J'ai préparé ce texte car j'ai vu que le principe de précaution, qui est un principe auquel je crois, a évolué, pour ne pas dire dérivé. Notre travail de parlementaire ne s'arrête pas avec la promulgation d'une loi : le service après-vote comprend le contrôle de son application et du respect de l'intention du législateur.
La révision constitutionnelle de 2005 relative à la Charte de l'environnement a donné lieu à des débats passionnés, notamment au sujet de l'article 5 de la Charte, qui concernait le fameux principe de précaution. Déjà consacré en droit français par la loi Barnier de 1995, ce principe allait être inscrit dans notre norme suprême. Pour les uns, il s'agissait de prendre davantage la mesure des grands risques environnementaux et de prendre conscience d'une communauté de destin terrestre imposant la garantie d'une nouvelle génération de Droits de l'homme. Pour les autres, ce principe risquait de constituer un frein au développement économique et à l'innovation.
Rapporteur pour avis de cette réforme constitutionnelle pour la commission des affaires économiques, j'avais entendu, avec le rapporteur de la commission des lois, Patrice Gélard, un grand nombre de personnalités, des universitaires, des membres d'associations, ainsi que des représentants des entreprises. Ces derniers, sans être hostiles à l'idée de précaution, craignaient que, figé dans le texte constitutionnel, un tel principe ne se transforme en principe d'inaction ou d'abstention, empêchant toute prise de risque et tout investissement.
Nous avions alors défendu une version pondérée, réservée et délibérative du principe de précaution. L'article 5 de la Charte, modifié au cours de l'examen parlementaire, encadrait son application par des conditions strictes : irréversibilité du dommage ; stricte limitation aux autorités publiques de la possibilité de le mettre en oeuvre ; caractère provisoire et proportionné des mesures prises dans ce cadre.
Au lendemain du scandale du sang contaminé et de la crise de la vache folle, la demande sociale était très forte d'un engagement des autorités publiques face aux nouveaux risques alimentaires, sanitaires et environnementaux. Ce climat d'inquiétude et de méfiance ne s'est d'ailleurs pas vraiment dissipé. Pour autant, le principe de précaution équilibré qui trouvait ainsi place dans notre bloc de constitutionnalité devait se conjuguer avec d'autres principes : prévention (article 3), réparation (article 4), droits d'information et de participation (article 7).
Près de dix ans après, me voici de nouveau rapporteur pour avis de la proposition de loi constitutionnelle que j'ai co-signée avec un certain nombre de mes collègues, pour préciser la définition du principe de précaution. En effet, une interprétation souvent excessive, voire déraisonnable, des dérives, mais aussi des difficultés d'application ont renforcé les craintes que l'on pouvait avoir, au point que certains demandent sa suppression de notre Constitution.
Plusieurs facteurs expliquent ce retournement. D'une part, la prise de conscience de la gravité des risques environnementaux s'est accompagnée d'une tendance à la gestion émotionnelle des crises, dans l'urgence, dictée par les attentes d'une société gagnée par l'inquiétude et l'anxiété. Comme le fait remarquer Alain Feretti, membre du Conseil économique, social et environnemental (CESE) et auteur de l'étude récente « Principe de précaution et dynamique d'innovation », le principe de précaution a été dévoyé par un phénomène d'emballement médiatique, rythmé par les sujets du journal télévisé, qui empêche toute prise de recul et toute réaction efficace et coordonnée.
Cette tendance s'accompagne d'ailleurs d'une disqualification de l'expertise scientifique, en raison d'une perception avant tout sociale et politique des catastrophes. Des organismes comme le CNRS font état d'une forme de pression extérieure, de nature à freiner les travaux de recherche, comme c'est déjà flagrant dans le domaine des biotechnologies.
En outre, plusieurs rapports pointent des difficultés dans l'application concrète du principe de précaution : c'est le cas du récent rapport du Commissariat général à la stratégie et à la prospective ou encore de celui des députés Alain Gest et Philippe Tourtelier, qui a abouti à l'adoption d'une résolution le 1er février 2012. Sont mis en avant le manque de rigueur et de transparence dans l'évaluation de la valeur relative des expertises, ou encore les faiblesses de l'organisation du débat public, qui n'est pas encore rentré dans notre tradition. Dans ce contexte, l'interprétation qui a été faite du principe a renforcé un climat de précaution défavorable à l'innovation.
De plus en plus de travaux soulignent ce handicap de la France dans un contexte de compétition internationale toujours plus rude. Pourtant dotée de nombreux atouts, elle souffre d'une absence d'écosystème favorable à l'innovation. Faiblesse des coopérations entre recherche privée et recherche publique, faiblesse du secteur privé dans les dépenses de R&D, cloisonnement entre monde de la recherche et monde de l'entreprise, système éducatif qui stigmatise l'échec, fiscalité pénalisante etc., autant d'éléments constitutifs d'une ambiance peu propice à l'innovation qui constitue pourtant la clé de notre compétitivité.
C'est exactement ce que met en avant le rapport de la commission « Innovation 2030 », présidée par Anne Lauvergeon. Nous invitant lors de son audition en juillet dernier à nous demander « comment faire pour que nous ayons en 2030 une France qui ne passe pas à côté des grandes innovations, y compris de rupture », elle avait insisté sur une devise qui était en quelque sorte le fil rouge de son rapport : « Le principe de précaution doit être rééquilibré par le principe d'innovation ». Elle rejoignait ainsi les réflexions de Louis Gallois sur le pacte de compétitivité, ou celle du rapport de M. Fezetti que je viens d'évoquer, adopté à l'unanimité des membres du CESE, et qui préconise une meilleure articulation entre principe d'innovation et principe de précaution.
Je rejoins pour ma part ces analyses et j'ai donc déposé une proposition de loi constitutionnelle visant à équilibrer le principe de précaution présent dans notre Constitution par celui d'innovation. En effet, selon moi, il ne serait pas raisonnable de déconstitutionnaliser le principe de précaution, dans la mesure où cela constituerait un véritable recul pour le droit de l'environnement, sans pour autant remédier aux difficultés que j'ai évoquées. En outre, le principe continuerait de s'appliquer puisqu'il est consacré par le droit communautaire comme par la loi française. En revanche, je suis convaincu qu'un meilleur encadrement est aujourd'hui indispensable. Il doit se traduire concrètement par une véritable dynamique d'action et d'innovation.
C'est précisément l'objet de cette proposition de loi constitutionnelle ; elle exprime plus clairement que le principe de précaution est aussi un principe d'innovation, puisque sa bonne application repose, en fait, sur le développement des connaissances scientifiques et de l'innovation.
Elle complète l'article 5 de la Charte, relatif au principe de précaution, afin de préciser que les autorités publiques doivent veiller, en plus de la mise en oeuvre de procédures d'évaluation des risques et de l'adoption de mesures provisoires et proportionnées, à ce que cette mise en oeuvre constitue un « encouragement à la recherche, à l'innovation et au progrès technologique ».
L'article 7, relatif au droit à l'information et à la participation à l'élaboration des décisions publiques pouvant avoir un impact sur l'environnement, est également modifié afin de prévoir, d'une part, la diffusion des résultats de la recherche et le recours à une expertise pluridisciplinaire, d'autre part, la définition par la loi des conditions de l'indépendance de l'expertise scientifique et de la publication des résultats.
L'article 8 enfin, affirmera également que la promotion de la culture scientifique contribue à l'exercice des droits et devoirs définis par la Charte.
Innovation et précaution, sont les deux versants d'une même ambition : celle d'un développement économique responsable face aux grands risques environnementaux. Une ambition vivante et dynamique, mais toujours consciente que, selon les mots d'Hölderlin, « là où croît le péril, croît aussi ce qui sauve ». Le principe de précaution a dérivé parce que nos concitoyens l'ont vécu comme une protection contre la mondialisation. Il fallait le préciser et l'encadrer. En émettant un avis favorable à cette proposition de loi constitutionnelle, nous donnerons un signal très positif en faveur de l'innovation.