Intervention de Michel Mercier

Réunion du 4 mai 2011 à 14h30
Répression de la contestation de l'existence du génocide arménien — Rejet d'une proposition de loi

Michel Mercier, garde des sceaux, ministre de la justice et des libertés :

Monsieur le président, monsieur le président et rapporteur de la commission des lois, mesdames, messieurs les sénateurs, vous êtes appelés à vous prononcer sur la proposition de loi tendant à réprimer la contestation de l’existence du génocide arménien, déposée sur le bureau du Sénat par M. Serge Lagauche et trente membres du groupe socialiste.

Cette proposition de loi vise à inscrire dans la loi du 29 janvier 2001 relative à la reconnaissance du génocide arménien une nouvelle infraction pour contestation de l’existence de ce génocide. Le texte prévoit de punir « des peines prévues à l’article 24 bis de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, ceux qui auront contesté […] l’existence du génocide arménien ».

Bien évidemment, on ne peut que comprendre les motivations profondes des auteurs de la proposition de loi et les attentes de la communauté arménienne.

Les faits parlent d’eux-mêmes : le peuple arménien vivant dans l’Empire ottoman a connu une période tragique, qui s’est traduite par la disparition des deux tiers de sa population, soit environ 1, 5 million d’Arméniens exterminés, tandis que la majorité des survivants, à savoir 800 000 Arméniens, se sont exilés à travers le monde, notamment en France.

Je tiens à rappeler ici, mesdames, messieurs les sénateurs, que les communautés arméniennes de France se sont parfaitement intégrées à notre population. Beaucoup d’Arméniens sont des éléments moteurs de notre vie en commun et de notre vie sociale, sur le plan politique, sur le plan économique ou encore sur le plan culturel, où ils se sont particulièrement illustrés. Je veux saluer notamment M. Charles Aznavour, qui est présent aujourd’hui dans les tribunes du Sénat.

La preuve suprême de cette intégration a été donnée par l’engagement des Arméniens dans la résistance lors de l’occupation allemande, et notamment celui de Missak Manouchian. Chacun a en mémoire les vers du poème d’Aragon connus sous le titre « L’Affiche rouge » célébrant le sacrifice du groupe Manouchian.

Le Parlement français a reconnu publiquement, par la loi du 29 janvier 2001, l’existence de ce génocide. Comme on a bien voulu le rappeler, j’étais à l’époque l’un des six sénateurs cosignataires de la proposition de loi qui a alors été adoptée.

Par ce texte, la France a accompli un acte solennel fort, consciente de l’importance du souvenir, et de l’importance qu’il y avait à honorer la mémoire des Arméniens, aussi. Le génocide arménien est donc dans la mémoire et dans le cœur du peuple français.

Notre droit réprime la contestation des crimes contre l’humanité commis pendant la Seconde Guerre mondiale qui ont été judiciairement constatés par une juridiction française ou internationale à la suite d’un débat judiciaire contradictoire respectueux des droits de la défense.

L’article 24 bis de la loi du 29 juillet 1881, qui est issu de la loi Gayssot du 13 juillet 1990, sanctionne la négation de la Shoah et n’est donc pas applicable à la contestation du génocide arménien. Il est indéniable que toute plainte de cette nature déposée sur le fondement de la loi Gayssot ne pourrait pas prospérer.

En revanche, je tiens à le souligner dès à présent, d’autres qualifications pénales sont susceptibles de fonder la poursuite de tels propos.

Le négationnisme relève le plus souvent d’une logique de provocation publique à la discrimination, à la haine ou à la violence raciale, nationale ou religieuse. De tels agissements sont systématiquement poursuivis par le ministère public.

La question qui se pose est donc de savoir si l’adoption de la présente proposition de loi apportera une meilleure protection de la communauté arménienne. La réponse est loin d’être évidente.

En tant que ministre de la justice et des libertés, il est de ma responsabilité de vous indiquer que ce texte répressif pose un certain nombre de problèmes de conformité aux normes juridiques supérieures, internes et internationales.

Nous devons, me semble-t-il, réfléchir ensemble, afin de ne pas nous mettre en situation d’offrir une victoire aux négationnistes, qui pourraient peut-être obtenir la censure du texte grâce à une question prioritaire de constitutionnalité ou à un recours mettant en cause sa conventionnalité.

La proposition de loi qui est soumise au Sénat soulève des interrogations au regard de deux grands principes, que M. Hyest a d’ailleurs rappelés.

D’une part, le principe de légalité des délits et des peines, consacré par l’article VIII de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, emporte obligation pour le législateur de définir les incriminations en termes suffisamment clairs et précis pour exclure l’arbitraire. Le Conseil constitutionnel l’a expressément indiqué dans sa décision du 20 janvier 1981.

Or la présente proposition de loi ne repose sur aucune définition précise des faits constitutifs du génocide qui seraient inscrits dans une convention internationale ou établis par une décision définitive rendue par une juridiction internationale.

Adosser la sanction pénale à la reconnaissance par la loi du 29 janvier 2001 du génocide arménien de 1915 ne me paraît pas suffisant ; M. Lagauche l’a d’ailleurs indiqué lui-même. Cette loi a une vertu incontestable : elle affirme explicitement, et cela a une signification claire pour le gouvernement de la République française, que le génocide arménien est une réalité. Mais, comme l’a souligné le doyen Georges Vedel, la portée normative de ce texte semble incertaine.

À cet égard, je souligne que, par un arrêt du 7 mai 2010, la Cour de cassation a refusé de transmettre une question prioritaire de constitutionnalité portant sur l’article 24 bis de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, au motif qu’y est définie de manière claire et précise l’infraction de contestation de l’existence d’un ou plusieurs crimes contre l’humanité établis dans des textes internationaux.

A contrario, la question prioritaire de constitutionnalité aurait été transmise. C’est ce qui peut arriver à la présente proposition de loi. En effet, la Cour ne pourrait très vraisemblablement pas tenir le même raisonnement si une question prioritaire de constitutionnalité lui était soumise. Le risque d’une censure constitutionnelle existe donc.

D’autre part, la liberté d’expression est protégée par les articles XI de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen – MM. Lagauche et Hyest l’ont rappelé – et 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.

Je le rappelle – il s’agit d’un sujet d’actualité –, la Cour européenne des droits de l’homme n’admet de restrictions à la liberté d’expression qu’à des conditions extrêmement précises, dûment motivées et proportionnées à l’objectif recherché, comme la discrimination ou le trouble à l’ordre public. C’est ce qu’a rappelé la Cour de Strasbourg dans sa décision Garaudy contre France du 24 juin 2003 relative à la contestation des crimes contre l’humanité commis pendant la Seconde Guerre mondiale.

La Cour vérifie qu’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les restrictions imposées à la liberté d’expression et l’objectif légitime visé. De plus, elle protège tout particulièrement le principe de la liberté d’expression dans le cadre des débats sur des faits historiques et politiques.

La spécificité de la loi du 13 juillet 1990 tendant à réprimer tout acte raciste, antisémite ou xénophobe, dite « loi Gayssot », tient au fait qu’elle réprime des propos contestant des faits historiques revêtus de la chose jugée, c’est-à-dire les crimes contre l’humanité condamnés par le tribunal de Nuremberg et la convention de Londres de 1945.

C’est là un point particulièrement important en droit, et mon devoir était de le souligner ici, d’autant plus que le Sénat et l’Assemblée nationale seront saisis d’un texte de transposition d’une décision-cadre du Conseil de l’Union européenne du 28 novembre 2008 sur la lutte contre certaines formes et manifestations de racisme et de xénophobie au moyen du droit pénal.

Conformément à l’article 1er, paragraphe 4, de cette décision-cadre, la France « ne rendra punissables la négation ou la banalisation grossière des crimes visés au paragraphe 1, points c et/ou d, que si ces crimes ont été établis par une décision définitive rendue exclusivement par une juridiction internationale ».

La transposition en droit interne se fera prochainement. Voilà qui pose à l’évidence un problème par rapport au texte soumis aujourd’hui à l’examen du Sénat.

Renoncer à ces garanties juridiques fondamentales dans le cadre de la proposition de loi qui vous est soumise aujourd’hui reviendrait à adopter un texte fragile.

En revanche, et quel que soit le sort réservé au texte dont le Sénat débat aujourd'hui et l’Assemblée nationale débattra demain, le Gouvernement ne restera pas inerte. Comme je l’ai indiqué au début de mon intervention, pour la France, le génocide arménien est un fait, une donnée établie.

Aussi, à la demande du Président de la République, qui, comme M. Lagauche l’a rappelé, a rencontré samedi les responsables de la communauté arménienne – je les ai moi-même reçus en début de semaine –, deux actions seront lancées par le Gouvernement.

D’une part, une circulaire sera adressée dès la fin de la semaine à tous les procureurs généraux, en vue d’organiser la répression des infractions dont les membres de la communauté arménienne résidant en France sont susceptibles d’être victimes du fait de leur origine.

Nous rappellerons l’ensemble des dispositions pénales susceptibles d’être mises en œuvre – je les ai évoquées au début de mon intervention – pour que les membres de la communauté arménienne puissent obtenir justice sur la question du génocide subi par leur peuple.

D’autre part, j’ai proposé aux responsables de la communauté arménienne de constituer une collaboration technique régulière entre les juristes de cette communauté et ceux de la Chancellerie, comme cela existe avec les représentants du Conseil représentatif des institutions juives de France, le CRIF. Il s’agira de se réunir très régulièrement pour examiner les cas de négation de génocide ou de racisme envers des membres de la communauté arménienne.

Comme je l’ai indiqué alors à mes interlocuteurs, nous pouvons évidemment travailler ensemble et avancer. Et nous le ferons, quel que soit le sort réservé à la présente proposition de loi.

De toute manière, des actions peuvent être menées sur la base du droit commun, notamment l’article 1382 du code civil. Là encore, nous travaillerons avec les juristes de la communauté arménienne. Un arrêt de la première chambre civile de la Cour de cassation du 30 octobre 2008 a rappelé ce principe. J’ai bien l’intention de veiller à faire en sorte qu’une telle jurisprudence soit correctement appliquée.

Je ne saurais naturellement ignorer en cet instant, au-delà des simples questions de droit, qui sont fondamentales, mais qui apparaissent toujours comme par trop rationnelles, la dimension émotionnelle, qui a toute sa place ici compte tenu de ce que nous dit de ses souffrances la communauté arménienne.

C’est précisément parce que le Gouvernement est particulièrement conscient de la réalité de ces souffrances que nous voulons répondre par des mesures simples, concrètes, efficaces et immédiatement applicables.

Naturellement, il appartient au Parlement de prendre ses responsabilités. À lui de décider s’il souhaite adopter la présente proposition de loi, avec les problèmes qu’elle soulève. Comme le Président de la République l’a indiqué, le Gouvernement s’en remet à la sagesse de la Haute Assemblée.

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