiques actuels ne permettent pas de sanctionner les négations du génocide arménien.

Ni les dispositions de l’article 24 bis de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, ni celles de son article 24, qui sanctionnent l’apologie de crimes contre l’humanité, ni l’action civile sur le fondement de l’article 1382 du code civil, ne revêtent le caractère exemplaire et préventif de la sanction pénale.

L’article 1er du texte vise donc à compléter la loi du 29 janvier 2001 relative à la reconnaissance du génocide arménien de 1915. Il prévoit la pénalisation de la négation du génocide arménien et punit d’un an d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende ceux qui auront contesté l’existence du génocide arménien par un des moyens énoncés à l’article 23 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse.

En l’état actuel de notre droit, deux génocides sont reconnus par la loi française : la Shoah et le génocide arménien. Or seule la négation de l’Holocauste est punie par la loi.

Cette hiérarchisation malsaine des crimes contre l’humanité en fonction de la réponse pénale à leur contestation n’est pas acceptable.

Nous vous proposons donc de sanctionner la contestation de l’existence du génocide arménien par un délit puni des peines applicables à la négation de la Shoah. C’est l’objet de l’article 1er.

L’article 2 permet aux associations de défense des intérêts moraux et de l’honneur des victimes du génocide arménien d’exercer les droits reconnus à la partie civile.

L’article 3 procède à la correction d’un oubli de coordination dans l’article 24 bis de la loi de 1881 sur la liberté de la presse.

Les objections soulevées par la commission des lois du Sénat contre ce texte ne sont pas nouvelles : ce sont peu ou prou les mêmes que celles qui ont été soulevées lors du vote, consensuel, je le répète, de ce texte par nos collègues députés, le 12 octobre 2006.

Cette proposition de loi serait, nous dit-on, de nature à compromettre les relations entre la Turquie et l’Arménie. Ces relations sont malheureusement réduites à leur plus simple expression. Les protocoles de Zurich signés entre la Turquie et l’Arménie en octobre 2009 n’ont pas été ratifiés et la frontière entre les deux pays reste fermée…

La question du Haut-Karabagh, malgré les efforts de la France, de la Russie et des États-Unis au sein du groupe de Minsk, n’a toujours pas trouvé d’issue diplomatique satisfaisante et a malheureusement été instrumentalisée aux dépens du rapprochement arméno-turc.

La principale critique avancée contre cette proposition de loi est qu’elle constituerait une intervention contestable du législateur dans le champ de la recherche scientifique et historique.

Il me semble au contraire, mes chers collègues, que le Parlement est parfaitement légitime dans son intervention lorsqu’il entend défendre les valeurs de la République, au premier rang desquelles figure la dignité humaine.

J’ajoute que le vote de la loi de 2001 a d’ores et déjà tranché le débat sur l’histoire et la mémoire pour ce qui est du génocide arménien. Le présent texte ne fait que tirer les conséquences logiques de la loi reconnaissant le génocide arménien.

La loi de 2001 reconnaissait l’existence officielle du génocide arménien. La présente proposition de loi sanctionne pénalement la contestation de ce crime contre l’humanité.

Il ressort du rapport rendu au nom de la commission des lois par son président, M. Jean-Jacques Hyest, que ce texte serait entaché de plusieurs motifs d’inconstitutionnalité.

Debut de section - PermalienPhoto de Serge Lagauche

L’absence de reconnaissance du génocide arménien par une juridiction internationale interdirait de prévoir une sanction mettant en jeu la liberté d’expression.

Or le génocide arménien a eu lieu voilà près d’un siècle, alors que ni la justice internationale ni la notion même de génocide n’existaient. J’ajoute que, en vertu des principes du règlement des différends qui prévalent à l’échelon international, l’Arménie ne peut soumettre la reconnaissance du génocide à la Cour internationale de justice sans le consentement de la Turquie à cette procédure.

Monsieur Hyest, dans le rapport que vous avez rendu au nom de la commission des lois, vous vous interrogez sur le périmètre exact de la notion de « contestation de l’existence du génocide arménien de 1915 » retenue par ce texte. Je pense que, lorsque cette proposition de loi entrera en vigueur, les juges n’auront aucun mal à comprendre cette notion et l’ignominie qu’elle vise à sanctionner.

Nous parlons de la contestation d’un génocide unanimement reconnu par des centaines de témoignages d’archive concordants, qui ne souffrent aucune équivoque. Les juges sauront très bien s’en accommoder, rassurez-vous !

Cette proposition de loi serait par ailleurs attentatoire au principe de liberté d’opinion et d’expression.

Serge Klarsfeld, dans un appel publié le 20 décembre 2005, s’interrogeait : « L’historien serait-il le seul citoyen à être au-dessus de la loi ? Jouirait-il d’un titre qui l’autorise à transgresser avec désinvolture les règles communes de notre société ? Là n’est pas l’esprit de la République où, comme le rappelle l’article XI de la déclaration des Droits de l’homme, tout citoyen peut parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi ».

Il me semble, monsieur Hyest, que la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen fait partie intégrante du bloc de constitutionnalité. L’argumentation de la commission sur ce point est, je le dis avec tout le respect que je vous dois, monsieur le président de la commission, très légère !

Debut de section - PermalienPhoto de Serge Lagauche

Les restrictions à la liberté d’opinion ne seraient valables constitutionnellement que si elles sont proportionnées. Très bien !

Tout d’abord, le négationnisme n’est pas une opinion ; c’est un délit qui porte atteinte gravement à la dignité et à l’identité des victimes et de leurs descendants.

Ensuite, vous relevez qu’aucun discours de nature comparable à l’antisémitisme ne paraît viser aujourd’hui en France nos compatriotes d’origine arménienne. Permettez-moi de dénoncer la confusion. La loi Gayssot ne sanctionne pas uniquement l’antisémitisme, elle incrimine la négation de la Shoah. C’est tout de même différent !

Cette proposition de loi vise précisément à rayer de notre droit de telles comparaisons malsaines entre les victimes de négationnisme. Monsieur le président de la commission, vous vous en expliquerez tout à l’heure, mais la motion tendant à opposer l’exception d’irrecevabilité que vous avez déposée me semble bien plus guidée par la volonté de faire échouer l’adoption de ce texte que par de réels motifs d’inconstitutionnalité.

Mes chers collègues, le génocide est une forme extrême de crime contre l’humanité. Il est défini par le statut de Rome, acte fondateur de la Cour pénale internationale, comme « l’extermination physique, intentionnelle, systématique et programmée d’un groupe ethnique, national, religieux ou racial ». Le génocide arménien de 1915 a été reconnu dans une loi de la République le 29 janvier 2001. Pouvons-nous accepter qu’il soit impunément nié sur notre territoire ?

Le samedi 30 avril dernier, une délégation du Conseil de coordination des organisations arméniennes de France, le CCAF, a été reçue par M. le Président de la République. M. Sarkozy a garanti qu’il ne s’opposerait pas au vote de cette proposition de loi, qu’il laisserait le Sénat libre de déterminer son vote et qu’il maintenait sa position sur la nécessité de combattre le négationnisme du génocide des Arméniens en France. Nous prenons acte de cette avancée.

En rejetant la motion tendant à opposer l’exception d’irrecevabilité déposée par M. Hyest, au nom de la commission des lois, et en adoptant cette proposition de loi, le Sénat s’honorera au nom des valeurs humanistes, démocratiques et républicaines qui sont les nôtres.

C’est le fondement même d’une démocratie que d’établir des règles et de faire en sorte que la liberté de l’un n’entrave pas celle de l’autre. La pénalisation de la négation de la Shoah n’a jamais entravé le travail des historiens. Nous ne pouvons plus longtemps nous montrer complices d’une censure en acceptant l’histoire officielle d’une nation qui n’a pas encore fait son travail de mémoire.

Il ne saurait être question en aucune façon de considérer l’actuelle Turquie comme responsable du génocide des Arméniens. Nous voulons simplement dire aux autorités turques qu’un État aussi grand ne peut s’affaiblir en regardant en face son passé. Par ce geste fort, en votant cette proposition de loi, nous éliminerons sur notre territoire la concurrence malsaine entre les victimes du génocide, entretenue par leur inégalité au regard de la loi.

Applaudissements sur certaines travées du groupe socialiste et du groupe CRC-SPG.

Debut de section - PermalienPhoto de Jean-Jacques Hyest

Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, notre collègue Serge Lagauche ayant cru pouvoir me citer personnellement, je rappelle que c’est au nom de la commission des lois que je rapporte ce texte.

Il est vrai qu’il est parfois plus aisé de céder à la passion que de s’en tenir à un raisonnement juridique. Je le comprends parfaitement. Ce débat est tellement porteur d’émotions que la discussion sereine de dispositions juridiques n’est pas facile ; elle a d’ailleurs été immédiatement contestée. Il s’en est trouvé, notamment dans une certaine presse, pour affirmer que la commission des lois avait été légère. Je le conteste. Ainsi, ce que certains échotiers, qui ne connaissent pas forcément le droit, …

Debut de section - PermalienPhoto de Charles Pasqua

M. Charles Pasqua. Ils ne peuvent pas tout savoir !

Sourires

Debut de section - PermalienPhoto de Jean-Jacques Hyest

… disent concernant l’article 1382 du code civil ne correspond pas à la réalité.

Le Sénat est aujourd'hui invité à examiner la proposition de loi tendant à réprimer la contestation de l’existence du génocide arménien déposée par Serge Lagauche et trente de ses collègues socialistes.

Je rappelle que la France a officiellement et publiquement reconnu le génocide arménien de 1915 par la loi du 29 janvier 2001. De nombreux autres pays ont, eux aussi, reconnu l’existence du génocide arménien, mais leur Constitution leur permettait de le faire par voie de résolution, ce qui n’était pas possible en 2001 dans notre pays, à une époque où les résolutions étaient interdites. Je tiens à le rappeler à ceux qui auraient la tentation de refaire l’histoire. Le Parlement européen a lui aussi reconnu le génocide arménien par voie de résolution.

Le texte dont nous discutons aujourd’hui prévoit de franchir une étape supplémentaire en punissant d’un an d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende les personnes qui contesteraient publiquement l’existence du génocide arménien de 1915, sur le modèle de l’article 9 de la loi du 13 juillet 1990 tendant à réprimer tout acte raciste, antisémite ou xénophobe, dite « loi Gayssot », qui sanctionne pénalement la contestation de l’existence de la Shoah.

Comme vous le savez sans doute, monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, la commission des lois a estimé que ce texte soulevait de réelles difficultés d’un point de vue constitutionnel et elle a, par conséquent, décidé de proposer au Sénat de lui opposer l’irrecevabilité.

Que les choses soient très claires : il n’est pas question pour la commission, comme je l’ai lu, de nier de quelque manière que ce soit l’existence du génocide arménien ; la loi du 29 janvier 2001 l’a reconnu solennellement. Toutefois, la commission des lois a estimé que le recours à la voie pénale soulevait de réelles difficultés juridiques et suscitait un risque de censure assez certain. J’y reviendrai dans un instant.

Avant cela, je souhaite rappeler brièvement les éléments du débat.

Le génocide arménien est une réalité historique aujourd’hui largement reconnue.

Dans le contexte de la Première Guerre mondiale et de l’affrontement russo-turc dans le Caucase, les dirigeants de l’empire ottoman ont décidé, à partir d’avril 1915, de déporter l’ensemble de la population arménienne d’Anatolie et de Cilicie vers les déserts de Syrie et d’Irak. Au total, environ les deux tiers de la population arménienne de l’Empire ottoman – entre 800 000 et 1, 25 million de personnes selon les évaluations faites par les historiens – auraient péri dans ces circonstances.

Ces massacres sont souvent d’ailleurs présentés comme le premier génocide du XXe siècle.

Toutefois, il convient de rappeler que ce n’est qu’à l’issue de la Seconde Guerre mondiale que les notions de « crime contre l’humanité » et de « génocide » sont officiellement reconnues comme des concepts juridiques.

Le « crime contre l’humanité » est ainsi défini pour la première fois par le statut du tribunal militaire international de Nuremberg ; la notion de « génocide », évoquée par notre collègue tout à l’heure, fait quant à elle l’objet d’une reconnaissance officielle avec l’adoption, en décembre 1948, de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide.

J’attire votre attention sur le fait que, pour l’essentiel, les éléments matériels constituant le crime de génocide ou les autres crimes contre l’humanité correspondent à des infractions réprimées par ailleurs par le droit pénal : assassinat, tortures, violences, etc. Ces crimes prennent la qualification de « génocide » ou de « crime contre l’humanité » en présence d’un élément moral spécifique : l’exécution d’une entreprise criminelle de grande envergure guidée par des motifs idéologiques et caractérisée par l’existence d’un plan concerté tendant à la destruction totale ou partielle d’un groupe national, ethnique, racial ou religieux, ou d’un groupe déterminé à partir de tout autre critère arbitraire.

En l’état actuel de la recherche historique et scientifique, la qualification de génocide peut être appliquée rétroactivement aux massacres commis contre les populations arméniennes en 1915 : la simultanéité dans les meurtres, le caractère identique des méthodes employées, « l’inutilité » sur un plan stratégique de nombreuses déportations plaident pour une planification visant à homogénéiser la population arménienne d’Anatolie plutôt qu’à éliminer une soi-disant « cinquième colonne ».

Néanmoins, aucune organisation internationale ni aucune juridiction internationale ou française ne se sont jamais prononcées sur les responsabilités et la qualification des massacres ainsi perpétrés. C’est ici l’une des sources des difficultés sur lesquelles je reviendrai dans un instant.

Suivant l’exemple donné par une quinzaine de parlements étrangers, par le Parlement européen et par l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, entre autres, la France, je le rappelle, a officiellement reconnu l’existence du génocide arménien par la loi du 29 janvier 2001.

Je dirai un mot sur la question de la contestation de l’existence du génocide arménien devant les tribunaux français, surtout après ce que j’ai pu lire dans la presse émanant de certains qui croient connaître le droit mieux que moi. Je ne le connais pas beaucoup, mais un petit peu tout de même !

Sourires

Debut de section - PermalienPhoto de Jean-Jacques Hyest

En l’espèce, comme je l’explique dans mon rapport, seule la négation de la Shoah est susceptible de donner lieu à des poursuites pénales, sur le fondement de l’article 24 bis de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, introduit par la loi Gayssot.

De ce fait, la jurisprudence a considéré que les personnes contestant l’existence du génocide arménien pouvaient faire l’objet d’une action au civil, sur le fondement de la responsabilité de droit commun édictée par l’article 1382 du code civil. Et je maintiens cette possibilité, qu’a rappelée la Cour de cassation !

Debut de section - Permalien
Michel Mercier, garde des sceaux

Tout à fait !

Debut de section - PermalienPhoto de Jean-Jacques Hyest

En dépit d’un arrêt de la Cour de cassation de septembre 2005, qui reste résiduel, les abus à la liberté d’expression qui n’entrent pas dans le champ de la loi de 1881 sur la liberté de la presse peuvent être réparés sur le fondement de l’article 1382 du code civil. Je vous rappelle d’ailleurs un arrêt de la première chambre civile du 30 octobre 2008.

Debut de section - PermalienPhoto de Jean-Jacques Hyest

Les juridictions ont ainsi admis la recevabilité d’actions engagées devant le juge civil contre un historien en 1995 ou, plus récemment, contre l’encyclopédie Quid. Je vous renvoie, d’ailleurs, à un arrêt de la cour d’appel de Paris du 7 mars 2007.

Des voies de recours existent donc bien à l’encontre des personnes qui contestent l’existence du génocide arménien.

Debut de section - PermalienPhoto de Jean-Jacques Hyest

En revanche, dès lors que les propos tenus entrent dans le cadre de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, seule cette dernière est applicable. C’est notamment le cas en matière de provocation à la haine raciale ou d’apologie de crimes contre l’humanité, qui inclut l’apologie du génocide arménien.

Là aussi, les voies de recours existent.

J’en viens maintenant aux trois difficultés majeures que nous paraît soulever cette proposition de loi.

Tout d’abord – on ne peut le nier –, l’examen de ce texte s’inscrit dans le cadre du débat actuel, plus large, sur la légitimité des « lois mémorielles », notion utilisée pour désigner sept lois, adoptées au cours des vingt dernières années, par lesquelles le législateur a, au nom du devoir de mémoire, porté une appréciation sur des périodes ou des acteurs de l’histoire.

Je citerai à ce titre la loi du 21 mai 2001 sur la reconnaissance de la traite et de l’esclavage en tant que crime contre l’humanité, la loi du 23 février 2005 portant reconnaissance de la Nation en faveur des Français rapatriés.

Ces lois soulèvent une question de principe : nous appartient-il à nous, législateur, de qualifier juridiquement le passé et d’assortir ces qualifications de sanctions pénales ? La commission des lois considère qu’il s’agit là d’un domaine dans lequel il importe d’être extrêmement prudent.

D’ailleurs, s’agissant des massacres commis en 1915, un important travail de recherche historique reste à accomplir sur la compréhension des causes du génocide, la détermination des auteurs ou encore le rôle joué par d’autres minorités dans la perpétration de ces actes, par exemple. Or la crainte de faire l’objet de poursuites pénales pourrait entraver la tâche des historiens qui travaillent pourtant de bonne foi sur ces sujets complexes.

Avec la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008, nous pouvons désormais prendre position sur des sujets importants par le biais de résolutions, sans recourir à la loi, qui a vocation à édicter des normes invocables devant les tribunaux. C’est tout à fait autre chose !

En tout état de cause, la commission des lois partage pleinement les conclusions de M. Bernard Accoyer dans son rapport de 2008 sur les lois mémorielles, où il est préconisé de renoncer désormais à la loi pour porter une appréciation sur l’histoire ou la qualifier.

La deuxième difficulté soulevée par ce texte est qu’il ne nous paraît pas possible d’ignorer les répercussions que serait susceptible d’entraîner l’adoption de cette proposition de loi dans la société turque.

Force est en effet de constater que la question du génocide arménien est encore largement taboue en Turquie, même si un début d’évolution semble se manifester au sein de la société civile et du monde universitaire.

À cet égard, comme l’ont affirmé plusieurs intellectuels turcs favorables à une évolution des autorités sur ce sujet, l’adoption de la présente proposition de loi ne pourrait que contrarier ce mouvement, à rebours de l’objectif poursuivi.

Cette proposition de loi ne contribuerait pas non plus à encourager le timide réchauffement des relations entre la Turquie et l’Arménie, engagé depuis l’été 2008.

Comme on l’a rappelé, ces deux États ont signé le 10 octobre 2009 à Zurich deux protocoles sur l’établissement de relations diplomatiques et le développement de relations bilatérales, en présence notamment du ministre français des affaires étrangères et européennes.

Sans doute la mise en œuvre de ces protocoles est-elle lente et difficile. Mais précisément, l’adoption de la présente proposition de loi ne pourrait que nuire aux efforts réalisés par la France pour soutenir ce processus.

Là aussi, soyons très clairs : la proposition de loi que nous examinons aujourd’hui ne doit pas être envisagée comme un débat pour ou contre la Turquie.

La véritable question est la suivante : appartient-il au juge pénal français de s’immiscer dans une question qui regarde avant tout les Turcs et les Arméniens ?

Non seulement nous ne le pensons pas, mais nous estimons en outre que la proposition de loi pose de réels problèmes constitutionnels. Il s’agit là de la troisième difficulté posée par ce texte.

J’en viens en effet au cœur du dispositif de la proposition de loi et aux raisons juridiques qui ont conduit la commission des lois à proposer au Sénat de lui opposer une motion d’irrecevabilité.

La proposition de loi nous paraît en effet présenter le risque d’être contraire à plusieurs principes constitutionnels : risque de contrariété avec le principe de la légalité des délits et des peines, d’une part, risque d’atteinte excessive au droit à la liberté d’expression et d’opinion, d’autre part.

Je développerai plus largement ces deux arguments au moment de défendre la motion tendant à opposer l’exception d’irrecevabilité.

Pour l’instant, je souhaiterais attirer l’attention sur le fait que la proposition de loi diffère très sensiblement de la loi Gayssot.

En effet, la pénalisation de la contestation de la Shoah a fait l’objet de conventions internationales et de décisions de justice revêtues de l’autorité de la chose jugée. Rien de tel – oserais-je dire : hélas ! – s’agissant du génocide arménien.

Mettons-nous à la place d’un tribunal correctionnel qui serait saisi d’écrits ne niant pas frontalement l’existence du génocide arménien, mais le minimisant, affirmant qu’à tel ou tel endroit, il n’a pas eu lieu ou que telle ou telle personne n’y a pas participé. Sur quelle base solide s’appuiera-t-il pour décider si les écrits en question entrent ou non dans le champ de l’infraction pénale que l’on veut créer par cette proposition de loi ? Il y a là une difficulté majeure sur laquelle le Conseil constitutionnel ne manquerait pas de se pencher.

J’attire par ailleurs votre attention, mes chers collègues, sur le fait que le droit européen admet les infractions pénales tendant à limiter la liberté d’expression dès lors que celles-ci se rattachent à un objectif « actuel » de lutte contre la haine raciale et contre les discriminations.

En l’espèce, on ne peut pas dire qu’il y ait aujourd’hui en France, à l’encontre de nos compatriotes d’origine arménienne, un discours de rejet et de haine qui soit comparable à l’antisémitisme de la fin des années quatre-vingt.

Dans ces conditions, la création d’une infraction pénale serait très certainement considérée par le juge constitutionnel et par la Cour européenne des droits de l’homme comme portant une atteinte excessive à la liberté d’opinion et d’expression.

C’est pour ces deux raisons principales que la commission a décidé – à l’unanimité ! – d’opposer une motion d’irrecevabilité à la proposition de loi.

J’espère, mais la tâche était peut-être impossible, avoir dissipé les malentendus qu’a pu susciter chez certains la position adoptée par la commission des lois. En aucun cas il ne s’agit de minimiser l’importance des massacres commis en 1915, ni de prendre position en faveur de la Turquie au détriment de l’Arménie.

Nous considérons simplement que l’intervention du juge pénal dans le jugement de l’histoire soulève des problèmes de droit qui ne manqueraient pas d’être invoqués devant le Conseil constitutionnel.

Aussi la commission des lois vous propose-t-elle d’opposer à la présente proposition de loi l’exception d’irrecevabilité dans les conditions prévues par l’article 44 du règlement du Sénat.

Applaudissements sur certaines travées de l ’ UMP ainsi que sur quelques travées de l ’ Union centriste.

Debut de section - Permalien
Michel Mercier, garde des sceaux, ministre de la justice et des libertés

Monsieur le président, monsieur le président et rapporteur de la commission des lois, mesdames, messieurs les sénateurs, vous êtes appelés à vous prononcer sur la proposition de loi tendant à réprimer la contestation de l’existence du génocide arménien, déposée sur le bureau du Sénat par M. Serge Lagauche et trente membres du groupe socialiste.

Cette proposition de loi vise à inscrire dans la loi du 29 janvier 2001 relative à la reconnaissance du génocide arménien une nouvelle infraction pour contestation de l’existence de ce génocide. Le texte prévoit de punir « des peines prévues à l’article 24 bis de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, ceux qui auront contesté […] l’existence du génocide arménien ».

Bien évidemment, on ne peut que comprendre les motivations profondes des auteurs de la proposition de loi et les attentes de la communauté arménienne.

Les faits parlent d’eux-mêmes : le peuple arménien vivant dans l’Empire ottoman a connu une période tragique, qui s’est traduite par la disparition des deux tiers de sa population, soit environ 1, 5 million d’Arméniens exterminés, tandis que la majorité des survivants, à savoir 800 000 Arméniens, se sont exilés à travers le monde, notamment en France.

Je tiens à rappeler ici, mesdames, messieurs les sénateurs, que les communautés arméniennes de France se sont parfaitement intégrées à notre population. Beaucoup d’Arméniens sont des éléments moteurs de notre vie en commun et de notre vie sociale, sur le plan politique, sur le plan économique ou encore sur le plan culturel, où ils se sont particulièrement illustrés. Je veux saluer notamment M. Charles Aznavour, qui est présent aujourd’hui dans les tribunes du Sénat.

La preuve suprême de cette intégration a été donnée par l’engagement des Arméniens dans la résistance lors de l’occupation allemande, et notamment celui de Missak Manouchian. Chacun a en mémoire les vers du poème d’Aragon connus sous le titre « L’Affiche rouge » célébrant le sacrifice du groupe Manouchian.

Le Parlement français a reconnu publiquement, par la loi du 29 janvier 2001, l’existence de ce génocide. Comme on a bien voulu le rappeler, j’étais à l’époque l’un des six sénateurs cosignataires de la proposition de loi qui a alors été adoptée.

Par ce texte, la France a accompli un acte solennel fort, consciente de l’importance du souvenir, et de l’importance qu’il y avait à honorer la mémoire des Arméniens, aussi. Le génocide arménien est donc dans la mémoire et dans le cœur du peuple français.

Notre droit réprime la contestation des crimes contre l’humanité commis pendant la Seconde Guerre mondiale qui ont été judiciairement constatés par une juridiction française ou internationale à la suite d’un débat judiciaire contradictoire respectueux des droits de la défense.

L’article 24 bis de la loi du 29 juillet 1881, qui est issu de la loi Gayssot du 13 juillet 1990, sanctionne la négation de la Shoah et n’est donc pas applicable à la contestation du génocide arménien. Il est indéniable que toute plainte de cette nature déposée sur le fondement de la loi Gayssot ne pourrait pas prospérer.

En revanche, je tiens à le souligner dès à présent, d’autres qualifications pénales sont susceptibles de fonder la poursuite de tels propos.

Le négationnisme relève le plus souvent d’une logique de provocation publique à la discrimination, à la haine ou à la violence raciale, nationale ou religieuse. De tels agissements sont systématiquement poursuivis par le ministère public.

La question qui se pose est donc de savoir si l’adoption de la présente proposition de loi apportera une meilleure protection de la communauté arménienne. La réponse est loin d’être évidente.

En tant que ministre de la justice et des libertés, il est de ma responsabilité de vous indiquer que ce texte répressif pose un certain nombre de problèmes de conformité aux normes juridiques supérieures, internes et internationales.

Nous devons, me semble-t-il, réfléchir ensemble, afin de ne pas nous mettre en situation d’offrir une victoire aux négationnistes, qui pourraient peut-être obtenir la censure du texte grâce à une question prioritaire de constitutionnalité ou à un recours mettant en cause sa conventionnalité.

La proposition de loi qui est soumise au Sénat soulève des interrogations au regard de deux grands principes, que M. Hyest a d’ailleurs rappelés.

D’une part, le principe de légalité des délits et des peines, consacré par l’article VIII de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, emporte obligation pour le législateur de définir les incriminations en termes suffisamment clairs et précis pour exclure l’arbitraire. Le Conseil constitutionnel l’a expressément indiqué dans sa décision du 20 janvier 1981.

Or la présente proposition de loi ne repose sur aucune définition précise des faits constitutifs du génocide qui seraient inscrits dans une convention internationale ou établis par une décision définitive rendue par une juridiction internationale.

Adosser la sanction pénale à la reconnaissance par la loi du 29 janvier 2001 du génocide arménien de 1915 ne me paraît pas suffisant ; M. Lagauche l’a d’ailleurs indiqué lui-même. Cette loi a une vertu incontestable : elle affirme explicitement, et cela a une signification claire pour le gouvernement de la République française, que le génocide arménien est une réalité. Mais, comme l’a souligné le doyen Georges Vedel, la portée normative de ce texte semble incertaine.

À cet égard, je souligne que, par un arrêt du 7 mai 2010, la Cour de cassation a refusé de transmettre une question prioritaire de constitutionnalité portant sur l’article 24 bis de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, au motif qu’y est définie de manière claire et précise l’infraction de contestation de l’existence d’un ou plusieurs crimes contre l’humanité établis dans des textes internationaux.

A contrario, la question prioritaire de constitutionnalité aurait été transmise. C’est ce qui peut arriver à la présente proposition de loi. En effet, la Cour ne pourrait très vraisemblablement pas tenir le même raisonnement si une question prioritaire de constitutionnalité lui était soumise. Le risque d’une censure constitutionnelle existe donc.

D’autre part, la liberté d’expression est protégée par les articles XI de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen – MM. Lagauche et Hyest l’ont rappelé – et 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.

Je le rappelle – il s’agit d’un sujet d’actualité –, la Cour européenne des droits de l’homme n’admet de restrictions à la liberté d’expression qu’à des conditions extrêmement précises, dûment motivées et proportionnées à l’objectif recherché, comme la discrimination ou le trouble à l’ordre public. C’est ce qu’a rappelé la Cour de Strasbourg dans sa décision Garaudy contre France du 24 juin 2003 relative à la contestation des crimes contre l’humanité commis pendant la Seconde Guerre mondiale.

La Cour vérifie qu’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les restrictions imposées à la liberté d’expression et l’objectif légitime visé. De plus, elle protège tout particulièrement le principe de la liberté d’expression dans le cadre des débats sur des faits historiques et politiques.

La spécificité de la loi du 13 juillet 1990 tendant à réprimer tout acte raciste, antisémite ou xénophobe, dite « loi Gayssot », tient au fait qu’elle réprime des propos contestant des faits historiques revêtus de la chose jugée, c’est-à-dire les crimes contre l’humanité condamnés par le tribunal de Nuremberg et la convention de Londres de 1945.

C’est là un point particulièrement important en droit, et mon devoir était de le souligner ici, d’autant plus que le Sénat et l’Assemblée nationale seront saisis d’un texte de transposition d’une décision-cadre du Conseil de l’Union européenne du 28 novembre 2008 sur la lutte contre certaines formes et manifestations de racisme et de xénophobie au moyen du droit pénal.

Conformément à l’article 1er, paragraphe 4, de cette décision-cadre, la France « ne rendra punissables la négation ou la banalisation grossière des crimes visés au paragraphe 1, points c et/ou d, que si ces crimes ont été établis par une décision définitive rendue exclusivement par une juridiction internationale ».

La transposition en droit interne se fera prochainement. Voilà qui pose à l’évidence un problème par rapport au texte soumis aujourd’hui à l’examen du Sénat.

Renoncer à ces garanties juridiques fondamentales dans le cadre de la proposition de loi qui vous est soumise aujourd’hui reviendrait à adopter un texte fragile.

En revanche, et quel que soit le sort réservé au texte dont le Sénat débat aujourd'hui et l’Assemblée nationale débattra demain, le Gouvernement ne restera pas inerte. Comme je l’ai indiqué au début de mon intervention, pour la France, le génocide arménien est un fait, une donnée établie.

Aussi, à la demande du Président de la République, qui, comme M. Lagauche l’a rappelé, a rencontré samedi les responsables de la communauté arménienne – je les ai moi-même reçus en début de semaine –, deux actions seront lancées par le Gouvernement.

D’une part, une circulaire sera adressée dès la fin de la semaine à tous les procureurs généraux, en vue d’organiser la répression des infractions dont les membres de la communauté arménienne résidant en France sont susceptibles d’être victimes du fait de leur origine.

Nous rappellerons l’ensemble des dispositions pénales susceptibles d’être mises en œuvre – je les ai évoquées au début de mon intervention – pour que les membres de la communauté arménienne puissent obtenir justice sur la question du génocide subi par leur peuple.

D’autre part, j’ai proposé aux responsables de la communauté arménienne de constituer une collaboration technique régulière entre les juristes de cette communauté et ceux de la Chancellerie, comme cela existe avec les représentants du Conseil représentatif des institutions juives de France, le CRIF. Il s’agira de se réunir très régulièrement pour examiner les cas de négation de génocide ou de racisme envers des membres de la communauté arménienne.

Comme je l’ai indiqué alors à mes interlocuteurs, nous pouvons évidemment travailler ensemble et avancer. Et nous le ferons, quel que soit le sort réservé à la présente proposition de loi.

De toute manière, des actions peuvent être menées sur la base du droit commun, notamment l’article 1382 du code civil. Là encore, nous travaillerons avec les juristes de la communauté arménienne. Un arrêt de la première chambre civile de la Cour de cassation du 30 octobre 2008 a rappelé ce principe. J’ai bien l’intention de veiller à faire en sorte qu’une telle jurisprudence soit correctement appliquée.

Je ne saurais naturellement ignorer en cet instant, au-delà des simples questions de droit, qui sont fondamentales, mais qui apparaissent toujours comme par trop rationnelles, la dimension émotionnelle, qui a toute sa place ici compte tenu de ce que nous dit de ses souffrances la communauté arménienne.

C’est précisément parce que le Gouvernement est particulièrement conscient de la réalité de ces souffrances que nous voulons répondre par des mesures simples, concrètes, efficaces et immédiatement applicables.

Naturellement, il appartient au Parlement de prendre ses responsabilités. À lui de décider s’il souhaite adopter la présente proposition de loi, avec les problèmes qu’elle soulève. Comme le Président de la République l’a indiqué, le Gouvernement s’en remet à la sagesse de la Haute Assemblée.

Applaudissements sur certaines travées de l ’ Union centriste et de l ’ UMP.

Debut de section - PermalienPhoto de Nathalie Goulet

Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, monsieur l’ambassadeur, …

Debut de section - PermalienPhoto de Nathalie Goulet

… mes chers collègues, nous sommes saisis d’un sujet délicat, quelques jours à peine après le 24 avril, date anniversaire du génocide arménien de 1915, qui est reconnu comme tel par le législateur.

La reconnaissance du génocide arménien étant devenue loi de la République, elle est indiscutable et doit être respectée par tous.

À l’instar d’autres dispositions – je pense à celles qui sont relatives au retrait de la nationalité française, retirées grâce à l’action des sénateurs centristes –, la présente proposition de loi, qui concerne le génocide, nous renvoie à notre propre histoire.

Comme j’ai eu l’occasion de le dire à cette tribune, la quasi-totalité de ma famille a été exterminée dans les camps de concentration, et la notion de génocide est, hélas ! ancrée dans ma mémoire et dans celle de mes enfants ; c’est, en somme, notre mémoire collective.

Je fais partie d’un peuple qui, lui aussi, « dort sans sépulture », « a choisi de mourir sans abdiquer sa foi » et « n’a jamais baissé la tête sous l’injure ».

Murmures sur les travées du groupe socialiste.

Debut de section - PermalienPhoto de Nathalie Goulet

Je peux comprendre les blessures, le sentiment d’injustice et l’incompréhension des victimes d’un génocide et de leurs descendants, même quatre-vingt-dix ans après les faits.

La France a accueilli des milliers de réfugiés arméniens qui ont, comme l’illustrent les héros de L’Affiche rouge et Missak Manouchian – M. le garde des sceaux l’a rappelé –, payé cher le droit d’être français.

Néanmoins, si les uns et les autres font preuve d’un peu de bonne volonté, ce débat peut être l’occasion de mettre un terme à une polémique. Puisque nous en avons l’occasion, et puisque nous sommes entre nous, parlons un peu du Caucase, région attachante et si prompte à s’enflammer.

Les Azerbaïdjanais sont totalement étrangers au génocide arménien de 1915. Et je voudrais rappeler ici quelques éléments historiques qui pourront nous servir dans la suite de nos débats.

La Première Guerre mondiale a éclaté à cause et sur la base des traités diplomatiques : d’une part, la « Triple entente », entre la République française, l’empire britannique et l’empire russe, et, d’autre part, la « Triplice », cette triple alliance entre l’empire allemand, l’empire austro-hongrois, puis, en 1914, l’empire ottoman, sous quasi-protectorat allemand.

La Russie avait déjà battu l’empire ottoman lors d’une offensive en 1877. L’armée impériale russe avait intégré dans ses effectifs, à côté des troupes arméniennes russes, des contingents arméniens originaires d’Anatolie orientale ottomane.

Les uns et les autres participent donc directement aux opérations du front oriental. Il est ainsi historiquement prouvé que les Azerbaïdjanais sont totalement étrangers au génocide arménien. Si un litige territorial existe aujourd'hui entre les deux pays, il est donc pour le moins spécieux d’utiliser cet argument pour justifier le maintien de l’Arménie dans des territoires reconnus internationalement comme appartenant à l’Azerbaïdjan.

La soif de reconnaissance d’événements tragiques ne doit pas masquer les failles de la diplomatie arménienne actuelle. Tout comme la Shoah ne doit pas et ne peut pas excuser les exactions à Gaza, le passé douloureux du peuple arménien ne l’autorise pas à occuper par la force des territoires qui ne sont pas les siens.

Le différend sur son rattachement date des débuts de l’Union soviétique.

Mais, au mois de févier 1992, plusieurs centaines de civils azerbaïdjanais sont tués lors de la prise de Khodjaly, où se trouve l’aéroport de la capitale. C’était bien en 1992 ; pas en 1915 ! Les victimes de Khodjaly, hommes, femmes et enfants innocents, sont elles aussi tombées, et nul n’a élevé la voix !

De l’avancée des forces arméniennes jusqu’au cessez-le-feu du mois de mai 1994, et le gel de la situation, ce sont 20 000 victimes, 1 million de réfugiés et de déplacés qui sont à dénombrer.

La France a une position très claire : elle n’a jamais accepté l’occupation des territoires azerbaïdjanais, ni reconnu l’indépendance du Haut-Karabagh.

Debut de section - PermalienPhoto de Philippe Dallier

Quel est le rapport avec le débat d’aujourd'hui ?

Debut de section - PermalienPhoto de Nathalie Goulet

J’y viens, cher collègue !

La France soutient la souveraineté et l’intégrité territoriale de l’Azerbaïdjan et travaille à la paix entre ce pays et l’Arménie. C’est un sujet d’actualité.

Debut de section - PermalienPhoto de Philippe Dallier

Nous ne sommes pas dans les questions d’actualité !

Debut de section - PermalienPhoto de Nathalie Goulet

Nous avons reconnu le génocide arménien ; essayons maintenant de faire avancer la paix chaque fois que nous en avons l’occasion ici, au Sénat, au nom des victimes, pour que les enfants du Caucase, auxquels je m’adresse aujourd'hui, puissent continuer à avoir l’enfance que des adultes s’acharnent à leur voler.

L’ensemble du groupe de l’Union centriste, auquel j’appartiens, votera la motion tendant à opposer l’exception d’irrecevabilité présentée par la commission des lois. Nous espérons que les conflits, notamment ceux qui se déroulent dans le Caucase, région souvent oubliée, se trouveront réglés et apaisés par la visite que le Président de la République avait promise et qu’il n’a pas encore effectuée.

Debut de section - PermalienPhoto de Jean-Noël Guérini

Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, monsieur le président de la commission des lois, mes chers collègues, la reconnaissance du génocide arménien et la pénalisation de sa contestation sont des combats que le groupe socialiste et apparentés du Sénat continue de mener depuis plus de vingt ans.

François Mitterrand, mais aussi Jacques Chirac et de nombreux parlementaires, de gauche comme de droite, ont dit leur volonté de voir reconnue une tragédie que certains, aujourd'hui encore, cherchent à nier.

C’est il y a dix ans, le 29 janvier 2001, que Jacques Chirac, alors Président de la République, a promulgué une loi par laquelle « La France reconnaît publiquement le génocide arménien de 1915. »

Je ne reviendrai pas ici sur la funeste date du 24 avril 1915, qui a vu l’élite arménienne de Constantinople massacrée par les agents d’un régime aveugle, massacre qui a conduit à l’extermination de plus de 1 million de personnes. Il s’agissait, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, du premier génocide du XXe siècle. Des historiens et spécialistes de l’Holocauste, dont Elie Wiesel et Yehuda Bauer, ont fait connaître publiquement leur position à l’orée de ce siècle pour que soit déclarée « incontestable la réalité du génocide arménien et inciter les démocraties occidentales à le reconnaître officiellement ».

En reconnaissant l’existence de ce génocide, la République française a donc symboliquement rendu au peuple arménien la part que certains ont cherché à effacer, à détruire, il y a plus de quatre-vingts ans.

L’Assemblée nationale a voté, le 12 octobre 2006, la pénalisation de la négation du génocide arménien.

Aujourd’hui, je veux insister sur la nécessité qu’il y avait, alors, à légiférer. Mille six cent soixante-trois jours après, la niche parlementaire socialiste permet de poursuivre le travail législatif des députés et met entre les mains des sénateurs une véritable responsabilité.

Devant vous, mes chers collègues, face à des tribunes où je reconnais nombre de visages, conscient de la gravité de cette discussion, je veux, en citant Stefan Zweig, souligner que « presque toujours, la responsabilité confère à l’homme de la grandeur ».

Oui, notre assemblée est face à ses responsabilités. Aujourd’hui, le débat sur la légitimité du Parlement à légiférer ou non est dépassé ; il relève du passé ! Aujourd’hui, nous avons le devoir d’être cohérents avec ce que nous avons voté en reconnaissant les moyens de sanctionner la négation du génocide.

Un parlementaire ne peut accepter que l’on contrevienne impunément à une loi de la République.

Je me permets d’insister sur la valeur d’exemplarité et le caractère préventif de la sanction pénale, qui ne peut – je vous le concède, mes chers collègues – être une fin en soi. L’heure n’est pas aux débats techniques ou juridiques, mais elle est bien au pragmatisme.

Permettez-moi, tout de même, de préciser qu’une loi prévoyant une sanction pénale ne limiterait pas la liberté d’expression. Cette dernière est encadrée, vous l’avez rappelé, monsieur le ministre, par la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse. Je ne suis pas juriste, mais je n’ignore pas qu’une loi ne doit pas être contraire à une convention internationale liant la France. Cependant, en l’absence d’une telle convention, il est logique que le peuple souverain, par l’intermédiaire de ses représentants, puisse voter une loi qu’il considère comme juste.

Quant à la question de la constitutionnalité de la présente proposition de loi, elle me laisse un goût amer : le bon sens aurait voulu que cette question soit soulevée en 2001. Est-il réellement utile et, surtout, est-il réellement judicieux de revenir dix ans après sur cet aspect du dossier ? L’argument est-il véritablement à la hauteur des responsabilités qui sont les nôtres face à l’attente de nos concitoyens d’origine arménienne et à la réalité sordide du négationnisme ?

J’insiste sur le fait que le négationnisme n’est pas un mode d’expression comme les autres ; son objectif premier est de falsifier l’histoire pour nier une réalité historique et effacer toute trace des génocides de la mémoire collective, voire de minimiser certains faits historiques. Personne ne doit accepter une telle attitude.

Je conclus mon propos en réaffirmant que garantir à chacun le respect auquel il a droit en tant qu’être humain est un instrument efficace pour combattre le communautarisme.

Enfin, il me semble que la société turque est plus courageuse que bon nombre d’entre nous, puisqu’elle est capable d’organiser des manifestations pour commémorer le 24 avril 1915, …

Debut de section - PermalienPhoto de Jean-Noël Guérini

M. Jean-Noël Guérini. … obligeant ainsi son gouvernement à infléchir sa position et à reconnaître une déportation. Une déportation plutôt qu’un génocide… C’est un début ! À nous, mes chers collègues, d’écrire la suite et d’inscrire dans la loi nos responsabilités afin de conférer à l’homme la grandeur dont parle Stephan Zweig !

Applaudissements sur certaines travées du groupe socialiste, ainsi que sur les travées du groupe CRC-SPG.

Debut de section - PermalienPhoto de Guy Fischer

Monsieur le président, monsieur le garde de sceaux, mes chers collègues, il y a maintenant dix ans, notre assemblée reconnaissait enfin officiellement le génocide subi par le peuple arménien de 1915 à 1918.

Je me souviens avec émotion de ces instants. Ce fut le 7 novembre 2000 que notre assemblée, réunie – fait historique – autour d’une proposition de loi signée par l’ensemble des familles politiques qui la composent, mit un terme aux tourments de nos frères arméniens, victimes d’un pesant déni de quatre-vingt-cinq années.

Le parallèle a quelque chose de presque surréaliste : quatre-vingt-seize ans après les faits, nous sommes appelés à nous prononcer aujourd’hui sur la proposition de loi de Serge Lagauche et de trente de ses collègues socialistes visant à pénaliser la négation du génocide arménien.

Auteur moi-même, avec Hélène Luc, Robert Bret et la très grande majorité du groupe communiste, républicain, citoyen et des sénateurs du Parti de gauche, de plusieurs propositions de loi sur la reconnaissance de ce génocide comme sur la pénalisation de son négationnisme, j’ai toujours affirmé que le Parlement était resté au milieu du gué depuis la loi du 29 janvier 2001 reconnaissant officiellement le génocide du peuple arménien.

Je rappelle que la contribution des parlementaires communistes et apparentés a été constante : je peux le dire sans me montrer présomptueux. En effet, dès 1965, notre regretté collègue Guy Ducoloné déposait une proposition de loi à l’Assemblée nationale. Je pourrais ensuite citer mes collègues anciens sénateurs Hélène Luc et Robert Bret, sans oublier nos amis socialistes Jean-Paul Bret et Gilbert Chabroux.

Bien sûr, cette loi que nous avons votée avec enthousiasme a une portée symbolique évidente et considérable, mais elle n’a malheureusement aucune incidence juridique, aucune conséquence en matière de répression du négationnisme.

C’est pourquoi nous devons apporter une réponse pénale à la négation de ce génocide, et c’est l’objet de la présente proposition de loi que nous allons examiner et – je l’espère – adopter.

Dans le même esprit, mon groupe et moi-même avions déposé en 2005 une proposition de loi relative à l’incrimination pénale de la contestation publique des crimes contre l’humanité. Elle avait précisément pour objet de renforcer notre législation concernant la sanction de la contestation des génocides, en visant non seulement le génocide arménien de 1915, mais également les crimes contre l’humanité commis tout au long du XXe siècle, voire ceux qui pourraient malheureusement encore advenir.

Nous pensions et nous pensons toujours qu’une position consensuelle sur un texte de portée générale avait de meilleures chances d’aboutir.

Pourquoi un tel choix ? À l’époque, nous avions beaucoup travaillé, particulièrement à Marseille, avec de nombreuses organisations arméniennes dans le cadre d’un groupe de travail associant juristes et parlementaires afin de définir précisément les écueils à éviter, et auxquels nous sommes confrontés aujourd'hui, pour obtenir l’unanimité du Parlement.

Nous avions recensé trois attitudes à adopter : ne pas appréhender la question de la négation du génocide sous le seul angle de la loi Gayssot, …

Debut de section - Permalien
Michel Mercier, garde des sceaux

Eh oui !

Debut de section - PermalienPhoto de Guy Fischer

… lequel, reconnaissons-le, est réducteur puisque ce texte est relatif uniquement à la presse ; envisager un texte de portée universelle en vue d’obtenir un avis favorable du Conseil constitutionnel ; enfin, stratégiquement, ne pas prêter le flanc à la pression de la Turquie, que nous estimions devoir considérer comme n’étant pas globalement négationniste.

J’ai d’ailleurs déposé en mai 2010 cette même proposition de loi relative à l’incrimination pénale de la contestation publique des crimes contre l’humanité afin de débloquer la situation et de sortir de l’impasse dans laquelle nous nous trouvions.

L’essentiel pour nous ayant toujours été de contribuer, ensemble, au vote d’une loi qui condamne le négationnisme du génocide arménien, j’ai accueilli avec plaisir l’inscription à l’ordre du jour du Sénat de la proposition de loi de Serge Lagauche et de plusieurs de ses collègues.

Afin de renforcer leur position, j’ai déposé une nouvelle proposition de loi, qui reprend exactement les termes de la leur, mais je reconnais que la proposition de loi de 2005 était sans doute plus susceptible de faire l’unanimité, en ce qu’elle évitait notamment l’écueil d’une qualification de loi « mémorielle ».

Au point où nous en sommes aujourd’hui, dans le respect du travail de recherche des historiens et de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, la représentation nationale a non seulement le droit, mais aussi le devoir de considérer que le négationnisme n’est pas un mode d’expression comme les autres : l’objectif est en effet alors de falsifier l’histoire pour effacer de la mémoire collective toute trace des génocides.

Aussi pouvons-nous légitimement compléter la portée de la reconnaissance officielle du génocide arménien en autorisant à son propos l’invocation du délit de négationnisme.

Oui, la négation du génocide arménien doit être sanctionnée par les mêmes peines que celles qui sont prévues pour la négation de la Shoah. La reconnaissance du génocide arménien et la condamnation pénale de sa contestation forment une même entité qu’il nous appartient de réunir enfin.

Une telle loi, si elle était adoptée, serait un progrès immense pour la cause arménienne, à laquelle je suis indéfectiblement attaché. Elle aurait le mérite d’envoyer un signal clair à tous les communautaristes qui cherchent à manipuler des femmes et des hommes sur la base d’idéologies racistes et négationnistes. En ce sens, elle constituerait un pas en avant non seulement pour la cause arménienne mais, plus largement, pour l’humanité tout entière.

De surcroît, la proposition de loi que nous examinons aujourd'hui ne tend ni à imposer une histoire d’État ni à stigmatiser la Turquie. Au contraire, elle vise à contribuer à la réconciliation entre les deux communautés, en rendant justice aux victimes du génocide arménien. De ce fait, nous nous prononçons en faveur d’un devoir de vérité et non de revanche. Seule cette préoccupation doit nous guider à l’heure actuelle.

Si la liberté d’expression doit être préservée, nous ne pouvons plus tolérer que, sur le sol de France, des groupuscules extrémistes, comme à Lyon en avril 2005, profanent par des graffitis et des slogans négationnistes le mémorial dédié au génocide des Arméniens de 1915 et à tous les génocides.

Certes, cette proposition de loi était perfectible et elle aurait gagné en légitimité grâce à un travail en intergroupes. Néanmoins, il serait pusillanime aujourd'hui de nous critiquer les uns les autres. L’important est que ce texte existe, qu’il nous soit présenté et qu’il emporte l’assentiment de la plus grande majorité possible de nos collègues de toutes les sensibilités politiques, capables de dépasser leurs différences. C’est ce que je vous exhorte à faire tout à l’heure, mes chers collègues.

Je pense sincèrement que cette proposition de loi est de nature à faire régresser le climat de haine et de tensions communautaires, les thèses et les propos niant une réalité historiquement avérée, celle du génocide subi par les Arméniens au début du XXe siècle.

Je voterai donc en conscience, comme le fera mon groupe, cette proposition de loi, et j’espère modestement avoir aidé à convaincre certains de nos collègues auxquels nous devons nous garder de reprocher leurs doutes.

Applaudissements sur les travées du groupe CRC-SPG ainsi que sur certaines travées du groupe socialiste.

Applaudissements sur les travées de l ’ UMP.

Debut de section - PermalienPhoto de Josselin de Rohan

Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, je ne m’embarrasserai ni de préliminaires ni de précautions oratoires pour m’exprimer sur le texte soumis à notre approbation : la proposition de loi que nous discutons est inopportune et inacceptable. Elle est en outre irrecevable car inconstitutionnelle. Notre collègue rapporteur, le président Jean-Jacques Hyest, l’a démontré avec autorité et clarté sans qu’il soit besoin de rien ajouter à son propos.

Je m’attacherai à décrire le caractère inopportun de la proposition de loi, en analysant ses conséquences politiques, puis son caractère inacceptable en m’efforçant de mettre en lumière les graves dérives auxquelles elle risque de conduire.

La proposition de loi ne peut que contribuer à détériorer davantage, s’il en était besoin, les relations entre la France et la Turquie, sans aider en rien la réconciliation nécessaire entre la Turquie et l’Arménie. J’en appelle, sur ce point, au témoignage de tous ceux de nos collègues qui se sont récemment rendus en Turquie.

On l’a dit, et je le répète : les autorités arméniennes n’ont jamais demandé aux pays membres de l’Organisation des Nations unies ou de l’Union européenne de voter pareil texte ; et il nous semble qu’ils sont les premiers intéressés à l’existence de bons rapports avec leur voisin turc.

Mais, au moment où l’onde de choc provoquée en Turquie par le lâche assassinat d’un journaliste d’origine arménienne estimé de tous, Hrant Dink, commence à susciter dans les consciences turques la nécessité d’admettre pour le dénoncer le génocide arménien, cette proposition de loi est particulièrement malvenue.

Elle contrarie les efforts des historiens, journalistes ou associations citoyennes turques qui souhaitent œuvrer en faveur de la réconciliation avec les Arméniens et ont commencé à cet effet un travail de vérité. Elle constitue un encouragement pour les extrémistes nationalistes qui se refusent à envisager par principe la moindre responsabilité dans les massacres dont ils nient la réalité.

Si la France veut jouer un rôle utile pour conduire la Turquie à accepter son passé, elle ne doit pas contribuer à envenimer les débats, mais doit au contraire faciliter les rapprochements entre hommes de bonne volonté, en Arménie et en Turquie.

Debut de section - PermalienPhoto de Josselin de Rohan

Le déplacement à Erevan du président Abdullah Gül va dans ce sens. Nous saluons cette démarche et demandons qu’elle soit suivie de nouveaux gestes qui témoignent de la volonté turque d’entrer dans la voie de la coopération et de la paix véritable avec l’Arménie.

Le signe qu’un dégel s’amorce est le fait notable que de nombreux citoyens turcs qui avaient jusqu’alors caché leurs origines arméniennes n’hésitent plus, désormais, à les dévoiler et à les revendiquer. Cela n’eût pas été possible il y a seulement cinq ans. C’est aussi le signe que quelque chose a changé en Turquie ; nous devons accompagner ce mouvement.

Ce qui rend, à mes yeux, cette proposition de loi inacceptable, ce sont les graves dérives auxquelles elle risque de conduire.

Punir de 45 000 euros d’amende et d’un an d’emprisonnement quiconque aura contesté le génocide arménien et ouvrir à toute association se proposant de défendre les intérêts moraux des victimes du génocide arménien la possibilité de se porter partie civile en cas d’infraction supposée à la loi, voilà qui mène à tous les abus.

Nous en avons eu un exemple à propos de l’affaire Pétré-Grenouilleau. Qualifié par ses pairs d’« historien dont le travail irréprochable n’a jamais rien fait qui contredise les devoirs de l’historien et du citoyen », M. Olivier Pétré-Grenouilleau a été traduit devant les tribunaux par un collectif de Guyanais, d’Antillais et de Réunionnais pour avoir refusé de qualifier l’esclavage de « génocide » parce qu’il estimait, en conscience, qu’en l’occurrence le terme ne s’appliquait pas à cette catégorie de crimes contre l’humanité. Il avait également fait ressortir dans son ouvrage qu’un certain nombre de potentats ou de chefs de tribu africains avaient contribué à fournir des esclaves aux négriers, et cela aussi avait été attaqué.

Avec la proposition de loi que l’on nous propose, il en sera de même pour quiconque émettra le moindre doute sur les intentions de tel ou tel homme politique turc en 1917 de procéder à l’élimination systématique des Arméniens, ou sur l’étendue et la portée des massacres dans telle ou telle partie du territoire turc. Toute interrogation, toute critique sur ce point pourraient devenir délictuelles.

Désormais, il appartiendra au juge de dire l’histoire. Quiconque l’interpréterait dans un sens contraire à la vérité établie sera sanctionné. Mais, pas plus que le législateur, le juge n’a capacité à établir l’histoire.

Quel historien, dans ces conditions, se hasarderait à traiter d’un sujet qui l’exposerait aux foudres des associations de défense des victimes ? Faudra-t-il que les chercheurs publient à l’étranger les résultats de leurs travaux pour être sûrs de ne pas être dénoncés ? Faudra-t-il qu’ils s’exilent pour poursuivre leurs recherches ?

Comme le disait René Rémond, « c’est un trait des régimes totalitaires que de s’arroger le droit de tordre l’histoire à leur avantage et d’exercer un contrôle sur ceux dont c’est le métier d’établir la vérité en histoire ». Est-ce la voie sur laquelle veulent nous engager les auteurs de la proposition de loi ?

Pierre Nora, quant à lui, estime qu’« à travers la remise en cause de la recherche historique, c’est plus généralement la liberté de penser et de communiquer de tous les citoyens qui est en question ».

Je n’hésite pas à le proclamer, cette proposition de loi est liberticide, inquisitoriale et obscurantiste. Elle heurte la communauté des historiens, unanimes à en condamner l’esprit comme la lettre, car elle est une grave entrave à leur tâche.

Permettez-moi, enfin, de m’adresser à nos compatriotes d’origine arménienne.

Le génocide arménien, qui est l’un des pires crimes commis contre l’humanité, est un fait reconnu de tous. Nous l’avons transcrit dans la loi. Nous partageons votre souci de ne pas voir s’effacer la mémoire de ce forfait. Nous éprouvons de la compassion face à la douleur de vos pères, dont vous portez encore les stigmates.

Mais, si désireux que vous soyez de témoigner de votre histoire, vous ne pouvez pas exiger que la défense de vos intérêts moraux soit assurée aux dépens des droits fondamentaux garantis par notre Constitution que sont la liberté de parole et la liberté d’expression.

C’est justement parce que la France est une terre de liberté que tant des vôtres ont voulu s’y établir. C’est pour notre liberté que sont morts des hommes tels que Missak Manouchian et ses compagnons. N’écoutez pas ceux qui veulent dévoyer votre cause en l’entraînant sur la voie du communautarisme et de l’extrémisme ! Elle est trop juste pour que vous la laissiez altérer.

Applaudissements sur la plupart des travées de l ’ UMP.

Debut de section - PermalienPhoto de Charles Gautier

Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, nous nous flattons tous que la France soit encore reconnue dans beaucoup de pays comme patrie des droits de l’homme. Cependant, l’attitude de notre pays à l’occasion de certains événements internationaux récents écorne cette réputation. La France n’est déjà plus la référence spontanée dans la conscience universelle.

Mes chers collègues, qu’adviendrait-il si, ici et maintenant, nous convenions de nous ériger en censeurs de l’histoire, de tous les événements du monde, dans l’espace et le temps ?

Cette arrogance serait tout à fait dommageable au rôle que nous voulons jouer.

Qui sommes-nous pour blâmer un peuple au nom des agissements de ses générations passées ? Nous ne sommes ni professeurs de vertu ni conscience du monde, ni comité d’historiens. Nous sommes juste des législateurs français, établissant les codes de vie commune applicables sur notre territoire pour aujourd’hui et pour demain.

Les historiens nous le demandent d’ailleurs, et s’opposent fortement aux lois mémorielles qui deviennent, je le constate, une tendance du Parlement.

Dans le cas qui nous occupe, si le génocide arménien n’est pas contesté, il reste encore cependant beaucoup de recherches à effectuer pour les historiens. Il est donc important de ne pas interférer dans leurs travaux.

Nous devons légiférer pour le bien de tous et non en réponse à l’une ou l’autre des communautés pour de vagues raisons électoralistes.

Loin de moi l’idée de contester l’atrocité des crimes commis au début du siècle dernier. Ils ont été perpétrés à des milliers de kilomètres de notre pays et n’ont en rien impliqué les ressortissants français. Regardons plutôt vers l’avenir, et non vers le passé.

Nous devons légiférer dans l’intérêt commun et prendre en compte les liens diplomatiques de notre pays dans le monde et la recherche de la paix.

Je souligne que des voies de recours existent déjà dans le droit français actuel pour punir les personnes contestant tout génocide. Ce texte me paraît donc au minimum inutile.

Mais je suis persuadé aussi que ce texte est carrément dangereux. En effet, il flatte et même exacerbe le nationalisme, il entrave toute tentative de dialogue entre les peuples turc et arménien. S’il est adopté, les liens entre la France et la Turquie seront à reconstruire entièrement, à un moment où ils sont déjà très détériorés. Quant aux bribes de dialogues entamés entre Turcs et Arméniens, il n’en restera rien.

Debut de section - PermalienPhoto de Charles Gautier

Enfin, ne peut-on pas craindre que les relations entre les Français d’origines turque et arménienne se dégradent de la même manière ? Quel est l’intérêt de la France à opposer l’une à l’autre deux communautés vivant sur son territoire ?

Mes chers collègues, de nombreux autres ressortissants français ont eu aussi à subir de grandes souffrances relevant de crimes contre l’humanité ; ils n’ont pas tous la chance de constituer une communauté assez nombreuse pour faire entendre leur douleur. Partant de ce constat, il me semble que nous introduirions une distorsion de traitement entre nos concitoyens. L’universalisme est une valeur trop précieuse pour être bafouée de la sorte.

La France, qui a inventé la laïcité, cette neutralité de l’État vis-à-vis des opinions religieuses, doit faire de même lorsqu’il s’agit de l’histoire et de sa lecture.

C’est pour toutes ces raisons que je m’opposerai à ce texte.

Quant à l’irrecevabilité, je vous en laisse juges, mes chers collègues.

Cette proposition de loi a toutefois un mérite : celui de poser le débat. Espérons que, demain, il sera définitivement clos.

Applaudissements sur certaines travées du groupe socialiste ainsi que sur la plupart des travées de l ’ UMP.

Debut de section - PermalienPhoto de Bruno Gilles

Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, j’associe à mon intervention ma collègue Sophie Joissains, sénatrice des Bouches-du-Rhône et élue d’Aix-en-Provence.

Nous sommes aujourd’hui saisis d’un sujet délicat. La proposition de loi qui nous est présentée a pour objet, comme celle qui a été adoptée en 2006 à l’Assemblée nationale, de punir au moyen de sanctions pénales ceux qui nient les souffrances endurées par les victimes du génocide arménien de 1915 commis par l’État turc. Elle tend à compléter la loi du 29 janvier 2001 relative à la reconnaissance dudit génocide.

Je comprends bien les arguments juridiques de la commission des lois en faveur d’une exception d’irrecevabilité. J’admets parfaitement qu’une majorité de nos collègues, de gauche comme de droite, se rendent à ces arguments. De façon générale, ce que l’on appelle désormais les « lois mémorielles » pose effectivement problème.

Pourtant, lors de mon vote, qui m’est personnel, je ne prendrai pas en compte la solidité des arguments juridiques de la motion d’irrecevabilité, dont les fondements sont indéniables. Par mon vote, mes chers collègues, je veux dénoncer ce qui à mes yeux constitue un scandale.

Tout d’abord, je n’admets pas que l’État turc, toujours candidat à l’entrée dans l’Union européenne, puisse dans sa propre législation continuer, lui, à pénaliser sévèrement ses ressortissants sous le seul prétexte qu’ils sont désireux que leur pays assume la responsabilité dudit génocide.

Je veux également dénoncer l’hypocrisie européenne, dont les responsables, imperturbablement, et en dépit des faits mentionnés, poursuivent, au nom du respect des droits de l’homme et des avancées démocratiques, les négociations sur l’intégration turque au sein de l’Union.

Bien loin des arguments constitutionnels aujourd’hui légitimement invoqués, les motifs avancés par nombre d’opposants à la pénalisation du négationnisme du génocide arménien s’assimilent le plus souvent à de sordides calculs économiques en raison du chantage que la Turquie exercerait sur nos entreprises.

Mes chers collègues, mettre en regard des contrats et les victimes arméniennes massacrées me met, personnellement, très mal à l’aise.

Céder, à contresens de nos valeurs humanistes et démocratiques, aux chantages d’un État étranger est, de mon point de vue, impossible. Ne pas réagir fermement aux exactions commises, à l’instigation d’un État étranger, contre nos compatriotes arméniens de souche relève de la lâcheté et justifie que l’on réprime sévèrement la négation de l’existence du génocide arménien.

Oui, je revendique, à titre personnel, une proximité avec les Français d’origine arménienne, issus d’une diaspora durement éprouvée au début du XXe siècle. Oui, j’assume personnellement et totalement ma reconnaissance du génocide arménien.

En 2006, alors député, j’ai voté la proposition de loi présentée par mon collègue de Marseille, Christophe Masse, pénalisant la négation de ce génocide. En dépit des éléments nouveaux survenus depuis lors et qui fondent sa légitimité, je voterai, pour toutes les raisons évoquées, contre la motion d’irrecevabilité. Je ne me dédirai pas aujourd’hui, et mon vote penchera en faveur du texte présenté par le sénateur socialiste Serge Lagauche.

Il reste, mes chers collègues, que ce débat me laisse un goût amer, en raison de l’hypocrisie de certains. Que nos compatriotes d’origine arménienne ne s’y trompent pas ! Certes, la manœuvre était bien montée : présenter dans la niche parlementaire socialiste un texte satisfaisant la nombreuse diaspora arménienne de France et ne faire aucun effort pour le faire adopter ensuite, faisant ainsi endosser à la majorité et au Gouvernement la responsabilité de l’échec. Mais la ficelle est un peu grosse !

Mesdames, messieurs les socialistes, n’avez-vous donc pas retenu les leçons du vote de 2001, ou de celui de 2006 à l’Assemblée nationale ? Ne savez-vous pas que la seule chance de faire adopter un texte de ce type était de le faire signer par des sénateurs de tous les bords de l’hémicycle, comme naguère, le sénateur maire de Marseille, Jean-Claude Gaudin, qui avait, lui, sollicité l’ensemble des présidents de groupe de la Haute Assemblée pour les associer à son combat en faveur de la reconnaissance du génocide arménien ?

Debut de section - PermalienPhoto de Bruno Gilles

Si c’est le cas, je vous en félicite, cher collègue !

Debut de section - PermalienPhoto de Bruno Gilles

Ce qui est sûr, et quel qu’en soit l’auteur, c’est que M. Gaudin s’était associé à l’initiative.

Oui, comme un ami de longue date des Français arméniens de souche, je voterai en faveur du texte de Serge Lagauche et contre l’exception d’irrecevabilité, mais je proteste devant vous, solennellement, car ce sujet grave et douloureux méritait mieux qu’une petite combine partisane !

Applaudissements sur certaines travées de l ’ UMP.– Protestations sur certaines travées du groupe socialiste.

Debut de section - PermalienPhoto de Bernard Piras

Pourquoi alors ne pas avoir pris vous-même l’initiative ?

Debut de section - PermalienPhoto de Gérard Collomb

Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, au moment où notre assemblée entame l’examen de la proposition de loi « tendant à réprimer la contestation de l’existence du génocide arménien », je pense qu’il faut avoir à l’esprit cette maxime latine : summum jus, summa injuria.

J’entends bien les arguments de la commission des lois ainsi que de tous ceux qui, pour repousser cette proposition, invoquent le droit ou la diplomatie.

Le droit, M. le rapporteur l’invoque quand il souligne, au soutien de la motion tendant à opposer l’exception d’irrecevabilité, qu’« à l’inverse du dispositif prévu par la “loi Gayssot” s’agissant de la pénalisation de la négation de la Shoah, il n’existe pas de définition précise, attestée par une convention internationale ou par des décisions de justice revêtues de l'autorité de la chose jugée, des actes constituant le génocide arménien de 1915 et des personnes responsables de son déclenchement ».

J’entends également les arguments diplomatiques de M. Hyest quand, dans les conclusions de son rapport, il souligne « les conséquences diplomatiques inopportunes que susciterait l’adoption de la proposition de loi, tant sur les relations bilatérales franco-turques que sur le timide rapprochement engagé, avec le soutien de la France, entre la Turquie et l’Arménie ».

Je m’inscris toutefois en faux contre ces arguments. Car c’est par ce même type de raisonnement que, historiquement, les Arméniens ont été victimes du premier génocide du XXe siècle, dans le silence assourdissant des Nations. En effet, on évoquait déjà à l’époque l’impératif du droit, l’impératif des traités, l’impératif des relations diplomatiques, pour ne pas parler, pour ne pas agir.

Mais, dans ce silence, une voix s’élevait, solitaire. C’était celle de Jean Jaurès, dénonçant, le 3 novembre 1896, devant les représentants de la nation française, le drame abominable qui était en train de se produire, avec ces mots : « Il faut sauver les Arméniens ! […] Ce qui importe, ce qui est grave, ce n’est pas que la brute humaine se soit déchaînée là-bas ; ce n’est pas qu’elle se soit éveillée. Ce qui est grave, c’est qu’elle ne s’est pas éveillée spontanément ; c’est qu’elle a été excitée, encouragée, nourrie dans ses appétits les plus féroces par un gouvernement régulier avec lequel l’Europe avait échangé plus d’une fois, gravement, sa signature. »

Pourtant, malgré cet avertissement, l’histoire allait se poursuivre et le massacre se transformer, en 1915, en un génocide.

Le caractère génocidaire de ces massacres a été connu assez tôt. Les rapports internationaux rédigés pendant la guerre étaient formels. À l’unisson, les diplomates décrivaient le caractère systématique du programme de suppression des Arméniens. Ce furent, par exemple, les mots que le consul des États-Unis à Alep, Jesse B. Jackson, adressa à son gouvernement : « Je ne pense pas que, dans toute l’histoire du monde, il y ait jamais eu un massacre aussi général et méthodique que celui qui a lieu dans cette région ou qu’un plan plus diabolique soit jamais sorti de l’esprit humain ! ».

De tels témoignages furent confirmés dès cette époque, mais les voix éparses qui s’élevèrent eurent pourtant bien du mal à se faire entendre. Un immense silence avait recouvert le génocide arménien : silence des survivants, tout entiers attachés à se reconstruire, silence d’une douleur que l’on tait, silence d’une plaie cachée que l’on garde pour soi, comme s’il y avait déjà quelque honte à avoir été victime de l’ignominie.

Mes chers collègues, le souvenir de toutes ces victimes doit aujourd’hui nous guider dans notre vote. Certains d’entre nous plaideront en faveur du droit ou de la Constitution. Pour notre part, nous plaidons, aujourd’hui, tout simplement, pour l’humanité !

Applaudissements sur certaines travées du groupe socialiste ainsi que sur les travées du groupe CRC-SPG.

Debut de section - PermalienPhoto de Ambroise Dupont

Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, cette proposition de loi, qui, nous en sommes témoins, suscite les passions, vise à punir de cinq ans d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende ceux qui auront contesté l’existence du génocide arménien de 1915 reconnu par la loi n° 2001-70 du 29 janvier 2001 relative à la reconnaissance du génocide arménien de 1915, ainsi que nous l’a rappelé M. Hyest. Elle voudrait la compléter, comme nous l’a expliqué, avec passion, notre collègue Serge Lagauche.

Au-delà de ces deux textes, j’entends bien les attentes de nos compatriotes d’origine arménienne et je comprends leur émotion à l’évocation d’un passé douloureux, parfois odieusement contesté par l’effet d’un nationalisme stérile. S’il ne m’apparaît pas opportun d’adopter cette proposition de loi, je lui reconnais le mérite de nous fournir l’occasion de débattre et de fixer – je l’espère, une fois pour toutes – la place dans notre ordonnancement juridique des lois dites « mémorielles » qui se sont multipliées ces dernières années.

Le rapporteur de la commission des lois, dont je salue la compétence, ainsi que M. le ministre nous ont expliqué les difficultés que ne manquerait pas de susciter cette proposition de loi. Il me semble, en effet, que ce texte pose plus de problèmes qu’il n’en résout.

Adhérant sans réserve aux conclusions juridiques de la commission des lois, je limiterai mon propos à quelques aspects politiques du texte.

La France, en reconnaissant il y a dix ans le génocide arménien, a pris une position claire sur cette question. C’est un fait, et M. le ministre l’a rappelé.

Cependant, l’inflation des lois « mémorielles » doit nous amener à nous interroger sur l’opportunité du recours au législateur pour trancher des questions qui, souvent, ne sont pas d’ordre normatif, mais relèvent de la conscience des peuples et des nations. Le Parlement vote les lois. Il contrôle le Gouvernement. Est-ce à lui d’écrire ou de commenter l’histoire ?

C’est là plutôt, me semble-t-il, le domaine de la recherche et des historiens. M. de Rohan l’a dit avec beaucoup de force et de talent. Chacun ne pourrait-il pas sinon être légitimement tenté de faire valoir ses propres revendications au regard de l’histoire ? Cette perspective ne me paraît pas raisonnable.

Au-delà de la question institutionnelle, on ne peut ignorer les conséquences diplomatiques de la loi du 29 janvier 2001 sur les relations de la France avec la Turquie ou même avec l’Azerbaïdjan turcophone. J’ai encore pu récemment en mesurer les effets. N’oublions pas que nous jouons un rôle particulier dans le Caucase du Sud, …

Debut de section - PermalienPhoto de Ambroise Dupont

… la France y coprésidant le groupe de Minsk - sous l’égide de l’OSCE, l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe -, chargé de trouver une solution négociée au conflit territorial du Haut-Karabagh qui oppose l’Arménie et l’Azerbaïdjan.

Debut de section - PermalienPhoto de Ambroise Dupont

Cette médiation la contraint, me semble-t-il, à une parfaite neutralité.

En tant que président du groupe interparlementaire France-Caucase du Sénat, j’y suis naturellement très attentif, conscient de l’attente d’une paix nécessaire dans la région.

Debut de section - PermalienPhoto de Ambroise Dupont

Or les deux parties sont plutôt bien disposées en ce début d’année. Les présidents arménien et azerbaïdjanais ont accepté de se retrouver, en juin prochain, avec les négociateurs du groupe de Minsk pour, je l’espère, avancer sur la voie de la paix.

Je pense qu’il serait dès lors contre-productif de voter la proposition de loi dont nous débattons aujourd’hui. Cela reviendrait en effet à attiser les passions et risquerait d’affaiblir la position particulière de la France. En fin de compte, la proposition de loi desservirait la paix que les pays de la région ont légitimement le droit de connaître.

Il serait plus utile, à mon sens, d’encourager les initiatives qui, en Turquie, tendent vers un examen dépassionné du passé pour reconnaître, enfin, le génocide arménien. Mieux vaut favoriser les courageuses initiatives arméno-turques qui sont destinées à permettre l’établissement de relations entre les deux États, dont nous savons qu’elles sont, pour le moment, difficiles.

N’oublions pas enfin les difficultés actuelles de la République arménienne : son développement économique passe par son désenclavement et la réouverture de sa frontière avec la Turquie.

Pour l’ensemble de ces raisons, et sans négliger l’ensemble des aspects développés par nos collègues, je soutiendrai la motion d’irrecevabilité proposée par la commission des lois.

Applaudissements sur la plupart des travées de l ’ UMP.

Debut de section - PermalienPhoto de Robert Badinter

Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, j’aurais toutes les raisons, intellectuelles, humaines et personnelles, de soutenir le texte de cette proposition de loi présentée par les défenseurs de la communauté arménienne et des descendants des Arméniens massacrés au cours du génocide de 1915, perpétré il y a un siècle de cela, en Orient.

Les génocides nous font horreur, les crimes contre l’humanité sont la flétrissure de celle-ci et, depuis un siècle, si le génocide arménien a ouvert tragiquement la voie, celle-ci ne s’est pas refermée : pensons, à la lumière sinistre d’Auschwitz, aux génocides commis plus récemment en Afrique.

Par conséquent, il m’est difficile d’expliquer pourquoi, sur cette proposition de loi, je suivrai la voie tracée par la commission des lois et son rapporteur, M. Hyest. Je la suivrai parce que nous ne pouvons pas, mes chers collègues, et c’est une question de principe, étendre les pouvoirs du Parlement au-delà des limites que la Constitution lui assigne.

Mes chers collègues, chers amis, nous sommes des législateurs et la loi n’existe, comme le rappelait fort bien le Conseil constitutionnel, que dans le respect de la Constitution !

Ici, hélas, le législateur, emporté par une émotion tout à fait respectable, exprimée parfois avec talent, s’est laissé entraîner sur des terres qui ne sont pas les siennes, mais celles de l’histoire, discipline difficile, dont la liberté de recherche, de critique et même de contestation doit être absolument respectée dans une démocratie.

Il n’est pas bon, il n’est pas conforme à notre vocation nationale que nous ayons des lois qui disent l’histoire et, pis encore, sous peine de prison… Cet apanage, nous devons le refuser ! Cela ne saurait relever de notre convenance ni, moins encore, de notre compétence.

Je sais bien que, agi par le mouvement des âmes et par le souci légitime de témoigner sympathie et compassion, le Parlement a voté la loi du 29 janvier 2001. Je ne l’ai pas votée. Bien évidemment, cette loi n’a pas fait l’objet d’une saisine du Conseil constitutionnel, mais était-elle pour autant constitutionnelle ?

Vous permettrez que je laisse la parole à une voix plus autorisée que la mienne, et que je rappelle ici non sans émotion et avec une certaine nostalgie, celle du doyen Vedel, que j’ai si bien connu, à l’université et au Conseil constitutionnel, et dont le dernier article, publié dans les mélanges consacrés à la mémoire du professeur Luchaire, autre grand constitutionnaliste et ami, est consacré à la loi du 29 janvier 2001. Je n’en dirai pas plus, car je tiens à lui laisser la parole.

À la question de la constitutionnalité de la loi du 29 janvier 2001 relative à la reconnaissance du génocide arménien de 1915, la réponse est « non seulement facile, mais simple. Cette simplicité ne vient pas seulement de ce que la loi en question méconnaît des dispositions constitutionnelles claires et précises. Elle vient aussi de ce que […] aucun effort juridique sérieux n’est venu au secours de la loi. […] Le principe de séparation des pouvoirs législatif et judiciaire […] met […] un obstacle infranchissable à ce que le législateur se prononce sur la vérité ou la fausseté de tels ou tels faits, sur leur qualification dans une espèce concrète et sur une condamnation même limitée à une flétrissure. »

« Ce ne sont pas seulement l’article 34 et la séparation des pouvoirs législatif et judiciaire qui sont méconnus par la loi du 29 janvier 2001. Tout aussi grave est l’usurpation par le législateur de compétences concernant les relations internationales et la conduite de la diplomatie. […]

« Il n’est pas sérieux de proclamer que le législateur est souverain, que le Parlement détient ou peut confisquer toutes les compétences qui peuvent être exercées au nom de l’État. […] » – je rappelle que, dans l’article unique de la loi du 29 janvier 2001, ce n’est pas le Parlement français qui se prononce, c’est la France !

« Il est apparu que la matière sur laquelle porte la loi ne relève pas du législateur dont la compétence est définie par l’article 34 de la Constitution. Le législateur ne saurait empiéter sur la compétence du Président de la République, du Gouvernement – et, au sein de celui-ci, du ministre des affaires étrangères – en matière de relations diplomatiques. Pour ces raisons simples, la loi doit être regardée comme contraire à la Constitution ».

Si je rappelle ces paroles indiscutables du doyen Vedel, ce n’est pas seulement pour honorer la mémoire d’un grand juriste qui a lui-même tant honoré son pays, mais pour une autre raison : en effet, les auteurs de cette proposition de loi se sont laissés emporter par leur élan compassionnel – je le comprends parfaitement – et par leur souci de témoigner leur solidarité face au malheur subi par la communauté arménienne, il y a un siècle – heureusement sans qu’aucun Français, à notre connaissance, n’y ait contribué ou en ait été victime.

Or, sans s’en rendre compte, les auteurs de cette proposition de loi tendent à la communauté arménienne elle-même une sorte de piège. En effet, depuis 2001, une révision constitutionnelle est intervenue, au terme de laquelle la question prioritaire de constitutionnalité, demandée depuis vingt ans, a enfin trouvé sa place. Vous devez savoir que sa jurisprudence constante permet au Conseil constitutionnel, lorsqu’une loi qui ne lui a pas été soumise par la voie de la saisine parlementaire est modifiée ou complétée par une nouvelle loi qui s’enracine dans la première, d’exercer son contrôle sur la première loi et, le cas échéant, de la déclarer contraire à la Constitution !

Tous les motifs évoqués par l’éminent doyen pourraient être invoqués à la première occasion, dès que ce texte-ci serait mis en œuvre, c’est-à-dire lorsqu’une sanction pénale serait requise contre l’auteur d’un libelle ou d’un texte que je conçois nécessairement odieux, car je déteste les révisionnistes. La défense soulèverait immédiatement une question prioritaire de constitutionnalité et, à ce moment-là, le Conseil constitutionnel aurait l’occasion d’apprécier la constitutionnalité de la loi du 29 janvier 2001. Et sa réponse, le doyen Vedel vous la donne !

Donc, loin de servir la cause qui est celle de toutes les femmes et les hommes de cœur – je me garderai, sur ce point, de reprendre une citation célèbre sur le monopole du cœur, même à votre égard, mon cher ami Collomb, mais personne, ici, n’est indifférent au génocide, nous y sommes tous également sensibles –, …

Debut de section - PermalienPhoto de Robert Badinter

… la voie empruntée conduit non pas même à une impasse, mais pis, à la destruction de ce qui a été acquis, même si, je le redis, je n’ai pas voté la loi de 2001.

Pour autant, nos amis arméniens sont-ils dépourvus de moyens face aux négationnistes ? M. le garde des sceaux les a énoncés, notre collègue Hyest les a rappelés et ils figurent dans le rapport de la commission des lois : des actions sont possibles au pénal, sur le fondement de la loi de 1881, de la non-discrimination, de l’appel à la haine, etc. – je ne les énumérerai pas toutes !

Permettez-moi également de rappeler un souvenir personnel.

Il se trouve que, dans la dernière affaire que j’aurai probablement plaidée dans ma vie, j’ai été confronté à des révisionnistes : nous avons obtenu leur condamnation, parce qu’ils avaient manqué aux devoirs de l’historien, c’est-à-dire la bonne foi, l’étude approfondie des sources, la confrontation des documents, bref, la démarche d’un esprit libre et d’une science qui avance ! Ainsi ont jugé le tribunal, puis la cour d’appel, en condamnant ces révisionnistes, et cela était juste !

Par conséquent, si quiconque, sur le territoire de l’Hexagone, se livre à la contestation de la réalité du génocide arménien, les moyens de le faire punir existent, heureusement !

Mais la voie tracée par cette proposition de loi est erronée : non seulement elle blesse la Constitution, non seulement elle fait de nous des juges de l’histoire, ce que d’aucune manière nous ne souhaiterions ni ne pourrions être, mais en plus, elle va à l’encontre d’intérêts que je considère comme sacrés ! C’est pourquoi je ne suivrai pas les auteurs de ce texte.

Comme l’a appelé de ses vœux M. le ministre, puissent enfin nos amis turcs mesurer que, en ce siècle nouveau, depuis les atroces génocides de la Seconde Guerre mondiale, les dirigeants de toutes les nations démocratiques s’honorent en reconnaissant les crimes qui furent jadis commis par leurs aïeux, sur le continent européen et ailleurs. Là est l’honneur des grandes démocraties, là est l’honneur des grands chefs d’État !

Applaudissements sur la plupart des travées du groupe socialiste, du RDSE, de l ’ Union centriste et de l ’ UMP.

Debut de section - PermalienPhoto de Jean-Léonce Dupont

Personne ne demande plus la parole dans la discussion générale ?…

La discussion générale est close.

Nous passons à la discussion de la motion tendant à opposer l’exception d’irrecevabilité.

Debut de section - PermalienPhoto de Jean-Léonce Dupont

Je suis saisi par M. Jean-Jacques Hyest, au nom de la commission des lois, d'une motion n°1.

Cette motion est ainsi rédigée :

En application de l'article 44, alinéa 2, du règlement, le Sénat déclare irrecevable la proposition de loi tendant à réprimer la contestation de l'existence du génocide arménien (607, 2009-2010).

Je rappelle que, en application de l’article 44, alinéa 8, du règlement du Sénat, ont seuls droit à la parole sur cette motion l’auteur de l’initiative ou son représentant, pour quinze minutes au maximum, un orateur d’opinion contraire, pour quinze minutes au maximum, le président ou le rapporteur de la commission saisie au fond et le Gouvernement.

En outre, la parole peut être accordée, pour explication de vote, à un représentant de chaque groupe, pour une durée n’excédant pas cinq minutes.

La parole est à M. le rapporteur, pour défendre la motion.

Debut de section - PermalienPhoto de Jean-Jacques Hyest

Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, certains préfèrent la simplicité de la passion à la complexité du raisonnement, disait un grand auteur. C’est peut-être la nature humaine qui le veut, mais une telle attitude ne saurait fonder les progrès de l’État de droit, qui garantissent pourtant les libertés publiques, au bénéfice de l’humanité.

Comme je l’ai déjà brièvement expliqué au cours de la discussion générale, la commission des lois a décidé, à l’unanimité, d’opposer l’exception d’irrecevabilité à cette proposition de loi, qui nous paraît notamment contraire à deux principes reconnus par le Conseil constitutionnel : le principe de la légalité des délits et des peines, d’une part, le droit à la liberté d’opinion et d’expression, d’autre part.

Tout d’abord, il existe un risque de contrariété au principe de la légalité des délits et des peines.

En effet, bien qu’il s’en inspire, le dispositif de la présente proposition de loi diffère sensiblement de celui de la loi Gayssot sur la pénalisation de la négation de la Shoah.

Le dispositif de la loi Gayssot est adossé à des faits précis, reconnus par une convention internationale ou par une juridiction nationale ou internationale au terme de débats contradictoires.

Dans un arrêt du 7 mai 2010, la Cour de cassation a estimé que la question de la contrariété de la loi Gayssot aux principes constitutionnels de la légalité des délits et des peines et de la liberté d’opinion et d’expression « ne présentait pas un caractère sérieux dans la mesure où l’incrimination critiquée se réfère à des textes régulièrement introduits en droit interne, définissant de façon claire et précise l’infraction […] dont la répression, dès lors, ne porte pas atteinte aux principes constitutionnels de liberté d’expression et d’opinion ».

La situation est évidemment différente s’agissant du génocide arménien de 1915, perpétré bien antérieurement à l’adoption de la convention du 9 décembre 1948 pour la prévention et la répression du crime de génocide et dont les auteurs n’ont jamais été jugés, ni par une juridiction internationale ni par une juridiction française. Je rappelle à cet instant que la France était partie prenante au traité de Sèvres, qui a reconnu le génocide arménien, même s’il n’a jamais été ratifié.

Sur un plan strictement juridique, il n’existe donc pas de définition précise, attestée par un texte de droit international ou par des décisions de justice revêtues de l’autorité de la chose jugée, des actes constituant ce génocide et des personnes responsables de son déclenchement, ce qui conduit à s’interroger sur le périmètre exact de la notion de « contestation de l’existence du génocide arménien de 1915 » retenue par la proposition de loi.

En outre, le terme « contestation », dont le champ est plus large que celui du terme « négation », soulève un problème : la « contestation » peut en effet porter sur l’ampleur, les méthodes, les lieux, le champ temporel du génocide, sans forcément nier l’existence même de celui-ci.

Au total, le champ de l’infraction créée par la proposition de loi nous paraît présenter un risque sérieux de contrariété au principe de la légalité des délits et des peines.

Je rappelle que le Conseil constitutionnel considère que ce principe est respecté dès lors que l’infraction est définie « dans des conditions qui permettent au juge, auquel le principe de légalité impose d’interpréter strictement la loi pénale, de se prononcer sans que son appréciation puisse encourir la critique d’arbitraire ».

Par ailleurs, il existe un risque de contrariété au principe de liberté d’opinion et d’expression.

Corrélativement, la création d’une infraction pénale paraît contraire au principe de liberté d’opinion et d’expression, protégé par l’article XI de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, ainsi que par l’article 10 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.

Debut de section - Permalien
Michel Mercier, garde des sceaux

Oui !

Debut de section - PermalienPhoto de Jean-Jacques Hyest

Sans doute cette liberté n’est-elle pas absolue et admet-elle des restrictions, destinées à protéger des droits et libertés également reconnus par la loi : respect de la vie privée, maintien de l’ordre public, interdiction des discriminations, etc. Encore faut-il que ces restrictions soient proportionnées au regard des objectifs visés.

Ainsi, si la loi Gayssot paraît compatible avec le principe de liberté d’opinion et d’expression, c’est notamment parce qu’elle tend à prévenir aujourd’hui la résurgence d’un discours antisémite. C’est ce qu’a considéré la Cour européenne des droits de l’homme dans la décision Garaudy du 24 juin 2003 : « La négation ou la révision de faits historiques de ce type remettent en cause les valeurs qui fondent la lutte contre le racisme et l’antisémitisme et sont de nature à troubler gravement l’ordre public. »

Tel est également l’objectif qui a guidé le législateur communautaire lors de l’élaboration de la décision-cadre du 28 novembre 2008 relative à la lutte contre certaines formes et manifestations de racisme et de xénophobie au moyen du droit pénal.

L’article 1er de ce texte dispose que « chaque État membre prend les mesures nécessaires pour faire en sorte que […] soient punissables l’apologie, la négation ou la banalisation grossière publiques des crimes de génocide, crimes contre l’humanité et crimes de guerre, tels que définis aux articles 6, 7 et 8 du statut de la Cour pénale internationale, visant un groupe de personnes ou un membre d’un tel groupe défini par référence à la race, la couleur, la religion, l’ascendance ou l’origine nationale ou ethnique lorsque le comportement est exercé d’une manière qui risque d’inciter à la violence ou à la haine à l’égard d’un groupe de personnes ou d’un membre d’un tel groupe ». La finalité de cette décision-cadre est donc non pas de protéger la mémoire, mais de lutter contre la discrimination.

Debut de section - Permalien
Michel Mercier, garde des sceaux

Bien sûr !

Debut de section - PermalienPhoto de Jean-Jacques Hyest

Le Parlement sera prochainement saisi d’un projet de loi de transposition de cette décision-cadre.

En l’espèce, aucun discours de nature comparable à celui de l’antisémitisme ne paraît viser aujourd’hui en France nos compatriotes d’origine arménienne : de ce fait, la création d’une incrimination spécifique de contestation de l’existence du génocide de 1915 paraît excéder les restrictions communément admises pour justifier une atteinte à la liberté d’expression.

Au vu de l’ensemble de ces éléments et des risques de censure qu’encourrait la présente proposition de loi dans le cas où elle serait adoptée – je remercie M. Badinter d’avoir cité le doyen Vedel –, la commission des lois propose au Sénat de lui opposer l’exception d’irrecevabilité, conformément aux dispositions de l’article 44 de notre règlement.

Applaudissements sur les travées de l ’ UMP et sur certaines travées de l ’ Union centriste. –M. Richard Yung applaudit également.

Debut de section - PermalienPhoto de Bernard Piras

Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, il est regrettable que nous soyons contraints de prendre la parole contre une motion tendant à opposer l’exception d’irrecevabilité à un texte d’initiative parlementaire si attendu et d’une si grande portée symbolique. Cette procédure restrictive porte atteinte à la liberté d’expression des représentants du peuple. Ses auteurs tentent, par tous les moyens à leur disposition, d’éviter que les sénateurs puissent se prononcer sur cette proposition de loi.

Debut de section - PermalienPhoto de Dominique Braye

Vous n’êtes pas très gentil avec M. Badinter !

Debut de section - PermalienPhoto de Bernard Piras

Je ne suis pas d’accord avec lui sur ce texte, mais je le suis sur d’autres !

En fait, cette procédure est détournée de sa finalité, qui est, selon sa définition, de rejeter un texte soumis au vote qui serait contraire à une disposition en l’espèce constitutionnelle, d’après les auteurs de la motion.

La réalité est tout autre : derrière une argumentation juridique totalement infondée, sur laquelle je reviendrai, se cachent en fait des motifs de pure opportunité. Une nouvelle fois – cela devient une habitude –, la France fait primer des intérêts économiques ou géopolitiques sur la défense de valeurs fondamentales, inhérentes à l’être humain. M. de Rohan l’a très bien exprimé !

Debut de section - PermalienPhoto de Bernard Piras

Or notre pays n’est pas isolé devant cette juste cause : plus de quinze parlements nationaux, le Parlement européen et l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe ont déjà reconnu l’existence du génocide arménien.

Debut de section - PermalienPhoto de Bernard Piras

Je suis néanmoins satisfait d’avoir pu lire que même les sénateurs le plus farouchement opposés à cette proposition de loi reconnaissent désormais l’existence du génocide arménien de 1915.

Debut de section - PermalienPhoto de Bernard Piras

Leur refus de voter la présente proposition de loi apparaît d’autant plus incohérent. Ils ne tirent pas les conclusions qui s’imposent, lesquelles fondent les dispositions des trois articles du texte soumis aujourd’hui au Sénat. La loi du 29 janvier 2001 est uniquement déclarative ; il lui manque une dimension normative. Autrement dit, l’absence d’outils juridiques dans l’arsenal législatif français empêche le juge de sanctionner le non-respect des termes de cette loi, en vertu du principe de la légalité des incriminations et des peines. Le juge se trouve démuni, d’où le dépôt de la présente proposition de loi. Dès lors que nous estimons tous que les événements de 1915 constituent bien un génocide, aucune raison objective ne peut légitimer le refus de voter celle-ci.

À ce jour, contrairement à ce qui a été soutenu en commission des lois au Sénat, notre arsenal juridique ne permet pas de sanctionner les négationnistes du génocide arménien.

Debut de section - PermalienPhoto de Bernard Piras

M. Bernard Piras. Affirmer que la responsabilité des négationnistes peut être engagée sur la base de l’article 1382 du code civil est une contrevérité manifeste

M. le rapporteur s’exclame

Debut de section - PermalienPhoto de Bernard Piras

La Cour de cassation a formellement proscrit, par plusieurs arrêts successifs, notamment en 2005, le recours à l’article 1382 du code civil pour limiter la liberté d’expression. Plus encore, le 21 juin 1995, à l’occasion de l’affaire Lewis, le tribunal de grande instance de Paris a révélé ce vide juridique. Il a notamment affirmé que le législateur avait la possibilité de définir le négationnisme du génocide arménien comme une infraction pénale, mais qu’en l’état la juridiction judiciaire n’était pas en mesure de condamner de tels actes négationnistes.

Je balaierai d’un revers de main l’argument de l’illégitimité des lois mémorielles. Ceux qui se retranchent derrière ce prétexte pour se taire sont en retard d’une guerre ! Ce débat est dépassé : il n’est pas demandé aujourd’hui au Sénat de qualifier un fait historique ou de prendre position sur celui-ci ; cela a déjà été fait au travers de la loi du 29 janvier 2001. On attend simplement des membres de la chambre haute qu’ils tirent les conséquences de cette loi et ne laissent pas bafouer la volonté du peuple français, qu’ils incarnent et représentent.

En 2001, nous avons gravé dans la mémoire collective la réalité d’événements tragiques, pouvant être placés au plus haut degré dans l’échelle de l’horreur. Dix ans plus tard, nous souhaitons protéger cette mémoire collective contre les négationnistes. Le négationnisme est consubstantiel du crime de génocide ; il constitue sa phase suprême, son aboutissement, sa perpétuation à travers le temps et l’espace. J’avoue ne pas comprendre l’argument avancé par mes contradicteurs, lesquels estiment inopportun de légiférer dans le sens proposé en raison de l’absence d’un tel négationnisme en France. Cela est inexact : je rappellerai simplement, à cet égard, les faits qui se sont déroulés à Lyon en mars et en avril 2006. Sur le fond, employer un tel argument révèle une méconnaissance de l’effet dissuasif de la sanction pénale.

J’en viens maintenant au risque, évoqué par les auteurs de cette motion tendant à opposer l’exception d’irrecevabilité, de contrariété de la proposition de loi à deux principes constitutionnels.

Le premier principe qui serait ainsi bafoué est celui de la légalité des délits et des peines.

Debut de section - PermalienPhoto de Bernard Piras

Cet argument n’est fondé ni en droit ni en fait.

En droit, le législateur français n’est nullement soumis à l’obligation de se référer à des conventions internationales ou à des jugements revêtus de l’autorité de la chose jugée pour définir les éléments légaux constituant une infraction dans notre pays. S’agissant de la loi Gayssot relative au négationnisme de la Shoah, les jugements prononcés à Nuremberg, aussi instructifs qu’ils aient pu être, n’ont en aucun cas été intégrés dans le bloc de constitutionnalité ; c’est indépendamment de ceux-ci que la loi Gayssot a été élaborée.

En fait, il n’existe pas d’incertitude juridique à ce jour quant à la définition du génocide arménien, la loi du 29 janvier 2001 reconnaissant ce dernier et le terme « génocide » renvoyant à une définition de nature internationale et incontestée.

Debut de section - PermalienPhoto de Bernard Piras

De surcroît, il existe bien « des décisions de justice, revêtues de l’autorité de la chose jugée, des actes constituant le génocide arménien de 1915 et des personnes responsables de son déclenchement ».

En 1919, des cours martiales turques ont jugé des auteurs du génocide et ont prononcé des condamnations à mort, parfois par contumace, parfois exécutées.

On peut également évoquer la déclaration alliée du 24 mai 1915 annonçant le jugement des auteurs de « crimes contre l’humanité » à l’égard du peuple arménien, l’article 230 du traité de Sèvres du 10 août 1920 organisant le jugement des criminels de guerre turcs, la reconnaissance en 1985 du génocide, au paragraphe 30 du rapport sur la question du génocide, par la sous-commission de la promotion et de la protection des droits de l’homme de l’ONU dédiée à la lutte contre les mesures discriminatoires et à la protection des minorités, la reconnaissance du génocide par le Parlement européen, le 18 juin 1987, dans la résolution intitulée « Sur une solution politique de la question arménienne », la reconnaissance du génocide par le Conseil de l’Europe, le 24 avril 1998, dans une déclaration écrite de son assemblée parlementaire.

À un moindre niveau, on peut aussi mentionner la reconnaissance du génocide arménien par le Tribunal permanent des peuples, en 1984, par l’Association internationale des chercheurs sur le génocide, ainsi que par de nombreux États à travers le monde.

Enfin et surtout, il faut citer la décision, rendue le 1er avril dernier, du juge fédéral argentin Norberto Oyabide, lequel affirme précisément que le gouvernement turc a commis un crime de génocide envers le peuple arménien durant la période 1915-1923.

Par ailleurs, la présente proposition de loi contreviendrait, toujours selon les auteurs de la motion tendant à opposer l’exception d’irrecevabilité, au principe constitutionnel de liberté d’expression. Cet argument n’est pas plus fondé que le précédent.

En France, cette question a d’ores et déjà été réglée par la loi Gayssot. En effet, la liberté d’opinion et d’expression n’est pas davantage bafouée lorsqu’il s’agit de la contestation de l’existence du génocide arménien que lorsqu’il s’agit de la contestation de l’existence du génocide juif.

Debut de section - PermalienPhoto de Jean-Jacques Hyest

C’est faux, car il y a toujours de l’antisémitisme !

Debut de section - PermalienPhoto de Bernard Piras

Soutenir l’inverse amènerait à conclure qu’il existe une hiérarchie entre les génocides, ce qui serait aussi contestable juridiquement que moralement. En réalité, seule la situation actuelle paraît marquer une rupture d’égalité, à laquelle la présente proposition de loi permettra de remédier.

Sur cette question, la jurisprudence est suffisamment précise pour qu’il n’y ait pas d’incertitude sur la portée du terme : c’est ainsi que la loi Gayssot n’a pas empêché les universitaires de poursuivre leurs travaux de recherche sur les conditions dans lesquelles s’est déroulé le génocide juif.

Quoi de plus naturel que d’inscrire le négationnisme du génocide arménien sous le même régime juridique que le négationnisme de l’Holocauste ? Ce ne serait que justice.

Comme l’ont rappelé M. le garde des sceaux et M. le rapporteur, le Conseil de l’Union européenne a adopté, le 28 novembre 2008, une décision-cadre n° 2008/913/JAI disposant que chaque État membre de l’Union européenne, dont la France, devait prendre « les mesures nécessaires pour faire en sorte que les actes intentionnels ci-après soient punissables : […] l’apologie, la négation ou la banalisation grossière publiques des crimes de génocide, crimes contre l’humanité et crimes de guerre […] ».

Cette décision-cadre appelle un acte de transposition. Or, de même qu’il n’a pas souhaité faire aboutir la navette parlementaire à la suite de l’adoption par l’Assemblée nationale, le 12 octobre 2006, de la loi pénalisant le négationnisme du génocide arménien, le Gouvernement français n’a toujours pas transposé cette décision-cadre. Néanmoins, cette dernière nous permet d’assurer que, aux yeux du législateur européen, la pénalisation du négationnisme ne constitue pas une atteinte à la liberté d’expression.

Sur le plan extracommunautaire, plus précisément à l’échelon de la Cour européenne des droits de l’homme, un recours a été formé par Dogu Perinçek, ultranationaliste turc condamné par la justice suisse pour négation du génocide arménien. Dans les faits, la législation suisse est dotée, depuis de nombreuses années, d’un dispositif antinégationniste. Dès lors que la Suisse a reconnu le génocide arménien, le juge suisse a fort justement étendu le champ d’application de cette disposition à ce génocide.

Il reviendra au juge de Strasbourg de décider si ce jugement est contraire à la liberté d’expression. Je prie M. Badinter d’y être attentif ! Dans l’affirmative, le juge européen se mettrait dans la situation la plus délicate qui soit : non seulement cet arrêt servirait d’appui à tous les négationnistes de la Shoah pour déclarer incompatible avec la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales toute législation antinégationniste – les arrêts de la Cour étant publics, il y aurait matière, pour pléthore de négationnistes, à former d’innombrables recours ! –, mais le juge de Strasbourg se heurterait à la décision-cadre européenne précitée, qui dispose exactement le contraire !

Enfin, comment le juge constitutionnel français, qui a élevé, par sa jurisprudence de 1994 relative à la bioéthique, le respect de la dignité de la personne humaine au rang de principe à valeur constitutionnelle, pourrait-il considérer qu’en l’espèce le principe de la dignité de la personne humaine serait davantage restreint en France qu’ailleurs en Europe ? Tel serait le cas si la France ne sanctionnait pas pénalement le négationnisme du génocide arménien, tandis que l’Union européenne et fort probablement la Cour de Strasbourg admettraient que la pénalisation du négationnisme n’est pas une atteinte à la liberté d’expression. Il est impératif de rappeler, à ce stade, que le Conseil d’État, dans son fameux arrêt Commune de Morsang-sur-Orge de 1995, a estimé que le respect de la dignité humaine devait être inclus dans la définition de l’ordre public. Or des actes de vandalisme et de haine négationnistes constituent bien une atteinte à l’ordre public.

Ainsi, il est démontré que le texte qui vous est soumis n’est en rien contraire à la Constitution. Un peu de courage, mes chers collègues ! Vous avez l’occasion de montrer votre indépendance d’esprit. Ne passez pas à côté de l’histoire, comme l’a fait pendant près d’un siècle la communauté internationale s’agissant du génocide arménien. Rejetez sans aucune hésitation cette motion tendant à opposer l’exception d’irrecevabilité !

Applaudissements sur certaines travées du groupe socialiste.

Debut de section - PermalienPhoto de Jean-Jacques Hyest

Je tiens tout d’abord à rappeler que si de nombreux pays, dont la France, ont reconnu le génocide arménien, généralement par le biais de résolutions, et non de lois, aucune législation ne pénalise la négation ou la contestation de celui-ci.

Vous citez la décision d’un juge argentin… Il est vrai que l’Argentine est depuis toujours un modèle en matière de droit !

M. Alain Gournac sourit.

Debut de section - PermalienPhoto de Jean-Jacques Hyest

Il faut lire jusqu’au bout le texte de la décision-cadre. Celle-ci prescrit expressément que les dispositions prises par les États membres soient liées à la renaissance du racisme ou de l’antisémitisme. On ne peut pas dire tout et le contraire !

Pour toutes les raisons exposées par M. Badinter, j’estime que la commission des lois a bien fait de déposer cette motion tendant à opposer l’exception d’irrecevabilité.

Applaudissements sur les travées de l ’ UMP.

Debut de section - PermalienPhoto de Jean-Léonce Dupont

La parole est à M. François Zocchetto, pour explication de vote.

Debut de section - PermalienPhoto de François Zocchetto

S’agissant des faits dramatiques survenus en 1915, la position de la République française est très claire : la loi de 2001 reconnaît l’existence du génocide arménien. La question est donc de savoir comment s’opposer à ceux qui la nient.

Tout d’abord, je crois utile de rappeler que le droit ne peut pas tout et qu’il n’est pas une fin en soi. Il faut commencer par expliquer à nos concitoyens, notamment aux plus jeunes, la réalité de ce fait historique, afin qu’elle s’impose comme une évidence, aujourd’hui et dans l’avenir. Voter une loi ne serait donc pas suffisant ; la tâche à accomplir est plus vaste, et elle n’incombe pas qu’au législateur.

Ensuite, il faut poursuivre systématiquement, sur le fondement des dispositions pénales en vigueur, tout acte, toute affirmation ou toute insinuation tendant à nier l’existence du génocide arménien. Je crois très sincèrement que cette proposition de loi n’est pas le bon véhicule pour atteindre l’objectif visé.

Nombre d’orateurs, en particulier M. Badinter, ont souligné que l’inconstitutionnalité de ce texte était certaine. Son adoption risquerait, en outre, de nous ramener en arrière ; j’appelle les auteurs de la proposition de loi à en prendre conscience.

Dans ces conditions, la quasi-totalité des membres du groupe de l’Union centriste voteront la motion tendant à opposer l’exception d’irrecevabilité.

Applaudissements sur les travées de l ’ Union centriste.

Debut de section - PermalienPhoto de Jean-Léonce Dupont

La parole est à M. Jacques Blanc, pour explication de vote.

Debut de section - PermalienPhoto de Jacques Blanc

Je tiens tout d’abord à exprimer toute notre sympathie au président Hyest, qui, malgré des circonstances personnelles difficiles, a tenu à prendre part à ce débat. J’indique d’emblée qu’une très large majorité des membres du groupe UMP voteront la motion tendant à opposer l’exception d’irrecevabilité qu’il a présentée.

Nous avons voté, en 2001, une proposition de loi tendant à la reconnaissance du génocide arménien de 1915. Nous avons procédé par voie législative : c’était alors la seule voie offerte à la représentation nationale pour exprimer sa compassion à l’égard de la communauté arménienne. La réforme constitutionnelle du 23 juillet 2008 nous permettrait aujourd’hui de recourir pour cela à un instrument plus adapté : la résolution.

La France a accueilli un grand nombre d’Arméniens, qui font honneur à leur pays d’adoption. La communauté franco-arménienne figure aujourd’hui parmi les plus beaux exemples d’intégration et d’enrichissement mutuel de la République.

Faut-il, pour autant, solliciter de nouveau le législateur pour instaurer une incrimination pénale contre ceux ou celles qui contesteraient le génocide arménien, comme nous y invitent certains de nos collègues ? Nous ne le pensons pas, et nous nous rangeons à l’avis du président de la commission des lois.

Nous voterons donc cette motion tendant à opposer l’exception d’irrecevabilité, comme nous avions approuvé, en 2008, les conclusions du rapport de la commission présidée par M. Bernard Accoyer, président de l’Assemblée nationale, sur les lois mémorielles. Permettez-moi d’en rappeler les conclusions : pas de remise en cause des lois existantes, pas de nouvelles « lois qualifiant ou portant une appréciation sur des faits historiques, a fortiori lorsque celles-ci s’accompagnent de sanctions pénales », sauf « lorsqu’il s’agit d’édicter des normes ou des limitations destinées à défendre des principes affirmés par le Préambule de la Constitution, notamment pour lutter contre le racisme et la xénophobie ».

Comme l’a dit M. Accoyer, « le devoir de mémoire est une notion utile, mais dont le maniement est délicat ». En effet, pour qualifier des faits, et donc nous rapprocher de la vérité, nous ne pouvons nous en remettre qu’à la recherche historique. Or la recherche historique n’est jamais achevée. Elle se nourrit toujours de cette culture du doute qui fait ressurgir des débats, qui apporte des contributions nouvelles, des explications différentes. C’est par le débat et par la confrontation des idées que nous approchons de la vérité.

Sceller dans le marbre de la loi l’appréciation de la vérité à un moment donné, c’est figer la recherche historique, la rendre difficile, voire impossible, empêcher la naissance du doute, et peut-être nier une part de la vérité.

Nous ne prenons pas aujourd’hui une position sur le génocide arménien, dont l’existence a été reconnue par un vote ; nous prenons une position de principe, en nous appuyant sur les principes posés par notre Constitution, qui ont été rappelés très fortement par d’éminents juristes, de droite comme de gauche.

Ne cédons pas à la tentation d’enfermer l’histoire dans la loi. Comme l’a écrit Françoise Chandernagor, « ce n’est pas à des majorités politiques d’imposer et de fixer la vérité historique ;…

Debut de section - PermalienPhoto de Jacques Blanc

… pas plus que ce ne serait à de telles majorités, nécessairement changeantes, de fixer, sous peine d’amendes ou d’emprisonnement, la vérité scientifique ». Certains régimes l’ont fait ; ce n’ont jamais été des régimes respectueux des droits de l’homme.

Si nous adoptions cette logique, faudrait-il demain faire entrer dans la loi toute notre histoire, toute celle des autres nations, voire les apports d’autres disciplines scientifiques ?

Nous voterons la motion tendant à opposer l’exception d’irrecevabilité, car, cela a été démontré, la présente proposition de loi est en contradiction avec certaines dispositions du bloc de constitutionnalité qui fonde notre État de droit et sur le respect duquel veille scrupuleusement le Conseil constitutionnel.

Debut de section - PermalienPhoto de Jacques Blanc

M. Jacques Blanc. En conclusion, je dirai que seul le dialogue, l’échange permet d’avancer. Notre débat, enrichi ô combien par les travaux de la commission des lois, nous conduit tout naturellement à soutenir la motion tendant à opposer l’exception d’irrecevabilité.

Applaudissements sur certaines travées de l ’ UMP.

Debut de section - PermalienPhoto de Jean-Léonce Dupont

La parole est à M. Guy Fischer, pour explication de vote.

Debut de section - PermalienPhoto de Guy Fischer

Au terme de ce débat, je regrette la frilosité manifestée par certains de nos collègues, en particulier par M. le rapporteur. Je le dis sans aucune animosité : j’ai le plus grand respect pour eux, et j’ai aussi le plus grand souci de voir les historiens travailler en toute liberté.

En définitive, nous sommes tous d’accord ici pour rendre justice au peuple arménien, tourmenté, affligé par une incomplète reconnaissance des tragiques événements vécus par ses ancêtres.

Debut de section - PermalienPhoto de Guy Fischer

Comment pourrions-nous remettre en cause le travail des historiens, comme certains de nos collègues nous reprochent de le faire, en créant une incrimination pénale pour réprimer la contestation d’un génocide qui a été clairement désigné comme tel par nombre d’entre eux, et non des moindres ?

Tout d’abord, n’oublions pas que, dans une déclaration commune, la France, la Grande-Bretagne et la Russie ont pour la première fois, en mai 1915, qualifié de « crime contre l’humanité » les massacres d’Arménie et annoncé que leurs auteurs seraient jugés. Le terme « génocide » sera ensuite repris à Nuremberg.

En outre, je crois qu’il s’agit ici d’un débat qui transcende, et c’est heureux, les divisions politiques. Même si quelques-uns, heureusement minoritaires, se lancent sur le terrain de la polémique partisane, ils ne m’y entraîneront pas. Le sujet est trop grave, et j’ai trop vécu dans l’intimité des familles arméniennes, dans mon quartier de Décines, pour ignorer la profonde souffrance des descendants de ceux qui ont survécu au génocide.

Oui, je le concède, nous sommes nombreux à donner une tonalité affective à un débat que les historiens voudraient plus épuré, plus scientifique. Mais c’est simplement que nous sommes des hommes et des femmes qui ne peuvent s’empêcher de penser en termes de mémoire.

On retrouve là le fameux débat que nous avions eu ici même, lors d’un colloque organisé par le Sénat sur les « troubles de la mémoire française ». Évoquant alors l’opposition histoire-mémoire, je m’étais inscrit en faux contre le parti pris, souvent trop schématique, selon lequel ces deux dimensions seraient absolument antinomiques. C’est sur un mode un peu provocateur, me semble-t-il, que l’historien Pierre Nora a écrit un jour que « la mémoire installe le souvenir dans le sacré, l’histoire l’en débusque ».

L’histoire, en effet, ne peut jamais complètement s’abstraire de ce très riche substrat qu’est la représentation que les groupes humains se font d’elle. N’est-il pas significatif, pour l’historien, qu’un peuple ait retenu tel épisode de son vécu collectif, et non pas tel autre ? Quel meilleur témoignage trouver du ressenti d’un pays ? Ces faits, bien que n’étant pas scientifiques, finissent toujours par refaire surface, par nous interroger… et par être utiles aux historiens eux-mêmes.

En outre, avec le recul du temps, on constate que la loi Gayssot n’a nullement empêché les historiens de poursuivre leur travail sur la Shoah ; il n’en irait pas autrement pour le génocide arménien si la présente proposition de loi était adoptée.

Enfin, je ne puis m’empêcher de penser que la reconnaissance du génocide arménien puis la pénalisation de sa négation constitueraient plus qu’un simple rétablissement de la vérité historique. Parce que ce peuple martyr n’a jamais pu se désolidariser du sort de ses frères humains, les Arméniens de France se sont engagés à nos côtés dans la guerre contre le fascisme qui menaçait le monde. Ce peuple qui a connu la torture, le génocide, le déni, ne s’est pas contenté de panser ses plaies : il a été de tous les combats qui avaient pour enjeu l’avenir de l’humanité. C’est dans l’espoir que justice lui soit enfin complètement rendue tout à l’heure que nous nous opposons à cette motion, que Robert Hue, pour sa part, votera.

Applaudissements sur les travées du groupe CRC-SPG.

Debut de section - PermalienPhoto de Jean-Léonce Dupont

La parole est à M. Gérard Collomb, pour explication de vote.

Debut de section - PermalienPhoto de Gérard Collomb

Comme chacun l’aura vu, le groupe socialiste n’a pas une position unanime sur la présente proposition de loi.

Je constate malgré tout que les esprits progressent, puisque celles et ceux qui se sont opposés à cette proposition de loi se sont tous référés à la reconnaissance du génocide arménien par le Parlement, voilà dix ans. Or, à l’époque, une telle unanimité n’était pas aussi évidente… Je ne doute pas que, dans l’avenir, les faits nous amèneront à prolonger notre réflexion.

À mes yeux, le négationnisme n’est pas une opinion. Mes chers collègues, je le sais pour l’avoir trop vécu dans ma ville, au sein même de notre université, où, au nom de la liberté d’expression, au nom de la liberté de l’historien, on a propagé les pires thèses, on a contesté l’existence des chambres à gaz…

Plusieurs de nos collègues l’ont dit, les choses évoluent, y compris en Turquie. Je suis un ami du peuple turc ; je suis même de ceux qui, sur le plan politique, soutiennent l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne, mais je ne crois pas qu’une amitié retrouvée puisse se sceller dans l’ignorance de l’histoire. Celles et ceux, historiens, intellectuels, qui, aujourd'hui en Turquie, mènent le combat pour la reconnaissance d’un triste passé mènent aussi le combat pour l’avenir. C’est après que le peuple allemand eut pleinement reconnu les horreurs commises par ses dirigeants à l’époque du nazisme que la réconciliation entre la France et l’Allemagne a été possible.

Certes, aujourd’hui encore, un certain nombre de personnes, à l’instar de Hrant Dink, paient de leur vie le fait de porter un tel message, mais je suis persuadé que le mouvement est désormais irrésistible et que, demain, plus personne, nulle part, ne niera le génocide arménien.

Applaudissements sur certaines travées du groupe socialiste et du groupe CRC-SPG.

Debut de section - PermalienPhoto de Jean-Léonce Dupont

Personne ne demande plus la parole ?

Je mets aux voix la motion n° 1, tendant à opposer l'exception d'irrecevabilité, présentée par M. Jean-Jacques Hyest, au nom de la commission des lois.

Je rappelle que l'adoption de cette motion entraînerait le rejet de la proposition de loi.

J'ai été saisi d'une demande de scrutin public émanant de la commission des lois.

Il va être procédé au scrutin dans les conditions fixées par l'article 56 du règlement.

Le scrutin est ouvert.

Le scrutin a lieu.

Debut de section - PermalienPhoto de Jean-Léonce Dupont

Personne ne demande plus à voter ?…

Le scrutin est clos.

J'invite Mmes et MM. les secrétaires à procéder au dépouillement du scrutin.

Il est procédé au dépouillement du scrutin.

Debut de section - PermalienPhoto de Jean-Léonce Dupont

Voici le résultat du scrutin n° 200 :

Le Sénat a adopté.

En conséquence, la proposition de loi est rejetée.

Mes chers collègues, nous allons maintenant interrompre nos travaux pour quelques instants.

La séance est suspendue.

La séance, suspendue à dix-sept heures quinze, est reprise à dix-sept heures trente-cinq.

Debut de section - PermalienPhoto de Jean-Léonce Dupont

L’ordre du jour appelle la discussion de la proposition de loi relative aux expulsions locatives et à la garantie d’un droit au logement effectif, présentée par Mme Odette Terrade et les membres du groupe CRC-SPG (proposition n° 300, rapport n° 463).

Dans la discussion générale, la parole est à Mme Odette Terrade, auteur de la proposition de loi.

Debut de section - PermalienPhoto de Odette Terrade

Monsieur le président, monsieur le secrétaire d'État, mes chers collègues, voilà quelques mois, lors de la remise de son rapport annuel, le comité de suivi de la mise en œuvre du droit au logement opposable, le DALO, intimait l’ordre à l’État de ne pas rester hors la loi. Ces mots sont durs et sans appel, mais ils sont à la mesure du drame qui se déroule sous nos yeux.

En effet, alors même que nous avons instauré en grande pompe, dans cet hémicycle, le fameux « droit au logement opposable » en votant la loi du 5 mars 2007, le Conseil d’État continue de qualifier ce droit de « fictif ».

Comme pour confirmer ce jugement, la fondation Abbé Pierre, dans son rapport annuel, vient de nous fournir des chiffres affligeants sur la situation du mal-logement, qui concerne aujourd’hui plus de 3 millions de personnes. Ces chiffres sont corroborés par le rapport de l’INSEE, qui estime à 3, 2 millions le nombre de personnes mal logées dans notre pays. Selon un sondage réalisé cet hiver par l’institut BVA, plus de la moitié de nos concitoyens, et jusqu’à 64 % des ouvriers, ont peur de se retrouver à la rue. La crise du logement atteint des sommets, conjuguant absence de politique ambitieuse en termes de construction et baisse du pouvoir d’achat des ménages.

Comment ignorer, en effet, l’arsenal mis en place par ce gouvernement, qui mène une politique ne garantissant pas le droit au logement, mais ouvrant au contraire la voie à la marchandisation de ce dernier ? En raison de la dramatique baisse des dotations budgétaires décidée dans le cadre de la loi de finances, la France consacre aujourd’hui moins de 1 % de son PIB au logement. Il en résulte une diminution sévère du financement des logements sociaux, notamment de celui des logements très sociaux. Les aides à la pierre atteignent ainsi péniblement 480 millions d’euros.

Par ailleurs, la subvention accordée par le Gouvernement pour chaque logement HLM est passée de 2 700 euros à 1 000 euros. De plus, la nouvelle taxe de 245 millions d’euros sur trois ans qui pèsera sur les offices d’HLM va amputer d’autant la capacité de construction de ceux-ci, alors même que, selon les associations, il faudrait construire 900 000 logements.

Cette situation de pénurie de logements sociaux se vérifie tout particulièrement dans la région parisienne et dans la plupart des grandes agglomérations du pays, là où le secteur immobilier est de plus en plus tendu en raison de la spéculation foncière et de la flambée des loyers, dont l’augmentation est supérieure à la progression de l’indice des prix à la consommation. Comment assurer le respect du DALO si le nombre de logements construits ne permet pas de répondre à la demande ?

Parallèlement, le décalage croissant entre le coût du logement et les revenus des ménages rend de plus en plus difficile l’accès au logement. Ainsi, les ménages comptant parmi les 30 % les plus pauvres qui sont logés dans le parc privé consacrent, en moyenne, près de 40 % de leurs ressources au loyer ou aux charges liées à l’accession à la propriété. Pour ce qui concerne cette dernière, depuis 2000, la durée d’endettement pour l’achat d’un même logement est passée de quatorze ans à trente et un ans !

Selon l’INSEE, entre 1998 et 2008, les prix à la consommation ont augmenté de 19 %, les loyers des résidences principales de 25 %, alors que le revenu disponible médian des ménages, quant à lui, n’a progressé que de 13 %. Les dépenses courantes de logement nettes des aides personnelles représentaient en moyenne 17 % du budget des ménages en 1984, contre 21, 4 % en 2009. Il apparaît donc clairement que les ménages ont de plus en plus de mal à assumer les dépenses courantes liées au logement, notamment les charges. À titre d’exemple, le prix du gaz a augmenté de 60 % depuis 2004.

Dans le même temps, l’État se désengage du financement des aides personnalisées au logement, les APL, puisque la fin de la rétroactivité de celles-ci a été votée à l’automne dernier.

Debut de section - PermalienPhoto de Odette Terrade

Cette situation engendre une demande sociale particulièrement forte, qui alimente durablement une crise du logement dont les locataires et leurs familles demeurent, en dernière instance, les principales victimes.

Conséquence mécanique de cette crise, la pratique barbare des expulsions locatives a repris de plus belle depuis le 15 mars dernier. Des femmes, des enfants, des familles entières sont jetés à la rue, avec pour seule perspective l’isolement, la précarité et le non-droit. À cet égard, je voudrais citer le rapport de la Cour des comptes intitulé « Les personnes sans domicile », selon lequel « dans l’enchaînement des ruptures qui conduisent à la rue, la perte du logement est un facteur clé ».

Pourtant le Président de la République, lors de sa campagne, assurait, la main sur le cœur, que plus personne ne dormirait dehors s’il était élu. Il est plus que temps de traduire en actes ces promesses ! Il est urgent que cessent ces pratiques d’un autre âge, qui non seulement ne respectent pas la dignité de la personne humaine, mais constituent en outre une absurdité économique, puisqu’il revient souvent plus cher d’héberger des personnes privées de logement que de permettre un maintien dans les lieux. À ce titre, notons que, chaque année, sont dépensés 100 millions d’euros en nuitées d’hôtel en Île-de-France.

Nous avons donc souhaité vous soumettre, mes chers collègues, la présente proposition de loi, dont l’objet principal est d’assurer le respect par l’État des engagements pris en faveur du droit au logement, à l’échelon tant international que national, et dont les expulsions locatives sont l’antithèse.

Le droit au logement est notamment défini comme droit humain dans l’article 25 de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, qui dispose que « toute personne a droit à un niveau de vie suffisant pour assurer sa santé, son bien-être et ceux de sa famille, notamment pour l’alimentation, l’habillement, le logement, les soins médicaux ainsi que pour les services sociaux nécessaires ».

Par ailleurs, aux termes de l’article 11 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, adopté à New York le 16 décembre 1966 par l’Assemblée générale des Nations unies et entré en vigueur le 3 janvier 1976 conformément aux dispositions contenues dans son article 27 suite à sa ratification par un trente-cinquième État, « les États parties au présent Pacte reconnaissent le droit de toute personne à un niveau de vie suffisant pour elle-même et sa famille, y compris une nourriture, un vêtement et un logement suffisants, ainsi qu’à une amélioration constante de ses conditions d’existence. Les États parties prendront des mesures appropriées pour assurer la réalisation de ce droit. »

Cette reconnaissance crée ainsi pour l’État une obligation de mise en œuvre effective du DALO, dans la mesure où l’article 2 du même texte dispose que « chacun des États parties au présent Pacte s’engage à agir […] en vue d’assurer progressivement le plein exercice des droits reconnus dans le présent Pacte […] ».

Par un arrêt du 16 décembre 2008, la Cour de cassation a consacré pour la première fois l’effectivité directe du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels dans notre droit interne et devant les tribunaux.

Parallèlement, la Cour européenne des droits de l’homme a reconnu, dans l’arrêt Larkos contre Chypre du 18 février 1999, qu’une menace d’exécution d’une décision d’expulsion d’un locataire de son logement contrevenait au droit au respect du domicile garanti par l’article 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, et a ainsi protégé le droit de ne pas être privé du domicile que l’on occupe.

En outre, depuis un arrêt du Conseil constitutionnel du 19 janvier 1995, le droit au logement est reconnu comme un objectif à valeur constitutionnelle. Cela signifie très clairement que ce droit a intégré le bloc de constitutionnalité, au même titre que d’autres droits, notamment celui de la propriété, si cher au Gouvernement.

Debut de section - Permalien
Benoist Apparu, secrétaire d'État auprès de la ministre de l'écologie, du développement durable, des transports et du logement, chargé du logement

À tout le monde !

Debut de section - PermalienPhoto de Odette Terrade

Effectivement, monsieur le secrétaire d'État !

J’ajoute que la législation de notre pays a lentement évolué vers une reconnaissance de plus en plus forte du droit au logement, symbolisée par l’adoption de la loi dite DALO, qui en a fait un droit opposable à l’État.

Ainsi, l’article 1er de cette loi dispose que « le droit à un logement décent et indépendant, mentionné à l’article 1er de la loi n° 90-449 du 31 mai 1990 visant à la mise en œuvre du droit au logement, est garanti par l’État à toute personne qui, résidant sur le territoire français de façon régulière et dans des conditions de permanence définies par décret en Conseil d’État, n’est pas en mesure d’y accéder par ses propres moyens ou de s’y maintenir ». Il en résulte que l’État français a contracté l’obligation de faire en sorte qu’aucune famille ne soit privée de son logement faute de ressources suffisantes.

Pourtant, l’expulsion sans relogement de familles en grande difficulté reste une pratique très courante, voire en nette progression : de 1998 à 2008, le nombre de décisions de justice prononçant une expulsion locative a augmenté de 48 %, s’établissant à 105 000 en 2008. Chiffre plus impressionnant encore, la même année, il a été recouru à la force publique dans plus de 11 000 cas, soit une progression de 132 % entre 1998 et 2008. Les chiffres, encore provisoires, pour l’année 2009 font état de 110 246 décisions de justice prononçant une expulsion et de 10 500 cas d’intervention effective de la force publique ; ce sont 10 500 de trop ! Du reste, la Défenseure des enfants a de nombreuses fois dénoncé le caractère particulièrement traumatisant, pour les enfants, des expulsions locatives effectuées avec l’appui de la force publique.

Il existe une véritable contradiction, qu’il convient de lever, entre le respect du droit au logement et la poursuite des procédures civiles d’expulsion locative.

S'agissant plus précisément du DALO, alors même que, pour nombre d’acteurs du droit au logement, l’adoption de la loi du 5 mars 2007 instituant le droit au logement opposable et portant diverses mesures en faveur de la cohésion sociale avait constitué une avancée, on reste aujourd’hui très loin du respect de l’obligation générale de relogement qui avait été posée. Ainsi, il existe des lacunes considérables dans l’application de la loi. Malgré la reconnaissance d’un droit au logement opposable, les expulsions de locataires en difficulté, y compris parmi ceux qui ont été déclarés prioritaires par les commissions de médiation DALO, continuent d’être la règle, et ce en contradiction avec les prescriptions internationales.

À partir de ce constat, le comité de suivi de la mise en œuvre du DALO a adopté à l’unanimité, en mars 2010, une motion demandant au Gouvernement de prendre toutes mesures utiles afin que les personnes reconnues prioritaires pour l’attribution d’un logement par les commissions départementales de médiation ne puissent être expulsées.

En effet, la loi DALO a ouvert aux personnes menacées d’expulsion une voie de recours leur permettant de faire reconnaître leur droit à un relogement. Ainsi, de janvier 2008 à juin 2010, 15, 6 % des recours déposés devant les commissions de médiation l’ont été pour ce motif. Lorsque la commission prend une décision favorable au demandeur, le préfet est tenu de faire en sorte qu’il reçoive une offre de logement adaptée à ses besoins et à ses capacités.

Cependant, le comité de suivi de la mise en œuvre du DALO a constaté que des personnes désignées comme prioritaires ont été expulsées avec le concours de la force publique, et ce sans avoir reçu d’offre de relogement.

Debut de section - PermalienPhoto de Odette Terrade

Outre les souffrances humaines qu’engendrent toutes les expulsions, celles qui concernent des personnes prioritaires au titre du DALO constituent un véritable dysfonctionnement de l’État, garant du droit au logement !

Cette situation a d’ailleurs conduit le Conseil d’État, dans son rapport annuel de 2009, à définir les droits dits opposables à l’État comme des « droits fictifs », ce qui ne peut manquer d’interpeller tout citoyen pensant vivre en République et dans un État de droit…

Le comité de suivi de la mise en œuvre du DALO a donc demandé que l’État organise sa propre cohérence en appliquant les quatre principes suivants.

Premièrement, toute personne faisant l’objet d’un jugement d’expulsion doit être informée par le préfet de la possibilité de déposer un recours au titre du DALO en vue d’un relogement.

Deuxièmement, lorsqu’une personne a déposé un tel recours, la décision d’accorder le concours de la force publique doit être suspendue dans l’attente de celle de la commission de médiation.

Troisièmement, lorsqu’une personne a été désignée comme prioritaire par la commission de médiation, aucun concours de la force publique ne doit être accordé avant qu’elle ait reçu une offre de logement adaptée à ses besoins et à ses capacités.

Quatrièmement, le refus de concours de la force publique doit donner effectivement lieu à indemnisation du propriétaire, ce qui suppose l’abondement du budget concerné à hauteur des besoins. Je rappelle en effet que la dotation de ce fonds d’indemnisation a été divisée par deux en trois ans, passant de 78 millions d’euros en 2005 à 38 millions d’euros en 2008. Voilà la réalité !

Plus récemment, dans son rapport de décembre 2010, le comité de suivi de la mise en œuvre du DALO a, d’une manière que l’on pourrait qualifier de virulente, appelé l’État à ne pas « rester hors la loi ».

En effet, selon les chiffres fournis par le Haut Comité pour le logement des personnes défavorisées, au 31 décembre 2010, alors que plus de 200 000 demandes ont été déposées auprès des commissions de médiation DALO, seules 25 189 personnes ont pu être logées ou hébergées à la suite d’un recours. Ce chiffre s’élève à 43 000 si l’on prend en compte les ménages relogés ou hébergés avant le passage en commission.

Quoi qu’il en soit, le nombre de personnes déclarées prioritaires et n’ayant pourtant reçu aucune offre de relogement reste donc trop important. Ainsi, au 30 juin 2010, 14 000 ménages étaient dans ce cas, dont 12 500 avaient été déclarés prioritaires par les commissions franciliennes et 10 000 par la seule commission de Paris. Ajoutons que, la procédure DALO visant à « écrémer » au maximum les dossiers, n’est déclarée prioritaire qu’une infime minorité des demandeurs de logement ! C’est ainsi que, à la fin de juin 2010, 43 % des dossiers seulement faisaient l’objet d’un avis favorable.

Nous ne pouvons que nous alarmer de la diminution constante du nombre de demandes acceptées. En Seine-Saint-Denis, par exemple, les commissions de médiation n’ont délivré que 20 % de décisions favorables en 2010 ! De tels chiffres sont inquiétants.

L’écart entre le nombre des ménages déclarés prioritaires et celui des ménages relogés, ou simplement entre le nombre des demandeurs et celui des personnes relogées, écart qui continue à se creuser, est le plus sûr révélateur des carences de l’action publique ! Plus généralement, dans la mesure où, en 2009, on comptait 1 023 000 demandeurs de logement social, les chiffres du DALO nous semblent gravement insuffisants.

Outre ces dysfonctionnements, le comité de suivi de la mise en œuvre du DALO déplore une confusion dans les critères utilisés par les commissions de médiation pour la définition des ménages prioritaires. En effet, certaines commissions de médiation refusent de désigner comme prioritaires les ménages expulsables tant que ceux-ci ne font pas l’objet d’une décision de recours à la force publique. Cette situation est anormale et n’est pas conforme à la législation actuelle.

La proposition de loi présentée par notre groupe comporte diverses mesures propres à garantir un droit universel au logement effectif.

L’article 1er vise à redéfinir le droit au logement comme un droit universel, accessible à tous, quelle que soit la situation juridique de la personne sur le sol français. Cette conception est d’ailleurs celle qui prévaut dans la décision du Conseil constitutionnel du 19 janvier 1995, qui indique clairement que « toute personne a le droit de disposer d’un logement décent ». Dans cette optique, nous estimons, à l’instar de la Haute Autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité dans sa délibération du 30 novembre 2009, que la définition posée par l’article 1er de la loi DALO ne respecte pas cette dimension universelle, puisqu’elle conditionne le droit au logement à la régularité du séjour sur le territoire français, « dans des conditions de permanence définies par décret en Conseil d’État ». La prise en compte de ces conditions crée une discrimination inacceptable !

Certains d’entre vous, mes chers collègues, objecteront qu’il serait vain d’ouvrir le DALO aux sans-papiers, dans la mesure où ceux-ci ne sont pas éligibles au logement social. Cependant, je voudrais tout de même rappeler que nous considérons cette situation de non-droit comme scandaleuse, s'agissant de personnes qui contribuent pourtant à l’économie de notre pays !

En outre, nous souhaitons, à travers cette disposition, alerter les consciences sur le fait que le Gouvernement s’est engagé sur une pente glissante.

Concernant l’hébergement, tout d'abord, nous avons pu constater, à l’automne, qu’il existait au sein du Gouvernement une tentation d’instaurer une clause de préférence nationale, mais également la volonté de durcir les critères d’accession au logement social dans le cadre de la réforme du fichier des demandeurs de logement HLM, par le biais du décret du 29 avril 2010. Ce décret fixe en effet des conditions de plus en plus drastiques pour les migrants, s'agissant notamment de la durée minimale de validité de leur carte de séjour, portée de un à deux ans. Une telle mesure n’a d’autre vocation que d’exclure un grand nombre de migrants de l’accession au logement social.

Par ailleurs, d’un point de vue tout à fait pragmatique, exclure du droit au logement les personnes ne disposant pas de papiers constitue le plus sûr moyen de faire prospérer les « marchands de sommeil », qui bénéficient ainsi d’une clientèle captive.

Signalons que, face à l’accroissement des demandes d’expulsion, les maires de certaines communes, se fondant sur les obligations internationales contractées par l’État et leur pouvoir de police, ont parfois pris des arrêtés anti-expulsions dont la jurisprudence conteste aujourd'hui la légalité.

Debut de section - Permalien
Benoist Apparu, secrétaire d'État

C’est normal !

Debut de section - PermalienPhoto de Odette Terrade

C’est pourquoi nous proposons que toute autorité publique ait qualité, sur le territoire de son ressort, pour s’assurer de la mise en œuvre effective du droit au logement opposable. En effet, le non-respect par l’État de ses engagements internationaux, notamment lorsqu’il est procédé à des expulsions locatives sans relogement de personnes ne pouvant se maintenir par leurs propres moyens dans un logement, constitue un trouble grave et manifeste à l’ordre public, qui justifie l’intervention de l’autorité de police municipale, dans le strict respect de la séparation des pouvoirs. Du reste, je le rappelle, c’est bien au nom du maintien de l’ordre public que l’État refuse parfois le concours de la force publique.

Une telle mesure relève également de l’esprit de l’article 28 de la Déclaration universelle des droits de l’homme, aux termes duquel « toute personne a droit à ce que règne, sur le plan social et sur le plan international, un ordre tel que les droits et libertés énoncés dans la présente Déclaration puissent y trouver plein effet ».

Le droit au logement étant ainsi reconnu par ce texte international, nous considérons qu’il est du devoir de toutes les institutions de l’État, de l’échelon local à l’échelon national, ainsi que de toute personne investie d’une mission publique, de veiller à la pleine application dudit principe, c'est-à-dire, concrètement, à ce qu’aucune famille ne puisse faire l’objet d’une expulsion sans être assurée de bénéficier sans aucune solution de continuité d’un logement correspondant à ses besoins et à ses possibilités.

L’article 2 de notre proposition de loi prévoit d’interdire le recours par le préfet à la force publique dans une procédure d’expulsion locative décidée en justice lorsque la personne visée n’est pas en mesure d’accéder à un logement ou de s’y maintenir par ses propres moyens et n’a pas obtenu de proposition de relogement adaptée à ses besoins et à ses capacités. Il s’agit là de mettre notre droit en conformité avec les engagements internationaux contractés par la France.

L’article 3 de notre proposition de loi reprend les préconisations formulées par le comité de suivi de la mise en œuvre du DALO, en vue d’interdire toute expulsion de personne reconnue prioritaire par une commission de médiation DALO ou étant dans l’attente d’une réponse d’une telle commission.

Nous sommes en effet au regret de constater que, s’il existe aujourd’hui des possibilités d’octroi de délais supplémentaires par le juge avant l’intervention de la puissance publique, dans la pratique, à défaut d’intervention législative, des expulsions sans relogement de personnes déclarées prioritaires au titre du DALO pourront encore se produire. Cela nous semble tout à fait intolérable, et en contradiction totale avec non seulement l’esprit de la loi DALO, mais également les prescriptions internationales concernant le droit au logement.

Vous l’aurez compris, il ne s’agit pas de spolier les propriétaires, …

Sourires.

Debut de section - PermalienPhoto de Odette Terrade

… car, comme le prévoit l’article 16 de la loi du 9 juillet 1991, aux termes duquel « le refus de l’État de prêter son concours ouvre droit à réparation », ceux-ci seront bien évidemment, le cas échéant, indemnisés par le fonds ad hoc.

Enfin, l’article 4 de la proposition de loi tend à garantir l’équilibre financier du dispositif que nous préconisons, en prévoyant la compensation du coût pour l’État de sa mise en œuvre.

Telle est, mes chers collègues, la philosophie de la proposition de loi que j’ai l’honneur de vous soumettre.

Applaudissements sur les travées du groupe CRC-SPG.

Nouveaux applaudissements sur les mêmes travées.

Debut de section - PermalienPhoto de Isabelle Pasquet

Monsieur le président, monsieur le secrétaire d'État, mes chers collègues, le droit au logement, érigé en « objectif à valeur constitutionnelle » voilà plus de quinze ans par le Conseil constitutionnel, est encore bien loin d’être effectif.

Ces dernières années, nous avons adopté des lois aux intitulés ambitieux – faisant référence à un « engagement national pour le logement », à un « droit au logement opposable », à une « mobilisation pour le logement », etc. –, mais, dans les faits, nous constatons une indéniable détérioration de la situation du logement, dont la crise économique, qui fait figure de « coupable idéal », est bien loin d’être seule responsable.

La présente proposition de loi vise à y remédier en prévoyant des mesures très concrètes de prévention des expulsions de locataires en difficulté, lesquelles menacent un nombre croissant de ménages et constituent un risque majeur d’exclusion, ainsi qu’en renforçant la portée du droit au logement opposable, le DALO, en vue de garantir un droit effectif au logement.

Avant de présenter le dispositif de ce texte, je voudrais insister sur la persistance de la crise du logement, que reflète l’importance des phénomènes de non-logement et de mal-logement et qui révèle les insuffisances de la politique du logement.

En effet, nous constatons chaque jour « l’extension de l’exclusion par le logement » dénoncée à juste titre dans le seizième rapport annuel de la Fondation Abbé Pierre. C’est une réalité à laquelle nous sommes tous confrontés, comme l’ont bien montré les discussions très riches et ouvertes qui ont été les nôtres en commission. J’espère que nous aurons le même débat aujourd’hui en séance publique et, surtout, que celui-ci débouchera sur des mesures concrètes.

À partir, notamment, des résultats de la dernière enquête Logement, qui a été réalisée en 2006 – la situation n’a pas dû s’arranger depuis lors ! –, l’INSEE a publié récemment des estimations sur les situations de « grande difficulté » – absence de logement ou mal-logement – dans la deuxième moitié des années 2000. Mes chers collègues, vous en trouverez un compte rendu plus détaillé dans mon rapport écrit, mais je voudrais citer quelques chiffres significatifs.

Ainsi, 133 000 personnes seraient sans domicile, dont 33 000 vivraient dans la rue ou résideraient occasionnellement dans des structures d’hébergement d’urgence et 100 000 seraient accueillies temporairement dans divers dispositifs d’hébergement.

D’autres personnes, également dépourvues de logement personnel, recourent à des solutions individuelles : elles logent à l’hôtel à leurs frais ou sont hébergées chez des particuliers. En 2006, quelque 38 000 personnes vivaient à l’hôtel, y compris un nombre indéterminé de gens pris en charge au titre de l’hébergement social. De nombreux enfants vivaient dans ces conditions : 17 % de ces 38 000 personnes avaient moins de 18 ans.

Debut de section - PermalienPhoto de Isabelle Pasquet

Hors la population étudiante, diverses catégories de personnes sont hébergées par des tiers avec lesquels elles n’ont pas de lien de parenté direct.

Pour l’INSEE, le « noyau dur » des bénéficiaires de cet hébergement contraint représente 79 000 personnes âgées de 17 à 49 ans n’ayant pas les moyens d’avoir un logement indépendant, bien que 43 % d’entre elles travaillent.

Toutefois, plus de 50 000 personnes de plus de 60 ans sont également hébergées chez des tiers : ce sont le plus souvent des femmes et 53 % d’entre elles vivent dans les zones rurales. Leur situation tient à des difficultés financières, mais aussi à des problèmes d’isolement ou de santé.

Enfin, de nombreux jeunes adultes – 282 000, toujours selon les chiffres de l’INSEE – sont hébergés par leur famille non pas par choix, mais faute de pouvoir accéder à un logement personnel ou d’avoir pu s’y maintenir.

Le mal-logement concernerait, quant à lui, 2, 9 millions de personnes occupant des habitations de fortune, sans confort ou surpeuplées.

À partir de ces données, l’INSEE estime à 3, 2 millions le nombre de ceux qui ne peuvent accéder à un logement satisfaisant.

Le rapport de 2011 de la Fondation Abbé Pierre sur l’état du mal-logement en France évalue même à 3, 6 millions le nombre des mal-logés, parmi lesquels sont inclus les gens du voyage ne pouvant accéder, faute de places en aires d’accueil, à des conditions de vie décentes. La différence avec les estimations de l’INSEE tient aussi à la difficulté de dénombrer les personnes sans logis ou recourant à des solutions de fortune : celles qui vivent dans des squats, des bidonvilles, en camping à l’année ou dans des locaux non destinés à l’habitation, ou celles qui dorment, comme un certain nombre de travailleurs pauvres, dans leur véhicule.

De plus, les investigations spécifiques de l’INSEE sur la population sans domicile et sur l’hébergement sont relativement anciennes : elles remontent à 1996 et à 2001 pour les personnes sans domicile et à 2002 pour l’enquête Logement sur l’hébergement.

La Fondation Abbé Pierre relève aussi que la demande de logement non satisfaite reste importante. Pour n’évoquer que les logements sociaux, qui n’accueillent encore qu’un ménage à bas revenus sur trois, le nombre des demandes s’élevait, en 2009, à 1 230 000. La même année, l’offre disponible était de 448 100 logements HLM, le niveau le plus bas au cours des années 2000 – 411 900 logements – ayant été atteint en 2005.

Cette inadéquation de l’offre s’aggrave, compte tenu de l’insuffisance des moyens de la politique du logement.

Cette insuffisance est d'abord celle des moyens administratifs et juridiques de l’État, relevée par deux rapports récents et importants.

Dans un rapport public de 2009 intitulé « Droit au logement, droit du logement », le Conseil d’État propose un certain nombre de pistes de réflexion pour repenser le droit du logement, par ailleurs défini comme « un arsenal impressionnant à l’efficacité limitée ». Il insiste en particulier sur la nécessité de permettre à l’État de disposer de nouveau « d’un appareil statistique de qualité et d’une expertise de haut niveau en matière d’urbanisme et de construction », outils sans lesquels il est impossible de fixer des objectifs pertinents à la politique du logement et d’élaborer une législation appropriée. Les auteurs de ce rapport soulignent également une autre nécessité : clarifier le rôle de l’État après « l’éclatement de la gouvernance du logement à laquelle on a assisté et qui pénalise d’abord les personnes défavorisées ».

De son côté, le Conseil économique, social et environnemental, dans son rapport de septembre 2010 intitulé « Évaluationde la mise en œuvre du droit au logement opposable », recommande l’élaboration d’une « stratégie de moyen-long terme » permettant de réorienter la politique du logement vers le développement de l’offre accessible.

Dans le domaine du logement et du développement de la cohésion sociale comme en d’autres matières, l’accumulation des textes n’est donc pas un gage d’efficacité de l’action publique, surtout – c’est le second point que je voudrais évoquer – quand l’effort budgétaire est insuffisant et les choix financiers contestables.

Mes chers collègues, il n’y a pas si longtemps que nous avons examiné la loi de finances pour 2011. Chacun se souvient donc des critiques qu’avait suscitées le budget du logement, y compris de la part des rapporteurs des commissions du Sénat, qui avaient relevé, notamment, l’érosion des moyens, la sous-évaluation persistante des dépenses d’hébergement d’urgence et la mise à contribution des organismes d’HLM et de la participation des employeurs à l’effort de construction pour compenser le désengagement de l’État.

Un objectif de construction de 120 000 logements en 2011 a été annoncé, mais ce chiffre élevé est-il réaliste ? Et quelles sont les perspectives de financement à moyen et à long terme de la politique du logement ?

Dans le même temps, malgré le rabotage affiché des niches fiscales, les finances publiques supportent toujours le poids des coûteuses mesures de défiscalisation, qui ont encouragé la réalisation d’investissements locatifs totalement déconnectés des besoins réels. Le seul dispositif Scellier devrait encore coûter cette année 320 millions d’euros, selon les estimations du ministère du budget, …

Debut de section - PermalienPhoto de Isabelle Pasquet

… pour des constructions qui, comme cela a été relevé en commission, ont parfois été réalisées dans des endroits où elles étaient inutiles et ne répondaient à aucune demande.

Debut de section - PermalienPhoto de Guy Fischer

Voilà ! Venez à Lyon : de nombreux logements neufs sont vides !

Debut de section - PermalienPhoto de Isabelle Pasquet

La création du nouveau prêt à taux zéro renforcé, le PTZ +, accessible aux catégories de la population qui bénéficient des revenus les plus confortables, avait aussi de quoi surprendre : je me rappelle que notre collègue rapporteur pour avis des crédits de la mission « Ville et logement », Jean-Marie Vanlerenberghe, l’avait jugée « difficilement compréhensible ».

Comme le constatait le Conseil d’État dans son rapport public de 2009, il reste beaucoup à faire pour que le droit du logement soit « au service du droit au logement ». De même, on ne peut que partager les préoccupations exprimées par le comité de suivi de la mise en œuvre du DALO, qui, dans son quatrième rapport annuel, intitulé « L’État ne peut pas rester hors la loi », entendait lancer « un message d’alerte ».

La présente proposition de loi procède des mêmes constats et son dispositif, très resserré, traduit une double ambition : donner une portée plus générale au DALO et renforcer concrètement les moyens de lutte contre le développement des expulsions, donc contre la précarisation du logement.

Je présenterai brièvement les mesures proposées pour atteindre ces objectifs.

Tout d'abord, il faut élargir la portée du DALO. Personne ne s’attendait à ce que ce droit résolve, comme par magie, les problèmes d’accès au logement, et les rapporteurs du projet de loi au Sénat avaient été les premiers à le dire. De fait, on est loin de cette ambition !

En 2009, le Conseil d’État notait même que le DALO pourrait acquérir rapidement la réputation d’être « un droit en partie fictif ». Les chiffres semblent, hélas, lui donner raison. Pendant les trois premières années d’application de la loi, entre le 1er janvier 2008 et le 31 décembre 2010, ont été formulées un peu plus de 200 000 demandes – c’est peu, mais le DALO reste mal connu –, et moins de 25 200 personnes ont été effectivement logées ou hébergées à l’issue de la procédure. Même si l’on ajoute à ce chiffre celui des quelque 13 500 demandeurs dont le dossier a été traité avant son examen par la commission de médiation – cela peut d’ailleurs faire craindre qu’il n’ait pas été examiné avec beaucoup de diligence avant le dépôt du recours ! –, le bilan est sans commune mesure avec le nombre des ménages non ou mal logés.

Il me semble que le législateur, qui a voté la loi du 5 mars 2007 instituant le droit opposable au logement, ne peut se satisfaire d’un tel résultat. Il faut donc que le DALO soit effectivement défini comme un droit fondamental et que toutes les autorités publiques contribuent à le faire respecter.

À cette fin, l’article 1er de la présente proposition de loi prévoit, d'une part, d’élargir ce droit à toute personne résidant sur le territoire national, et, d'autre part, de donner compétence à toutes les autorités publiques pour s’assurer de sa mise en œuvre effective.

J’évoquerai successivement ces deux aspects.

Sur le premier point, je rappellerai que la loi du 5 mars 2007 était destinée à rendre effectif un droit fondamental qui est considéré comme universel par nombre de textes internationaux, dans la mesure où il transcende le statut administratif des individus, de même, par exemple, que le droit à une vie familiale, le droit à la santé ou la protection de l’enfance.

C’est pourquoi les auteurs de la proposition de loi considèrent que les clivages opérés par les textes en vigueur entre nationaux et étrangers, d'une part, et entre étrangers européens et extra-européens, d'autre part, contredisent l’affirmation d’un droit au logement opposable et garanti par l’État.

Les dispositions de la loi soumettant à des conditions de régularité et de durée de la résidence en France l’accès des étrangers au DALO ont d’ailleurs été critiquées.

Ainsi, la HALDE a adopté, en novembre 2009, une délibération aux termes de laquelle la différence de traitement entre étrangers communautaires et non communautaires constitue une discrimination.

Le Conseil d’État, pour sa part, a relevé que le texte en vigueur ne règle pas le cas des étrangers en situation régulière sollicitant un regroupement familial.

Cette ouverture du DALO serait par ailleurs cohérente avec la jurisprudence du Conseil constitutionnel selon laquelle « la possibilité pour toute personne de disposer d’un logement décent est un objectif de valeur constitutionnelle ».

En outre, laisser les étrangers en situation irrégulière à l’écart du DALO profite aux marchands de sommeil, puisqu’ils constituent pour ces derniers une clientèle captive et très lucrative.

Sur le second point, si la loi a fait de l’État le garant du DALO, il paraît utile, pour rendre ce droit plus effectif et satisfaire la demande de logements, d’inciter à une action concertée de toutes les autorités concernées.

S’il était adopté, cet article renforcerait donc la portée du DALO et exprimerait une volonté politique d’appliquer ce droit.

Toutefois, il faut aussi – c’est l’objet des articles 2 et 3 de la proposition de loi – lutter contre la multiplication des expulsions locatives, qui est la conséquence de la précarisation croissante du logement et qui contredit directement la garantie du droit au logement.

Depuis 2001, les loyers du parc privé ont augmenté de 83 % et ceux du parc HLM de près de 27 %. Avec la stagnation du pouvoir d’achat et la montée du chômage et du travail précaire, les dépenses de logement deviennent insupportables pour les travailleurs pauvres, les ménages à revenus modestes, mais aussi, de plus en plus, pour les personnes disposant de revenus moyens. En outre, les aides existant en la matière ne permettent plus de ramener à un niveau raisonnable le taux d’effort que représentent les dépenses de logement.

On le mesure au travers de l’augmentation continue du nombre des expulsions : 110 000 décisions judiciaires en ce sens ont été prononcées en 2009. Il faut cesser de fabriquer des exclus !

C’est pourquoi l’article 2 tend à interdire à l’État de prêter son concours à l’exécution d’une expulsion locative lorsque le locataire n’est pas en mesure d’accéder à un autre logement par ses propres moyens et n’a pas reçu de proposition de relogement adaptée.

Cette disposition permettrait, d'une part, d’inciter à la recherche de solutions de relogement adaptées lorsqu’un ménage ne peut pas, ou plus, faire face au coût de son logement, et, d'autre part, d’éviter la multiplication des expulsions locatives frappant des ménages qui sont fragilisés par la progression des dépenses de logement et que le moindre accident de parcours peut faire basculer dans l’exclusion.

Les propriétaires ne seraient pas lésés par la mesure proposée, puisque le refus de concours de la force publique leur permet d’obtenir une indemnisation équivalant au loyer et aux charges du logement.

L’article 3, quant à lui, s’inscrit plus spécifiquement dans le cadre du DALO. Il reprend – j’insiste sur ce point – des préconisations communes au Conseil économique, social et environnemental et au comité de suivi de la mise en œuvre du DALO. Il a pour objet de prévoir un sursis à l’expulsion des personnes ayant demandé à bénéficier du droit opposable au logement et d’exclure leur expulsion avec le concours de la force publique si la commission de médiation a conclu au caractère prioritaire de leur demande, tant qu’un logement adapté ne leur a pas été proposé.

Enfin, je ne m’étendrai pas sur l’article 4, qui prévoit un gage, sinon pour souligner que ce dernier ne serait en fait probablement pas nécessaire. En effet, le relogement des familles menacées d’expulsion, qui est la seule mesure conforme aux principes du DALO, est aussi la solution la moins coûteuse pour l’État.

Telles sont, mes chers collègues, les dispositions de cette proposition de loi à laquelle, vous l’aurez compris, je suis pleinement favorable.

Conformément à l’accord passé entre les présidents des groupes politiques, la commission des affaires sociales n’a pas adopté de texte, afin que ce soit la version initiale de la proposition de loi qui soit discutée aujourd’hui. Je souhaite que nos débats permettent d’emporter la conviction du Sénat quant au bien-fondé et à l’intérêt des mesures présentées.

Applaudissements sur les travées du groupe CRC-SPG.

Debut de section - Permalien
Benoist Apparu, secrétaire d'État auprès de la ministre de l'écologie, du développement durable, des transports et du logement, chargé du logement

Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, la question des expulsions locatives est bien entendu délicate, car, dans tous les cas, elle touche à des situations humaines particulièrement difficiles et complexes, qui ne manquent pas d’émouvoir légitimement chacun d’entre nous.

Devant ces situations, on peut choisir l’incantation ou l’action.

Exclamations sur les travées du groupe CRC-SPG.

Debut de section - Permalien
Benoist Apparu, secrétaire d'État

Votre proposition de loi est tout entière axée sur le refus de l’emploi de la force publique. Tel n’est pas le choix que nous faisons, et je vais m’en expliquer.

Le Gouvernement préfère se donner les moyens de limiter le nombre d’expulsions locatives en pratiquant une politique de prévention le plus en amont possible en cas de situation d’impayés et en recherchant des solutions de relogement quand c’est nécessaire ; j’y reviendrai.

Debut de section - Permalien
Benoist Apparu, secrétaire d'État

Concernant les expulsions pour impayés de loyers, on peut noter deux cas de figure différents.

Dans le premier cas, qui n’est évidemment pas majoritaire, le locataire dispose de ressources suffisantes pour payer son loyer. S’il refuse de régler celui-ci et d’en tirer les conséquences en quittant de lui-même son logement, il est légitime que la force publique intervienne pour mettre en œuvre une décision de justice. Il n’est en effet pas question de donner raison, de fait, à des personnes de mauvaise foi.

Si ce cas ne concerne, je le répète, qu’une minorité des quelque 100 000 décisions de justice prononçant une expulsion, il n’en va pas nécessairement de même pour les 10 000 expulsions qui sont exécutées avec le concours de la force publique. En effet, tous les préfets que j’interroge sur ce point me disent que, pour l’essentiel, ils n’accordent le concours de la force publique qu’en cas de trouble à l’ordre public ou de mauvaise foi du locataire.

Mme Odette Terrade, auteur de la proposition de loi, fait un signe de dénégation.

Debut de section - Permalien
Benoist Apparu, secrétaire d'État

Il s’agit de confirmer les indications données par les préfets, mais aussi de répondre à une question d’importance, qui n’a pourtant pas été soulevée par les auteurs de la proposition de loi : que sont devenus les 90 000 ménages ayant fait l’objet d’une décision de justice prononçant une expulsion sans que le concours de la force publique ait été accordé ? J’ai également demandé que des études de cohorte soient réalisées sur ce point. Ce sujet est plus important encore que le précédent.

Dans le second cas, le locataire ne dispose pas de ressources suffisantes pour payer son loyer. Il convient alors, me semble-t-il, d’étudier de près la situation. C'est la raison pour laquelle une enquête sociale doit être réalisée avant chaque jugement.

Si la situation est temporaire, il y a la possibilité de mobiliser les aides du Fonds de solidarité logement, le FSL, qui est présent dans chaque département.

Si la situation est structurelle, durable, il ne faut pas, à mon sens, chercher à tout prix à maintenir le ménage dans le logement concerné : la solution réside dans un relogement adapté, assorti d’un loyer moins cher, par exemple dans le parc social.

Le chiffre de 10 000 expulsions avec le concours de la force publique doit être rapproché de celui de 480 000 attributions de logement social par an que vous avez cité à l’instant, madame le rapporteur. Il me semble qu’il existe des marges de manœuvre suffisantes pour pratiquer une politique de prévention permettant d’éviter le recours à la force publique.

Nous privilégions la prévention dès lors que le locataire n’est structurellement pas en mesure de payer son loyer, notamment dans le parc privé. Privilégions le relogement par anticipation, en particulier dans le parc social, pour éviter l’expulsion.

Adopter la présente proposition de loi reviendrait, de fait, à interdire au préfet de mettre en œuvre une décision de justice, ce qui n’est pas la bonne solution. La bonne solution, c’est de demander au préfet d’accélérer le relogement des ménages de bonne foi lorsqu’ils habitent dans un logement inadapté à leurs ressources. Hier encore, j’ai demandé aux préfets d’Île-de-France d’amplifier les efforts de relogement, particulièrement en faveur des ménages reconnus prioritaires au titre du DALO, dont certains risquent une expulsion.

Le nombre de relogements de ces ménages a augmenté régulièrement ces dernières années. Contrairement à ce que vous avez dit, mesdames les sénatrices, le DALO n’est pas un « droit fictif ». Je rappelle que, dans quatre-vingt-huit départements sur cent, le taux de relogement des demandeurs au titre du DALO atteint quasiment 100 % et que les problèmes se concentrent presque exclusivement dans l’Île-de-France et dans une partie de la région Provence-Alpes-Côte d’Azur. Loin d’être un droit fictif, le DALO est donc, au contraire, un véritable filet de sécurité qui joue pleinement son rôle dans la grande majorité des départements français. Certes, il nous faut accentuer l’effort en Île-de-France et dans la région Provence-Alpes-Côte d’Azur, là où se posent les plus grandes difficultés, mais, de grâce, ne résumons pas la situation française à la situation francilienne, dont je reconnais la complexité particulière.

Debut de section - PermalienPhoto de Guy Fischer

Il y a aussi la région Rhône-Alpes et les grandes agglomérations !

Debut de section - Permalien
Benoist Apparu, secrétaire d'État

Selon moi, le véritable enjeu est évidemment la production de logements, notamment en Île-de-France.

Cependant, il importe également de reconquérir le contingent préfectoral. Je rappelle que le préfet dispose normalement de 25 % des droits de réservation pour les ménages mal logés. Or, voilà deux ans, en moyenne nationale, de 10 % à 12 % des attributions de logements étaient décidées par les préfets, soit un taux bien inférieur à 25 %. J’ai engagé la reconquête de ce contingent préfectoral, notamment en Île-de-France. Nous avons quasiment achevé le travail en la matière. C’est un outil aux mains du préfet pour accélérer les relogements, notamment au titre du DALO. Nous sommes ainsi passés de 80 relogements de ce type par mois en 2008 à 250 en 2009, puis à 500 en 2010. Bien qu’encore insuffisante, cette progression est liée à la reconquête du contingent préfectoral.

Mais la question des expulsions locatives ne se limite pas à celle du concours de la force publique. Comme je l’ai indiqué, je suis particulièrement attentif au sort des quelque 90 000 ménages ayant fait l’objet d’une décision de justice prononçant une expulsion non assortie du concours de la force publique.

Le vrai sujet, ce n’est donc pas tant le recours à la force publique que les moyens mobilisés pour réduire les contentieux locatifs. Dans cet esprit, nous venons de créer, dans tous les départements de France, des CCAPEX, des commissions de coordination des actions de prévention des expulsions locatives, afin précisément d’étudier les meilleurs moyens d’organiser cette prévention. Je regrette qu’un certain nombre de conseils généraux, celui du Val-de-Marne par exemple, refusent de siéger dans ces instances et de signer la convention afférente.

Debut de section - Permalien
Benoist Apparu, secrétaire d'État

M. Benoist Apparu, secrétaire d'État. Je déplore que certains conseils généraux qui veulent nous donner des leçons refusent de participer à cette politique de prévention des expulsions ! Cela me semble dommage !

Protestations sur les travées du groupe CRC-SPG.

Debut de section - Permalien
Benoist Apparu, secrétaire d'État

La meilleure façon d’éviter les expulsions, c’est évidemment de diagnostiquer les situations difficiles le plus rapidement possible. La vocation des CCAPEX est d’intervenir au plus tôt en cas d’impayés de loyers, si possible dès le troisième mois, afin de prévenir les expulsions.

Sans entrer dans le détail des articles, car nous aurons l’occasion d’y revenir, je voudrais maintenant insister sur deux points.

En premier lieu, sur un plan philosophique, je refuse que l’on oppose, comme vous venez de le faire, droit au logement, de valeur constitutionnelle, et droit de propriété, constitutionnel. Cessons d’opposer les locataires aux propriétaires !

Debut de section - Permalien
Benoist Apparu, secrétaire d'État

Cessons d’opposer le droit au logement au droit à la propriété ! Il nous faut trouver un équilibre entre les deux.

Si vous déséquilibrez la situation au bénéfice du locataire, en interdisant, par exemple, les expulsions, la conséquence sera très simple : les propriétaires ne voudront plus mettre leurs biens sur le marché de la location, eu égard aux difficultés qu’ils rencontreraient pour en reprendre possession en cas d’impayés.

Debut de section - Permalien
Un sénateur de l’Ump

C’est vrai !

Debut de section - Permalien
Benoist Apparu, secrétaire d'État

Un tel retrait serait particulièrement négatif pour le marché du logement !

En second lieu, à l’article 3, il est prévu que toute personne ayant déposé un recours au titre du DALO pourra éviter l’expulsion tant que la commission de médiation n’aura pas statué. Je vous laisse imaginer le merveilleux effet d’aubaine que cela créerait ! Sachant qu’il faut environ six mois pour traiter un dossier, il suffira de déposer un recours au titre du DALO juste avant la fin de la trêve hivernale pour bénéficier d’un répit de dix-huit mois !

Protestations sur les travées du groupe CRC-SPG.

Debut de section - Permalien
Benoist Apparu, secrétaire d'État

Je dis les choses telles qu’elles sont ! Il serait irresponsable de favoriser ainsi les personnes de mauvaise foi !

Enfin, beaucoup de parlementaires nous ont reproché la création du PTZ +, jugeant que ce dispositif était accessible à un trop large public. En particulier, ils dénoncent l’affectation de 400 millions d'euros aux tranches 9 et 10 et proposent l’exclusion de celles-ci du champ de la mesure. Or il s’agit ici non pas de déciles de population, mais de tranches de revenus spécifiques au PTZ +. Sachant que la tranche 9 commence en deçà du plafond de ressources pour l’accès au logement social, suivre votre raisonnement conduirait à priver d’une aide à l’accession à la propriété des ménages éligibles au logement social ! La logique d’une telle préconisation m’échappe complètement : selon vous, certains seraient donc suffisamment pauvres pour prétendre à un logement social, mais beaucoup trop riches pour bénéficier d’une aide en vue de devenir propriétaires ! Vous confondez, me semble-t-il, tranches de revenus définies spécifiquement pour le dispositif du PTZ + et déciles de population. Or ce n’est pas la même chose !

En conclusion, je voudrais rappeler que ce gouvernement est celui qui, malgré une diminution des crédits, a battu tous les records en matière de financement de logements sociaux.

Debut de section - Permalien
Benoist Apparu, secrétaire d'État

Je parle sous le contrôle du président de l’Union sociale pour l’habitat, qui pourra sans doute confirmer ces chiffres : nous avons, au cours de l’année 2010, financé la construction de 131 000 logements sociaux, ce qui constitue un record absolu depuis plus de trente-cinq ans !

Debut de section - Permalien
Benoist Apparu, secrétaire d'État

M. Benoist Apparu, secrétaire d'État. Pendant les années 1978 à 2004, les gouvernements successifs, tant de droite que de gauche, n’en ont financé, en moyenne, que 50 000 par an. Depuis 2004, cette moyenne est passée à 100 000 logements sociaux financés par an, les années 2009 et 2010 étant marquées par des chiffres records en la matière : respectivement 120 000 et 131 000 !

Très bien ! et applaudissements sur les travées de l’UMP. – M. Adrien Giraud applaudit également.

Debut de section - PermalienPhoto de Thierry Repentin

Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, avoir un toit constitue assurément la sécurité la plus élémentaire de la personne. C’est la sécurité première et dernière, c’est l’endroit où l’on grandit, où l’on se construit et où l’on vieillit, c’est le rempart ultime avant la rue, quand tout le reste a fait défaut. Le perdre, c’est bien souvent être condamné à l’errance : de squats en hôtels meublés, de caravanes en centres d’hébergement.

En 2009, la justice a prononcé 106 938 décisions d’expulsions. Autant le dire tout net, les expulsions signent toujours un échec : échec de notre société à garantir à chacun un logement décent, échec dans les rapports locatifs pour prévenir la précarisation, sentiment d’échec de trajectoires individuelles accidentées.

Pourtant, expulser n’est pas une fatalité. En témoigne l’important travail de prévention réalisé par les bailleurs sociaux. C’est ici l’occasion de battre en brèche une idée reçue : tout impayé de loyer ne se termine pas par une expulsion.

M. le secrétaire d’État opine.

Debut de section - Permalien
Benoist Apparu, secrétaire d'État

Voilà !

Debut de section - PermalienPhoto de Thierry Repentin

Ainsi, sur les 4, 3 millions de ménages logés dans le parc social français, 250 000 foyers connaissent des situations d’impayés de loyers de plus de trois mois, soit environ 6 % des locataires. Mais, en bout de chaîne, après avoir activé de nombreuses actions de prévention, seuls 3 500 ménages – c’est encore trop ! – sont expulsés avec le concours des forces de l’ordre.

Comment les bailleurs sociaux, qui doivent faire face à davantage de situations d’impayés que ceux du parc privé, parviennent-ils à moins d’expulsions ? La réponse tient en deux mots : prévention et accompagnement.

En effet, avant l’engagement de toute procédure judiciaire, les bailleurs sociaux alertent le locataire concerné dès le troisième mois d’impayé de loyer. Grâce à un contact de proximité – le gardien, puis un travailleur social –, un dialogue est établi qui permet, d’une part, de réaliser un diagnostic précis de la situation sociale de la famille concernée et, d’autre part, de faire prendre éventuellement conscience à celle-ci des risques d’un effet boule de neige. Au-delà de trois mois d’impayés, l’accumulation de la dette peut très vite devenir insurmontable !

Ce travail de prévention permet au locataire de rééchelonner sa dette et au bailleur de recouvrer les loyers dus. Les trois quarts des situations d’impayés sont ainsi résolues. C’est considérable ! Il faut donc s’en inspirer au-delà du seul parc public.

Les propriétaires privés, qui sont souvent des particuliers, ne disposent évidemment pas des moyens humains pour accomplir ce travail de prévention. On pourrait donc imaginer qu’un système de garantie mutuelle assure cette fonction.

Hélas ! c’est l’inverse qui se produit avec les assurances locatives souscrites par nombre de propriétaires. Je rappelle en effet que ceux-ci sont encore trop peu nombreux à faire appel à la GRL – 200 000 en quatre ans d’existence – et que celle-ci n’est d’ailleurs pas universelle. Comme les assurances incitent fortement les propriétaires à déclencher immédiatement une procédure judiciaire pour pouvoir bénéficier de la couverture du risque locatif, le locataire est d’emblée emporté dans la judiciarisation de sa situation. Or, pendant ce temps, sa dette s’accumule !

Le système assurantiel produit ici des effets pervers particulièrement dommageables, autant pour le propriétaire que pour l’occupant. Cela montre que nous ne pourrons échapper au débat sur l’élargissement du système de garantie universelle et mutualiste des risques locatifs, dans le parc privé comme dans le parc public, que ce soit par conviction ou par obligation. Pour notre part, c’est évidemment la conviction qui nous y pousse. De ce point de vue, cette proposition de loi est opportune et me permet de souligner que nous attendons que des améliorations substantielles soient apportées à ce système inventé au début des années 2000.

J’en viens maintenant aux politiques d’accompagnement.

Sur les 60 000 recours visant à demander la résiliation du bail, 40 000 sont accordés par les tribunaux. Dès lors, un protocole peut être mis en place permettant au locataire de rester dans le logement moyennant le paiement d’une indemnité d’occupation, avec maintien de l’APL, et le remboursement progressif de sa dette locative. Au terme de ce protocole, dont la durée ne peut excéder cinq ans, si le locataire a respecté sa part de contrat, son bail est rétabli. C’est ce qui arrive dans près de 70 % des cas, ce qui est très encourageant.

Là encore, il y a davantage d’enseignements à tirer de ce dispositif et de bonnes solutions à trouver que dans la brutale et traumatisante expulsion. J’appelle donc de mes vœux l’élargissement de ces solutions amiables et contractuelles au parc privé, dans un cadre sécurisé pour les propriétaires.

Au-delà des indispensables efforts de sécurisation des trajectoires résidentielles, nous devons nous interroger, en tant que représentants de la nation, sur les raisons qui ont conduit à la forte croissance des expulsions au cours de la dernière décennie. Les contentieux locatifs avec demande de délivrance de titre exécutoire ont en effet augmenté de 40 % entre 2000 et 2009. C’est considérable et significatif de l’inadéquation entre l’offre de logement et le pouvoir d'achat de nos compatriotes.

Mes chers collègues, permettez-moi d’appeler votre attention sur l’exacte concomitance de l’accroissement des impayés donnant lieu à contentieux et la très forte inflation immobilière au cours de ces dix dernières années.

Plus les loyers grimpent et plus les ménages ont des difficultés pour y faire face ! Il est des vérités simples qui méritent de ne pas être oubliées si l’on veut infléchir les politiques publiques.

Marques d’approbation sur les travées du groupe socialiste et du groupe CRC-SPG.

Debut de section - PermalienPhoto de Thierry Repentin

Entre 2000 et 2010, les loyers de relocation dans le parc locatif privé ont augmenté de 90 %. Quant à la revalorisation annuelle pour les locataires en place, toujours dans le parc privé, elle a connu une hausse de 26 % sur la même période. La conséquence directe en est l’alourdissement du taux d’effort des ménages, parfois jusqu’à l’impayé, voire la dette locative.

Debut de section - PermalienPhoto de Thierry Repentin

Cette situation sur le front du logement est dramatique pour les classes moyennes, pour les habitants des grandes villes et des agglomérations, en particulier pour les jeunes ménages, bref, pour une part sans cesse croissante de la population. La problématique du poids du logement dans le budget familial n’est plus strictement francilienne ni restreinte aux seuls démunis : elle se généralise.

Debut de section - PermalienPhoto de Thierry Repentin

Or, s’il est de la responsabilité de chacun de payer son loyer, il est de la responsabilité de la nation de sécuriser l’accès et le maintien dans le logement.

Un tel diagnostic appelle un virage de la politique du logement. À ce titre, trois priorités doivent être dégagées.

Première priorité : agir sur les prix.

C’est urgent. La défaillance du marché est patente. Des mesures de régulation doivent être prises, tant sur l’encadrement des loyers de relocation que sur la modération des prix de l’immobilier via les taux d’intérêt et les règlements d’urbanisme.

Deuxième priorité : développer l’offre abordable.

La France a besoin de logements à loyer modéré, et pas seulement dans quelques zones dites tendues.

Debut de section - PermalienPhoto de Thierry Repentin

Les aides à la pierre n’en finissent pas de rapetisser. Bientôt, elles ne pourront plus servir qu’à financer la construction de logements pour Lilliputiens !

Debut de section - PermalienPhoto de Thierry Repentin

Renforcer l’offre abordable, c’est fixer des contreparties sociales aux aides à l’investissement locatif, c’est développer la mixité sociale dans le parc existant par le conventionnement et l’intermédiation locative.

Troisième priorité : solvabiliser.

Comme la Cour des comptes le pointait dans son rapport de 2007, les aides au logement ont vu leur pouvoir solvabilisateur s’éroder fortement au cours des quinze dernières années. Il faudrait donc au minimum relever les plafonds des loyers de référence des aides au logement et donner un coup de pouce significatif au forfait charges.

Mes chers collègues, les collectivités locales font face aux difficultés de vie de nos concitoyens au maximum de leurs possibilités, y compris parfois par des arrêtés symboliques « anti-expulsion », sur le fondement desquels on peut s’interroger.

Debut de section - PermalienPhoto de Thierry Repentin

M. Thierry Repentin. Les parlementaires socialistes sont convaincus que le législateur doit, lui aussi, prendre ses responsabilités. C’est ce que nous aurons à faire en ayant conscience qu’il nous est impossible de légiférer sur la seule question de l’expulsion sans agir concomitamment sur les autres leviers de la politique de l’habitat et du logement et sans restaurer du pouvoir d'achat pour ceux de nos concitoyens qui ne peuvent accéder à la propriété. Mais peut-être sommes-nous là déjà dans des débats que nous aborderons en 2012 …

Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et du groupe CRC-SPG, ainsi que sur certaines travées du RDSE.

Debut de section - PermalienPhoto de Jean-Michel Baylet

Monsieur le président, monsieur le secrétaire d'État, mes chers collègues, bien sûr, il n’est jamais bon de légiférer sous le coup de l’émotion, mais reconnaissons que les appels lancés par certains font parfois avancer l’histoire. Il incombe ensuite au législateur de rendre ces utopies réalisables. Ces appels sont indispensables lorsque, alertés par des rapports ou par des hommes, nous ne savons pas réagir avec l’efficacité qui convient.

Dans son récent rapport sur l’état du mal-logement, la Fondation Abbé Pierre estime que 3, 6 millions de Français ne bénéficient pas d’un logement satisfaisant.

Debut de section - PermalienPhoto de Jean-Michel Baylet

Certains d’entre eux vivent à l’hôtel, dans des campings ou dans des caves toute l’année. Quant à ceux qui ont un logement, ils vivent en surnombre dans un habitat indécent où ils ne disposent pas du confort de base.

On estime entre 500 000 et 600 000 le nombre de logements indignes, souvent exploités par ceux qu’on appelle les « marchands de sommeil », et à 1 million environ les personnes qui vivent dans des conditions inhumaines. En 2010, près de 685 000 personnes étaient dépourvues de logement.

Pourquoi ces millions d’hommes, de femmes et d’enfants connaissent-ils un tel sort ? Cette situation préoccupante et dramatique, tant sur le plan humain que sanitaire, n’est ni acceptable ni justifiable. L’État, malgré ses obligations, ne propose malheureusement rien à ces familles.

Proclamé avec la loi Quilliot en 1982, qui fait du droit à l’habitation un droit fondamental, consacré par la loi Besson de 1990, qui en fait un devoir de solidarité pour l’ensemble de la nation, puis par la loi DALO de 2007, le droit au logement est pourtant tenu en échec.

La loi DALO, élaborée précipitamment à la suite d’un fait divers qui avait suscité l’émotion et dont le Médiateur de la République a rappelé dans son dernier rapport annuel qu’elle était inapplicable, a suscité un immense espoir chez ces centaines de milliers d’hommes et de femmes en attente. Elle devait rendre le droit au logement effectif en imposant aux pouvoirs publics une obligation de résultat, c’est-à-dire en permettant aux citoyens de se retourner contre l’État.

Pourtant, force est de constater que sa mise en œuvre est laborieuse, décevante. À la fin de l’année 2010, moins de 180 000 recours « logement » avaient été déposés auprès des commissions de médiation, les demandes étant d’ailleurs très largement concentrées en Île-de-France. Même si ce chiffre est en progression, il reste toutefois limité au regard de l’ensemble des ménages potentiellement éligibles. Par ailleurs, compte tenu de l’engorgement de certaines commissions de médiation, seuls les trois quarts des recours ont pu être examinés. Finalement, depuis la mise en place de la loi DALO, 19 000 personnes seulement ont pu être relogées.

L’État ne loge pas les gens et ne se donne pas les moyens de le faire. Il se met ainsi lui-même hors la loi.

Debut de section - PermalienPhoto de Jean-Michel Baylet

Certes, la crise du logement s’est amplifiée avec la crise financière, puis la crise économique qui ont touché la France de plein fouet en 2008. Après une période de baisse, les loyers sont à nouveau aussi élevés qu’avant cette date, alors que le pouvoir d’achat des Français a, lui, largement baissé.

Debut de section - PermalienPhoto de Jean-Michel Baylet

Le coût du logement est devenu inabordable pour beaucoup, insupportable pour les plus démunis, parfois même pour les classes moyennes. Quant à l’accession à la propriété, elle n’est plus envisageable pour la plupart des familles.

Le prix exorbitant des appartements dans le secteur privé et la carence de l’offre sociale poussent de plus en plus de nos concitoyens hors du marché du logement. Je pense notamment aux femmes seules avec enfant, employées en temps partiel subi, en CDD ou en intérim. L’éclatement de la cellule familiale a d’ailleurs eu des répercussions en matière de demande de logements que les prévisionnistes les plus avisés n’avaient pas vu venir.

Tout le monde s’accorde à dire qu’il faut augmenter la construction de logements et atteindre au minimum 500 000 logements nouveaux par an pendant plusieurs années pour permettre enfin la mise en œuvre d’un droit au logement opposable. Or on dépasse à peine les 300 000 logements par an !

S’ajoute à cela un nombre trop important de logements vacants : plus de 2 millions. Et ce chiffre est en constante augmentation depuis trente ans !

Des solutions doivent être trouvées et mises en œuvre pour toutes ces familles qui se retrouvent à la rue ou en situation très précaire. La question qui se pose désormais à nous est simple : quelle politique mettre en place, et avec quels moyens, pour assurer enfin à chacun de nos concitoyens l’accès à un logement digne ?

Telles sont les raisons pour lesquelles nous soutenons l’initiative du groupe CRC-SPG, qui propose de rendre effectif le droit au logement et, surtout, de renforcer la prévention des expulsions locatives, toujours très insuffisante.

En effet, en 2009, le nombre de décisions de justice prononçant une expulsion a atteint un record historique : 107 000 ménages sont désormais menacés de se retrouver à la rue à la suite de la résiliation de leur bail. Ces chiffres élevés montrent que la réponse apportée aux ménages en difficulté est trop souvent répressive. Elle ne tient pas compte du coût humain, social et économique de l’expulsion et elle s’exerce au détriment de toute cohérence de l’action publique, puisque les familles expulsées devraient être relogées par les préfets dans le cadre du DALO.

Eh oui ! sur les travées du groupe CRC-SPG.

Debut de section - PermalienPhoto de Jean-Michel Baylet

Monsieur le secrétaire d’État, vous aviez pourtant assuré que l’accent serait mis cette année sur une « politique de prévention des expulsions », passant notamment par une taxation des propriétaires louant à des montants abusifs des logements de petite surface et par l’encadrement de l’augmentation des loyers dans le parc social. Je regrette que, pour l’instant, cette annonce n’ait pas véritablement été suivie d’effets.

Les radicaux de gauche ont à cœur de mettre en place une véritable politique du logement, à la hauteur de ses enjeux humains. C’est pourquoi nous voterons cette proposition de loi.

Applaudissements sur certaines travées du RDSE, ainsi que sur les travées du groupe socialiste et du groupe CRC-SPG.

Debut de section - PermalienPhoto de Alain Gournac

Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, le droit au logement est l’un des plus importants qui soit. En effet, il conditionne l’accès à d’autres droits fondamentaux : le droit à la vie familiale et à son intimité ; le droit à la santé, car celle-ci est mise en jeu lorsque les personnes vivent dans des lieux dégradés ou insalubres ; le droit à l’éducation, laquelle est compromise en cas de suroccupation du logement ou de changements continuels de lieu de d’hébergement ; le droit au travail surtout, car celui-ci devient inaccessible pour des personnes ne disposant pas d’un domicile fixe.

Le logement est également une condition de l’exercice de la citoyenneté. Il est la base à partir de laquelle la personne se voit reconnaître une appartenance à la collectivité et peut développer une vie sociale.

Notre majorité a permis une avancée considérable en reconnaissant à tout citoyen français le droit à un logement opposable : c’est la loi DALO, déjà évoquée. Au droit du citoyen correspond dorénavant une obligation pleinement assumée par l’autorité publique.

Le texte que nous examinons aujourd’hui traite de l’effectivité de ce droit et de la question des expulsions locatives. Aussi est-il important de faire le point sur l’action du Gouvernement en la matière.

Contrairement aux allégations de l’opposition, cette action est remarquable en ce qui concerne tant le financement du logement social que la prévention des expulsions.

Concernant le logement social, je citerai quelques chiffres : 500 000 logements financés en cinq ans, dont 131 500 en 2010. Je rappelle que, lorsque M. Jospin était Premier ministre, le financement couvrait seulement 40 000 logements sociaux par an. Je dis bien 40 000 ! Par ailleurs, toujours en 2010, le nombre de logements destinés aux ménages les plus modestes a largement franchi le seuil symbolique de 20 000 – c’était l’objectif inscrit dans la loi DALO – pour atteindre 26 836 prêts locatifs aidés d’intégration, en progression de plus de 25 % par rapport à 2009.

S’agissant de la question des expulsions, je rappelle que M. le secrétaire d’État, dont je salue la détermination, s’est engagé à renforcer leur prévention. J’ai pu le constater dans mon département. La prévention des expulsions repose sur une logique d’intervention précoce, dès les premiers impayés. En effet, si l’action des travailleurs sociaux est trop tardive, les dettes risquent alors de s’être accumulées et il devient très difficile d’y faire face.

Grâce à la loi du 25 mars 2009 de mobilisation pour le logement et la lutte contre l’exclusion, dite loi MOLLE, la constitution de commissions de coordination des actions de prévention des expulsions locatives est désormais obligatoire dans chaque département. Ces commissions examinent les dossiers difficiles et font travailler ensemble les services de la préfecture, du conseil général et de la Caisse d’allocations familiales. L’objectif est de généraliser les solutions de médiation avant jugement et d’aider les ménages en mobilisant les aides du Fonds de solidarité pour le logement.

En ce qui concerne le développement de l’intermédiation locative, une association ou un bailleur social peut, avec l’accord du propriétaire, et à la demande du préfet, reprendre le bail, ce qui permet le maintien dans les lieux. À la fin de 2010, 2 364 logements étaient mobilisés en intermédiation locative, le Gouvernement ayant pour objectif d’atteindre 5 000 logements à la fin de l’année 2011.

Un autre élément de prévention réside dans la garantie des risques locatifs, qui a été mise en place à la demande des partenaires sociaux. Ce système permet de limiter les conséquences des impayés, grâce à un traitement social des locataires de bonne foi – j’y insiste –, ceux-ci pouvant être reconnus prioritaires au titre de la loi DALO. À la fin de 2010, 52 000 ménages ayant demandé un logement ont reçu un avis favorable d’une commission DALO et 25 000 d’entre eux ont déjà reçu une offre de logement. En Île-de-France, région où la demande est particulièrement forte, les résultats sont en nette progression par rapport aux années précédentes : 500 « ménages DALO » sont relogés chaque mois par les services de l’État, alors qu’ils n’étaient que 278 en 2009 et 81 en 2008.

Toutefois, lorsque tous les mécanismes de prévention ont été actionnés et ont échoué, la décision judiciaire d’expulsion doit être exécutée. Je tiens à souligner que le recours à la force publique ne concerne, me semble-t-il, que 11 % des décisions de justice prononçant une expulsion, et non 10 % comme l’a indiqué M. le secrétaire d’État.

Je comprends le souci de Mme le rapporteur d’améliorer la situation des personnes en situation précaire et son souhait d’éviter des expulsions. Je tiens d’ailleurs à saluer publiquement la qualité du travail qu’elle a effectué à ce sujet. Je pense cependant que les recommandations de la proposition de loi ne sont pas de bonnes réponses et auraient un effet contre-productif. Je l’ai d’ailleurs dit lors de l’examen du texte en commission : cette solution paraît formidable, généreuse, mais c’est une fausse bonne idée.

Si un propriétaire voit planer au-dessus de sa tête le risque qu’un locataire qui ne paie pas son loyer ne partira jamais, il ne louera plus son bien. Dans ma ville, beaucoup de logements privés restent inoccupés. J’essaie pourtant de convaincre les propriétaires de les proposer à la location, mais, comme ils ont certaines craintes, ils préfèrent garder le logement vide.

Limiter le recours aux expulsions serait un très mauvais signal adressé aux propriétaires. Le droit de propriété est lui aussi un droit fondamental, constitutionnel, reconnu par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Je le répète, si les propriétaires privés étaient conduits à penser qu’ils ne pourront pas récupérer leur bien en cas d’impayé, ils préféreront ne pas le louer ou ils seront plus exigeants en termes de garanties, ce qui serait très dommageable pour les personnes ayant des revenus modestes.

Telles sont les raisons pour lesquelles, mes chers collègues, mon groupe ne votera pas cette proposition de loi.

Debut de section - PermalienPhoto de Alain Gournac

M. Alain Gournac. Nous ne voulons pas aller dans la direction qu’elle nous indique. Le secteur du logement étant très difficile, ce serait en effet un très mauvais signal envoyé aux propriétaires de logements inoccupés, logements dont nous tant besoin.

Applaudissements sur les travées de l ’ UMP et de l ’ Union centriste. – Exclamations sur les travées du groupe CRC-SPG.

Debut de section - PermalienPhoto de Nicole Borvo Cohen-Seat

Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, le droit de propriété et le droit au logement sont, certes, deux droits constitutionnels, mais force est de constater que le Gouvernement a beaucoup plus œuvré en faveur du premier que du second.

Nous sommes loin du mythe élyséen d’une France de propriétaires. Le quotidien de bon nombre de nos concitoyens est plutôt celui des difficultés de logement, du surendettement, du chômage, de la précarité galopante, voire des expulsions locatives pour les plus fragiles.

En effet, comme en témoigne la récente enquête de l’INSEE, notre pays compte aujourd’hui huit millions de pauvres – essayez de ne pas l’oublier ! –, c’est-à-dire que 13 % de la population vit avec moins de 949 euros par mois, pour une personne seule, et 2 000 euros, pour un couple. Dans ces conditions, comment accéder à un logement ou simplement s’y maintenir ?

On a évoqué la région de l’Île-de-France en général. Pour ma part, je parlerai de Paris. Selon le collectif Jeudi noir, les loyers y ont augmenté de 50 % en douze ans. L’an dernier, les prix des logements neufs ont encore bondi de près de 6 % par rapport à 2009. Malgré la crise, la spéculation se porte bien ! Ces hausses se situent bien au-delà de l’augmentation du pouvoir d’achat et de l’inflation.

Votre réponse à la crise financière et sociale que traverse notre pays consiste en toujours plus d’austérité pour la grande majorité de nos concitoyens et toujours moins de solidarité nationale. Voilà la réalité !

Ainsi, depuis 2004, si le niveau de vie des plus modestes a stagné, celui des plus aisés a progressé sous l’effet de la hausse des revenus du patrimoine. C’est ce que l’INSEE appelle un accroissement des inégalités « par le haut », accroissement des inégalités bientôt renforcé par la suppression de l’ISF. Pour celui qui se voulait le Président du pouvoir d’achat, il s’agit là d’un échec manifeste. L’effort exceptionnel en faveur du logement, pourtant annoncé, se fait également toujours attendre.

La politique du Gouvernement ne respecte pas les droits fondamentaux, notamment le droit au logement, qu’il a pourtant fait reconnaître dans la loi DALO. Il ne respecte donc pas la loi qu’il a fait voter.

Ce renoncement à mener une politique du logement ambitieuse est d’ailleurs confirmé par le Conseil d’État, dans le cadre de son rapport de 2009 intitulé Droit au logement, droit du logement. Celui-ci déclare en substance : alors que de nombreux plans de rattrapage initiés par le Gouvernement et approuvés par le Parlement supposeraient une augmentation de l’effort budgétaire en faveur du logement, on a assisté de manière paradoxale à une débudgétisation croissante des dépenses de logement, à une baisse du pouvoir « solvabilisateur » des aides personnelles, à un recul des aides à la pierre et à un recours croissant à des aides fiscales dont l’effet n’est pas mesuré. Faisant face à de sérieuses difficultés budgétaires, l’État en est même venu à puiser dans les ressources du 1 % logement, au risque de diminuer l’effort collectif en faveur du logement.

Cela a le mérite d’être clair. Voilà le résultat de votre politique !

Je ne prendrai qu’un simple exemple : la contribution de l’État au financement du logement à Paris, prévue dans la convention signée avec la ville, est passée de 660 millions d’euros pour la période comprise entre 2005 et 2010 à 500 millions d’euros pour les six ans à venir. Voilà qui s’appelle une baisse !

Par ailleurs, le Gouvernement auquel vous appartenez, monsieur le secrétaire d’État, n’a pas souhaité donner quitus à la demande du maire de Paris d’encadrer les loyers à la relocation, au nom de la liberté du marché. Vous avez évoqué l’éventualité d’un encadrement des loyers des petites surfaces, mais nous n’avons pas vu le début du commencement d’une application concrète.

M. Alain Gournac s’exclame.

Debut de section - PermalienPhoto de Nicole Borvo Cohen-Seat

Comment ignorer aujourd’hui les impasses de la marchandisation du logement ?

Depuis le milieu des années soixante-dix, le logement est considéré non plus comme un bien devant répondre à des besoins sociaux et humains, mais comme une marchandise. Cette politique s’est traduite par un glissement des aides de l’État en faveur de la construction de logements sociaux, qui atteignent moins de 500 millions d’euros cette année, vers un système de financement de la construction poussant à la spéculation par le biais des dispositifs Robien, Périssol ou Scellier. Et je ne compte pas les affres de la spéculation immobilière en zones tendues …

Dans ces conditions, comment respecter le fameux DALO si le nombre de logements construits ne permet pas de le garantir ? Vous être pris dans vos propres contradictions !

Vous avez également tout fait pour porter atteinte à la loi SRU en ne sanctionnant pas les maires qui la bafouent.

Là encore, je prendrai l’exemple de Paris. Les maires des VIIe et XVIe arrondissements, où la quantité de logements sociaux est proche de zéro, usent ainsi, en toute impunité, de moyens scandaleux pour s’opposer à tout programme de construction voté par la majorité du Conseil de Paris, quitte à engager des procédures judiciaires totalement indignes – elles devraient d’ailleurs être frappées d’illégalité – pour pouvoir empêcher, pendant trois ans, la construction du moindre logement social.

Ainsi, en dépit de la satisfaction ministérielle, que vous avez relayée tout à l’heure, monsieur Gournac, en vous gargarisant d’un bilan de plus de 131 000 logements sociaux construits, et ce alors même que seuls 71 000 logements sont sortis de terre, la crise du logement est à son paroxysme.

Il faut donc trouver des solutions.

S’il importe de renforcer les dotations budgétaires et de les réorienter sur les aides à la pierre, s’il convient, bien évidemment, d’agir sur les salaires et le pouvoir d’achat, je voudrais vous alerter une nouvelle fois sur une piste que le Gouvernement se refuse toujours à mettre en œuvre. Je veux parler de la réquisition de logements vides, solution à laquelle, selon une récente enquête, 74 % de nos concitoyens seraient favorables. Or, si cette réquisition est prévue dans plusieurs articles du code de la construction et de l’habitation, elle n’est pas utilisée par les préfets.

Je vous rappelle pourtant que la situation est grave, notamment à Paris : 119 467 personnes y ont fait une demande de logement social, 26 874 personnes y ont déposé un dossier de recours DALO et 12 500 ménages y attendent toujours une proposition en ayant été déclarés prioritaires par les commissions DALO.

Tout comme la Fondation Abbé Pierre, le DAL et Jeudi noir, nous demandons l’application immédiate de l’ordonnance de 1945. Il s’agit, en outre, d’un levier d’action majeur puisque, selon l’INSEE, on compte 1, 8 million de logements vacants en France, dont 330 000 en Île-de-France et 122 000 à Paris. Voilà la réalité ! Il ne faut pas généraliser, avez-vous dit, mais reconnaissez que la situation est, par endroits, extrêmement tendue et difficile.

À nos yeux, la réquisition de logements vides devrait également concerner les bureaux. Actuellement, 4, 5 millions de mètres carrés de bureaux sont vacants. Mieux vaudrait utiliser ces surfaces pour répondre à la crise du logement plutôt que pour obtenir un triple A. Telle est en effet la note attribuée selon le système de notation boursière aux entreprises dont 10 % au moins de leur patrimoine immobilier demeure vacant ; c’est aussi cela, la réalité !

Voilà une nouvelle preuve de la folie de l’ultralibéralisme !

La question de l’hébergement reste également problématique. Ainsi, au cours du mois de février 2011, le SAMU social a pris en charge près de 16 000 personnes logées à l’hôtel, pour une somme de 450 000 euros. Que d’argent dépensé de manière parfaitement inutile et qui pourrait être utilisé autrement !

Bien entendu, nos propositions ne s’arrêtent pas au contenu du texte que nous défendons aujourd’hui. Mais avouez tout de même que le fait de le voter permettrait au moins d’envoyer un signal : il n’y a pas que le droit à la propriété à préserver, car personne ne peut vivre sans un toit ! §

Debut de section - PermalienPhoto de Jean-Léonce Dupont

Personne ne demande plus la parole dans la discussion générale ? …

La discussion générale est close.

La commission n’ayant pas élaboré de texte, nous passons à la discussion des articles de la proposition de loi initiale.

Le premier alinéa de l’article L. 300-1 du code de la construction et de l’habitat est remplacé par deux alinéas ainsi rédigés :

« Le droit à un logement décent et indépendant, mentionné à l’article 1er de la loi n° 90-449 du 31 mai 1990 visant à la mise en œuvre du droit au logement est garanti par l’État à toute personne qui n’est pas en mesure d’y accéder par ses propres moyens ou de s’y maintenir

« Toute autorité publique a qualité sur le territoire de son ressort pour s’assurer de la conduite à bonnes fins de la mise en œuvre effective de ce droit. »

Debut de section - PermalienPhoto de Mireille Schurch

Selon un récent sondage, nos concitoyens considèrent le logement comme un problème plus important que la sécurité et estiment que cette question devrait être une priorité pour le Gouvernement, au même titre que l’emploi, le pouvoir d’achat, la santé, les retraites et l’éducation.

La crise sociale, l’augmentation du nombre de chômeurs, le sentiment accru de la précarité, l’éclatement des familles, la peur d’être un jour SDF, telle est la réalité vécue par de nombreuses personnes, comme l’ont justement souligné mes collègues.

Jamais l’immobilier, le foncier, les loyers, les charges n’ont représenté une part si élevée du budget des ménages. Les problèmes de logement concernent non plus seulement les personnes défavorisées ou très modestes, mais aussi les jeunes, les salariés, surtout les salariés pauvres, et même les classes moyennes. Le nombre de recours au Fonds de solidarité pour le logement a explosé, jusqu’à plus que doubler dans certains départements.

Pourtant, la politique du Gouvernement n’a été tournée que vers les plus favorisés : 40 % des aides publiques de l’État vont au logement locatif privé, 30 % aux propriétaires et 30 % au logement social ; autrement dit, 70 % des investissements de l’État sont orientés vers le secteur privé.

Je ne prendrai qu’un seul exemple : les allocations logement sont en baisse depuis 2002, notamment les APL, qui, de façon très significative, diminuent de 84 millions d’euros tout en perdant leur caractère rétroactif.

De même, si le droit au logement opposable est aujourd’hui consacré par la loi, si le Conseil constitutionnel le reconnaît comme un objectif à valeur constitutionnel, les expulsions locatives continuent de manière massive.

En juin 2008, la France a été condamnée par le Conseil de l’Europe pour non-respect de sa charte sociale au regard de l’insuffisance de l’offre de logements abordables, des manques des politiques de lutte contre les expulsions et de l’existence de discriminations dans l’accès au logement au détriment des immigrés et des gens du voyage. Le 1 de l’article 3 de la directive du Conseil du 29 juin 2000 prohibe en effet la discrimination selon l’origine raciale ou ethnique pour la fourniture de biens et de services, y compris en matière de logement.

En outre, dans le cadre de son rapport intitulé Droit au logement, droit du logement et destiné à illustrer la gravité de la situation du logement social en France, le Conseil d’État s’est interrogé le 10 juin 2009 : « Comment loger dignement tous les habitants et ainsi honorer le droit opposable au logement ? ».

C’est dans ce contexte de désengagement de l’État et de contravention avec le droit international que nous avons souhaité, par cet article 1er, renforcer les droits de tous les locataires, en élargissant l’accès au DALO à toute personne résidant sur le territoire national et en donnant compétence à l’ensemble des personnes publiques pour s’assurer de la mise en œuvre effective de ce droit.

En effet, la loi de 2007 était destinée à rendre concret un droit considéré comme universel par les textes internationaux, transcendant donc, comme d’autres droits fondamentaux, le statut administratif des individus. C’est pourquoi le clivage opéré entre nationaux et étrangers, entre étrangers européens et extra-européens, contredit, selon nous, l’affirmation d’un DALO garanti par l’État. La législation sur le droit au logement opposable est même plus stricte que les conditions d’attribution des logements sociaux pour les personnes d’origine étrangère.

Les droits fondamentaux, dont le droit au logement fait partie, ne peuvent souffrir d’exception ou d’application à la carte. Il ne peut y avoir de catégories « orphelines » de la protection des droits fondamentaux prévus par les textes. Le Gouvernement de la République ne saurait se contenter d’un « avec » ou « sans » en matière de respect des libertés fondamentales.

C’est pourquoi nous voulons étendre le DALO à toute personne logée sur le territoire, sans condition.

Nous souhaitons aussi assurer la légalité des arrêtés municipaux « anti-expulsion » pris par des maires garants de l’ordre public dans leurs communes pour protéger ces locataires qui sont des parents avec enfants, des personnes souvent en grande difficulté.

Une telle mesure irait dans le sens d’une plus grande solidarité et permettrait de pallier les insuffisances du DALO. De fait, le texte n’instaure qu’un mécanisme d’opposabilité restreint puisque le recours juridictionnel n’est ouvert qu’aux personnes classées prioritaires par décision administrative. Les arrêtés « anti-expulsion » permettent de rechercher des solutions pérennes de relogement dans des conditions décentes et d’assurer une meilleure concertation de tous les acteurs publics concernés par la question du logement.

L’article 1er de notre proposition de loi s’inscrit donc dans la nécessité de voir le droit au logement devenir une réalité pour tous, sans exclusive aucune.

L’article 1 er n’est pas adopté.

Après l’article L. 613-3 du code de la construction et de l’habitation, il est inséré un article L. 613-3-1 ainsi rédigé :

« Art. L. 613-3-1. - Aucun concours de la force publique ne peut être accordé lorsque la personne visée par la procédure d’expulsion locative mentionnée aux articles précédant et qui ne serait pas en mesure d’accéder à un logement par ses propres moyens ou de s’y maintenir, n’a pas obtenu de proposition de relogement adapté à ses besoins et à ses capacités. »

Debut de section - PermalienPhoto de Jean-Léonce Dupont

L’amendement n° 1, présenté par Mme Demontès, MM. Repentin, Daunis et les membres du groupe Socialiste, apparentés et rattachés, est ainsi libellé :

Rédiger ainsi cet article :

Nonobstant toute décision d’expulsion passée en force de chose jugée et malgré l’expiration des délais accordés en vertu des articles L. 613-1 et L. 613-2 du code de la construction et de l’habitation, à titre transitoire jusqu’au 16 mars 2012, aucune expulsion ne pourra être exécutée à l’encontre des personnes reconnues prioritaires par la commission de médiation conformément à l’article L. 441-2-3 du même code, et tant qu’aucune offre de logement ou d’hébergement respectant l’unité et les besoins de la famille ne leur aura été proposée par ladite commission.

La parole est à M. Thierry Repentin.

Debut de section - PermalienPhoto de Thierry Repentin

Il s’agit de l’unique amendement déposé par les sénateurs du groupe socialiste sur cette proposition de loi.

Nous suggérons à nos collègues du groupe CRC-SPG d’adopter un dispositif certes plus souple que celui qu’ils proposent, mais aussi plus solide juridiquement.

Lors de l’examen, le 17 novembre 2009, de notre proposition de loi relative à la lutte contre le logement vacant et à la solidarité nationale pour le logement, nous avions proposé de créer un moratoire de trois ans sur les expulsions. À l’époque, le rapporteur Dominique Braye – membre de la majorité – s’était dit « sensible à la philosophie » de ce texte ; d’ailleurs, tout le monde connaît sa « sensibilité » !

Sourires.

Debut de section - PermalienPhoto de Thierry Repentin

Dans le même temps, il avait estimé que les solutions mises en place pour prévenir les expulsions étaient suffisantes, citant les circulaires du 14 octobre 2008 et du 5 mars 2009 et soulignant les possibilités offertes par l’intermédiation locative, principe selon lequel le propriétaire transfère le bail à une association qui sous-loue le logement et assume les impayés.

Qu’en est-il réellement ?

Selon la Fondation Abbé Pierre, 107 000 décisions d’expulsions ont été prononcées en 2009, chiffre en hausse de 5 % sur un an et de 34 % par rapport à 2000.

À l’époque, le rapporteur avait jugé que notre proposition de moratoire revenait à faire perdre des loyers aux propriétaires. Or ce n’est pas vrai. Cette proposition vise tous les ménages de bonne foi reconnus éligibles à la procédure instituée dans le cadre du DALO, en leur accordant de facto la prorogation des délais prévus par les articles du code de la construction et de l’habitation. Ces délais, vous le savez, ouvrent droit à des indemnisations pour les propriétaires.

S’agissant de l’intermédiation locative, vous savez aussi que le Gouvernement n’est pas très favorable à améliorer les avantages liés à ces dispositifs pour les propriétaires. Comment généraliser l’intermédiation locative si les propriétaires privés n’y sont pas incités ?

À nos yeux, une autre politique du logement est possible. L’idée d’un moratoire compléterait nos différentes propositions de loi : il s’agit de parer au plus pressé, à savoir la détresse des familles.

M. Braye rappelait il y a peu sur une grande chaîne de radio l’engagement de la majorité pour que soient relogés tous les demandeurs prioritaires de l’Île-de-France avant la fin de 2011. Pourquoi, alors, ne pas prévenir les catastrophes susceptibles de survenir d’ici là en acceptant ce moratoire qui ne durerait que jusqu’à l’année prochaine ?

Mes chers collègues, le sens de notre amendement, c’est la protection des familles. Nous vous invitons donc à transformer des engagements en actes concrets pour donner, enfin, des signaux aux juges.

Debut de section - PermalienPhoto de Isabelle Pasquet

J’observe que, concrètement, si elle était mise en œuvre, la mesure proposée dans cet amendement ne produirait ses effets que jusqu’au 31 octobre 2011. En effet, entre le 1er novembre 2011 et le 15 mars 2012 s’appliquera la trêve hivernale prévue par l’article L. 613-3 du code de la construction et de l’habitation : pendant cette période, il ne peut y avoir d’expulsion sans relogement.

Je note également que ce n’est pas la commission de médiation qui propose au demandeur les offres de logement ou d’hébergement.

Par conséquent, la commission a décidé d’émettre un avis défavorable sur cet amendement.

À titre personnel, je considère que le dispositif proposé ici est très en deçà de celui de la proposition de loi. Pour cette raison, je ne le voterai pas.

Debut de section - Permalien
Benoist Apparu, secrétaire d'État

Le Gouvernement, à l’instar de la commission, est défavorable à cet amendement, mais pour des raisons inverses.

Debut de section - Permalien
Benoist Apparu, secrétaire d'État

M. Benoist Apparu, secrétaire d'État. Mme le rapporteur considère que cette rédaction ne va pas assez loin ; le Gouvernement estime au contraire qu’elle va trop loin.

Sourires

Debut de section - Permalien
Benoist Apparu, secrétaire d'État

Je le répète, le fait de renoncer à expulser les personnes relevant du DALO, quels que soient les délais prévus, est un signal dont l’impact sera particulièrement négatif et qui risque de produire des effets d’aubaine.

Je conclurai sous forme de boutade : en fait, monsieur le sénateur, vous proposez au Gouvernement de prolonger la période hivernale de six mois et de reprendre les expulsions un mois avant les élections présidentielles ... Je n’y vois aucune malice de votre part.

Exclamations ironiques sur les travées de l ’ UMP.

Debut de section - Permalien
Benoist Apparu, secrétaire d'État

M. Benoist Apparu, secrétaire d'État. Néanmoins, je me permets de souligner ce hasard de calendrier.

Sourires.

Debut de section - PermalienPhoto de Jean-Léonce Dupont

La parole est à Mme Odette Terrade, pour explication de vote.

Debut de section - PermalienPhoto de Odette Terrade

Par cet amendement, nos collègues socialistes souhaitent privilégier la notion de moratoire plutôt que de formuler dans la loi un principe simple : l’interdiction des expulsions locatives en l’absence de relogement pour les personnes qui ne seraient pas en mesure de s’y maintenir ou d’y accéder par leurs propres moyens.

Si nous ne sommes pas opposés à l’idée d’un moratoire, nous estimons pour autant, comme nous l’avons exposé dans notre propos liminaire, que les prescriptions internationales en termes de droit au logement comme le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels de 1966, la Convention européenne des droits de l’homme ainsi que la Déclaration universelle des droits de l’homme, directement applicables dans notre droit, ont créé l’obligation pour l’État de garantir que personne ne peut être privé de son logement en raison de conditions de ressources insuffisantes.

L’article 2 de notre proposition de loi tend simplement à garantir ces principes de manière permanente, et non plus temporaire. Une telle mesure, outre son objectif de respect de la dignité humaine, nous semble conforme aux engagements internationaux de la France et en adéquation avec le caractère constitutionnel du droit au logement.

Certains d’entre vous opposent à cette mesure la décision du Conseil constitutionnel de 1998 sur la loi d’orientation relative à la lutte contre les exclusions. À cet égard, je voudrais clarifier notre débat.

L’inconstitutionnalité d’une mesure interdisant le recours à la force publique en l’absence de relogement se discute. En effet, si le Conseil constitutionnel s’est fondé sur le principe de séparation des pouvoirs, selon lequel on ne peut soumettre l’exécution d’une décision de justice à une diligence administrative, je vous rappelle que le droit au logement a également valeur constitutionnelle depuis une décision du Conseil constitutionnel de 1995. Les juges ont donc arbitré entre deux principes de même valeur, en privilégiant l’un par rapport à l’autre.

Or, depuis cette décision, il ne faut pas non plus sous-estimer l’apport de la loi DALO et le rôle qu’elle a confié à l’État par la voie des préfets. La question de constitutionnalité se poserait donc certainement de manière très différente.

Depuis, comme cela a été indiqué dans l’exposé liminaire, la Cour européenne des droits de l’homme a par ailleurs sanctionné l’État chypriote pour le non-respect du droit au maintien dans un logement, au nom de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme.

Le contexte juridique n’est donc pas le même et l’inconstitutionnalité d’une telle mesure n’est pas avérée.

En outre, le fait de programmer ce moratoire uniquement jusqu’en 2012 ne résout en rien la question humaine, politique et sociale que posent les expulsions locatives sans relogement. De surcroît, reconnaissons-le, compte tenu de la navette parlementaire, la durée de vie de ce moratoire sera extrêmement courte, comme l’a souligné Mme le rapporteur.

De plus, malheureusement, il y a fort à parier que, au 16 mars 2012, soit dans seulement dix mois, la crise du logement dans notre pays ne sera pas résorbée au regard de la faiblesse des aides à la pierre et du décalage croissant entre la capacité contributive des ménages et le coût du logement.

La bataille de fond reste donc celle de la construction de logements et du pouvoir d’achat des ménages. À ce titre, notons que 80 % de nos concitoyens, selon un sondage réalisé pour l’Union sociale pour l’habitat, estiment qu’il n’y a pas assez de logements sociaux.

Je ne peux manquer également de vous signaler un fait inquiétant : le taux de surendettement des ménages a progressé de 17 % en seulement deux mois, entre décembre et février 2011.

Nous vivons une période sociale particulièrement douloureuse qui nous impose de garantir à chacun le respect des droits fondamentaux, et celui d’avoir un toit en fait partie.

Nous regrettons également que la rédaction proposée par cet amendement restreigne le champ d’application de cet article aux personnes reconnues prioritaires par le DALO, soit 57 000 personnes au 31 décembre 2010, et ce alors même que plus de 3 millions de personnes souffrent aujourd’hui de mal-logement dans notre pays et que plus de 1, 3 million de personnes sont en attente d’un logement social.

Pour finir, je souhaiterais évoquer la question du raccourcissement des délais de sursis à l’exécution d’une décision judiciaire d’expulsion octroyés aujourd’hui par les juges.

En effet, vous le savez, depuis 2009 et l’adoption de la loi MOLLE de Mme Boutin, ces délais sont passés d’un maximum de trois années à un maximum d’une année seulement. Une telle mesure de raccourcissement des délais rend donc beaucoup plus difficile la possibilité de trouver un relogement avant le recours à la force publique.

Nous appelons donc le Gouvernement à revenir aux délais existants auparavant.

Chacun l’aura compris, malgré les bonnes intentions de nos collègues socialistes, nous nous abstiendrons sur cet amendement, qui vise à modifier l’article 2 de notre proposition de loi.

L'amendement n'est pas adopté.

L'article 2 n’est pas adopté.

Après l’article L. 613-3 du code de la construction et de l’habitation, il est inséré un article L. 613-3-2 ainsi rédigé :

« Art. L. 613-3-2. - Nonobstant toute décision d’expulsion passée en force de chose jugée et malgré l’expiration des délais accordés en vertu des articles précédents, il doit être sursis à toute mesure d’expulsion lorsque la personne visée par cette procédure a fait une demande au titre de la loi n° 2007-290 du 7 mars 2007 instituant un droit au logement opposable et est dans l’attente d’une réponse de la commission départementale de médiation.

« Lorsqu’une personne a été désignée comme prioritaire par la commission de médiation, aucun concours de la force publique ne doit être accordé avant qu’elle ait obtenu une offre de logement adaptée à ses besoins et à ses capacités. »

Debut de section - PermalienPhoto de Évelyne Didier

La question des expulsions locatives pose évidemment un sérieux problème dès lors que notre législation a fait du droit au logement opposable l’un des fondements des rapports locatifs, et ce depuis plusieurs années.

Quatre années après la discussion et l’adoption de la loi DALO, où en est-on ?

C’est après des luttes particulièrement vives, ayant fortement touché l’opinion publique, que le Gouvernement a fini par faire entrer dans la loi ce qui n’était jusqu’alors qu’une revendication des acteurs du droit au logement et une recommandation de plusieurs structures s’intéressant aux questions du logement et de la lutte contre les exclusions.

Bien sûr, un certain nombre de précautions avaient été prises afin de restreindre le nombre de demandeurs de logement éligibles au dispositif, en arguant en particulier de leur situation administrative ; le projet de loi ne s’était pas contenté de poser la question du droit au logement opposable, il était agrémenté de dispositions qui avaient notamment tendance à valider l’indice de référence des loyers, qui a été l’instrument idéal du relèvement des loyers dans les zones les plus tendues ces dernières années.

À la vérité, le droit au logement opposable, sur le principe, est un moyen de lutte contre l’exclusion sociale fondamental, mais il ne résout pas tout. Ne plus avoir de toit est l’un des facteurs déclenchant de l’exclusion sociale, et c’est pourquoi nous devons nous mobiliser.

Comme on pouvait s’y attendre, ce que les demandes d’application du principe défini dans la loi du 5 mars 2007 ont prouvé, c’est qu’il existe dans notre pays quelques régions bien précises dans lesquelles les problèmes de logement ont toujours eu une acuité particulière, laquelle s’est accrue avec la persistance de la fièvre spéculative qui continue d’animer le marché.

Ce que prouve en effet le bilan de l’application du droit au logement opposable, c’est que les tensions les plus fortes en matière de logement sont enregistrées en Île-de-France et en région Provence-Alpes-Côte d’Azur, singulièrement sur la Côte d’Azur.

La même observation vaut pour la région capitale, où les tensions sont d’autant plus fortes que l’on se situe au plus près du centre de Paris, la spéculation immobilière ayant un caractère centrifuge assez nettement affirmé et devenant de moins en moins forte dès lors que l’on s’éloigne de Paris .

Le marché immobilier, précisons-le, a connu une certaine tension dans quelques villes de province, comme Strasbourg, Lyon et Lille. En outre, il est évident que certains choix de politique locale en matière d’immobilier – je pense à Marseille – ont également pu contribuer à tendre une situation qui n’a cependant pas conduit aux exclusions massives constatées en Île-de-France.

Dans ce contexte, il nous semble nécessaire de limiter nettement plus qu’aujourd'hui le recours à la force publique, ultime moyen utilisé en matière de contentieux locatif. Un demandeur de logement éligible au droit au logement opposable, correspondant aux critères retenus, dont nous avons dit qu’ils n’étaient d’ailleurs pas aussi ouverts que cela, ne peut et ne doit décemment pas être expulsé de son logement sans solution adaptée à sa situation.

On nous objectera que certaines expulsions ont plus à voir avec les nécessités de l’urbanisme qu’avec le non-respect des normes locatives ou des droits des locataires, mais il n’en demeure pas moins que l’inscription au fichier DALO devrait suffire pour justifier la non-exécution d’une décision de justice, conformément aux préconisations du Comité de suivi de la mise en œuvre du droit au logement opposable, reprises dans un rapport du Conseil économique, social et environnemental.

Tel est l’objet de l’article 3, que nous vous invitons, mes chers collègues, à adopter.

Debut de section - PermalienPhoto de Jean-Léonce Dupont

Je mets aux voix l'article 3.

J'ai été saisi d'une demande de scrutin public émanant du groupe CRC-SPG.

Il va être procédé au scrutin dans les conditions fixées par l'article 56 du règlement.

Le scrutin est ouvert.

Le scrutin a lieu.

Debut de section - PermalienPhoto de Jean-Léonce Dupont

Personne ne demande plus à voter ?…

Le scrutin est clos.

J'invite Mmes et MM. les secrétaires à procéder au dépouillement du scrutin.

Il est procédé au dépouillement du scrutin.

Debut de section - PermalienPhoto de Jean-Léonce Dupont

Voici le résultat du dépouillement du scrutin n° 201 :

Le Sénat n'a pas adopté.

Les conséquences financières éventuelles découlant pour l’État de l’application des dispositions ci-dessus sont compensées à due concurrence par le relèvement du taux prévu au 2 de l’article 200 A du code général des impôts.

Debut de section - PermalienPhoto de Jean-Léonce Dupont

Mes chers collègues, je vous rappelle que si cet article n’était pas adopté, il n’y aurait plus lieu de voter sur l’ensemble de la proposition de loi dans la mesure où les quatre articles qui la composent auraient été rejetés.

Je mets aux voix l’article 4.

L'article 4 n'est pas adopté.

Debut de section - PermalienPhoto de Jean-Léonce Dupont

Les quatre articles de la proposition de loi ayant été successivement rejetés, je constate qu’il n’y a pas lieu de voter sur l’ensemble, puisqu’il n’y a plus de texte.

En conséquence, la proposition de loi est rejetée.

Mes chers collègues, nous allons maintenant interrompre nos travaux ; nous les reprendrons à vingt et une heures trente.

La séance est suspendue.

La séance, suspendue à dix-neuf heures trente, est reprise à vingt-et-une heures trente-cinq.