Intervention de Jean-Pierre Sueur

Commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale — Réunion du 14 mai 2014 : 1ère réunion
Contrôle de la mise en application des lois — Communication

Photo de Jean-Pierre SueurJean-Pierre Sueur, président :

Depuis 2011, les assemblées ont considérablement renforcé le contrôle de la mise en application des lois tout en appréhendant différemment, en accord avec le Gouvernement, les statistiques de mise en application des lois.

Auparavant, les commissions permanentes du Sénat examinaient au 30 septembre les mesures réglementaires relatives à toutes les lois adoptées lors de la session qui s'achevait à la même date. Ce système de comptabilisation aboutissait à des taux de mise en application artificiellement bas pour les dernières lois de la période de référence pour lesquelles le Gouvernement n'avait pas eu matériellement le temps de prendre les mesures correspondantes.

Il a donc été décidé de procéder différemment en décalant dans le temps la période de référence des mesures réglementaires prises en compte : sont aujourd'hui intégrées dans les statistiques toutes les mesures prises dans les six mois suivant la dernière loi comptabilisée dans la période de référence.

Concernant la mise en application des lois pour la session, c'est-à-dire le suivi de la prise des mesures réglementaires prévues par les lois promulguées, je voudrais souligner trois données particulièrement éclairantes, parmi toutes celles que vous retrouverez dans le rapport.

Il semble en premier lieu que le renforcement du suivi a, pour la première fois, porté ses fruits : 92 % des lois promulguées au cours de la période de référence sont devenues pleinement applicables au plus tard au 31 mars 2014.

Cette situation apparaît satisfaisante mais elle est, pour partie sans doute, liée au fait que le nombre de mesures d'application prévues au cours de la période de référence, a chuté au regard des périodes précédentes : seules douze mesures d'applications ont été prévues, contre 170 l'an dernier.

Je tiens également à préciser que la charge de travail de notre commission entre le 1er octobre 2012 et le 30 septembre 2013 s'est encore amplifiée. Certes, le nombre de lois promulguées en 2012-2013 n'est que de 14, mais il s'agit toutefois d'un élément fortement lié aux vicissitudes du calendrier parlementaire, dans la mesure où un nombre bien plus important de textes a, en fait, été examiné au cours de la période. Si l'on compte les textes promulgués ultérieurement et ceux qui sont toujours en cours de navette ou ont finalement été rejetés, notre commission a, au final, examiné quarante-et-un textes au fond au cours de la période, auxquels s'ajoutent vingt-sept avis, dont vingt-et-un budgétaires, niveau d'activité jamais atteint auparavant.

Soulignons enfin que l'usage de la procédure accélérée, qui constituait indéniablement la donnée statistique la plus inquiétante concernant les lois examinées par notre commission lors des périodes précédentes, est devenu moins fréquent. Alors que l'an dernier, 85,8 % de l'ensemble des textes promulgués, avait fait l'objet de cette procédure, ce taux tombe cette année à 50 %.

L'usage de la procédure accélérée réduit considérablement le temps que les parlementaires peuvent consacrer à l'examen d'un texte. Nous pouvons donc nous réjouir tout en restant vigilants.

Je n'insiste pas sur ces éléments statistiques que vous aurez l'occasion d'examiner plus en détail dans le rapport, mais je voudrais attirer votre attention sur l'application de deux lois, pas seulement à travers les mesures règlementaires d'application, mais d'une manière plus large.

Le premier exemple concerne la loi ouvrant le mariage aux couples de personnes de même sexe. Cette loi n'appelait pas de mesures d'application mais son entrée en vigueur, et les questions posées par sa mise en oeuvre n'en sont pas moins intéressantes.

Tout d'abord, la célébration d'un mariage entre un français et un ressortissant d'un pays n'autorisant pas le mariage des personnes de même sexe et lié à la France par une convention bilatérale a sans doute constitué la principale difficulté rencontrée au lendemain de l'adoption de la loi.

Afin de garantir le droit de se marier à tout Français, y compris lorsque son futur conjoint est ressortissant d'un État qui ne reconnaît pas le mariage entre personnes de même sexe, la loi a introduit une nouvelle règle de conflit de lois (article 202-1 alinéa 2 du code civil), permettant d'écarter la loi personnelle de l'un des futurs époux qui n'autoriserait pas l'union entre personnes de même sexe.

Cependant, cette règle de conflit de lois peut être mise en échec en application du principe de hiérarchie des normes. En effet, comme le rappelle la circulaire de présentation de la loi du 29 mai 2013, le deuxième alinéa de l'article 202-1 du code civil ne pourrait s'appliquer aux ressortissants des pays avec lesquels la France est liée par des conventions bilatérales qui prévoient que la loi applicable aux conditions de fond du mariage est la loi personnelle de chacun des époux.

Dans la dépêche du 1er août 2013 diffusée aux procureurs généraux, le ministère de la justice a précisé qu'une distinction pouvait être opérée entre les conventions qui renvoient expressément à la loi nationale de chacun des époux, qui ne pourraient être écartées, et celles qui ne visent que la situation des ressortissants français, qui pourraient donner lieu à une interprétation plus souple. Cette analyse a permis que soit envisagée favorablement la célébration des mariages concernant les ressortissants du Laos, du Cambodge, de l'Algérie et de la Tunisie.

C'est dans ce contexte que sont intervenues les premières décisions judiciaires sur ce sujet.

Le tribunal de grande instance de Chambéry a jugé, le 11 octobre 2013, que le droit au mariage pour les personnes de même sexe faisait désormais partie de l'ordre public international français, qui permet au juge d'écarter l'application d'une loi étrangère incompatible avec les valeurs et les droits fondamentaux français, malgré l'existence d'une convention internationale contraire à laquelle la France est partie. Il a ainsi écarté l'application de l'article 5 de la convention franco-marocaine du 10 août 1981 relative au statut des personnes et de la famille et à la coopération judiciaire.

La cour d'appel de Chambéry a confirmé ce jugement dans un arrêt du 22 octobre 2013. Elle a jugé que la liberté de se marier est un droit fondamental protégé et que les ressortissants étrangers qui vivent en France doivent pouvoir bénéficier de l'accès à ces « droits légitimes conforme au nouvel ordre public international dans les conditions équivalentes à celles des ressortissants de pays qui n'ont pas conclu de conventions bilatérales et dont les législations ne reconnaissent pas non plus le mariage homosexuel ».

Dès lors, elle a considéré qu'il convenait d'écarter « l'application de la convention franco-marocaine au profit des principes supérieurs du nouvel ordre public international, instaurés par la loi du 17 mai 2013, et en conséquence de ne pas reconnaitre en l'espère une supériorité du traité sur la loi suivant le principe habituel de la hiérarchie des normes ». Vous noterez que ce point peut donner lieu à quelques débats, car cette jurisprudence semble aller plus loin que l'interprétation de la règle de conflit de lois donnée par la dépêche du 1er août 2013, qui ne prévoyait d'écarter les conventions bilatérales que lorsqu'elles ne renvoient pas expressément à la loi personnelle du ressortissant étranger.

Cette décision fait l'objet d'un pourvoi en cassation, à l'initiative du parquet général, dont l'issue devrait permettre de fixer la jurisprudence sur cette question.

Les questions relatives à l'adoption par les couples de personnes de même sexe ont également posé des difficultés.

L'adoption est désormais ouverte sous toutes ses formes, dans les conditions prévues par le titre VIII du code civil, à tous les couples mariés, qu'ils soient homosexuels ou hétérosexuels.

À ce jour les seuls cas d'adoption dont ont eu à connaître les tribunaux concernent des hypothèses d'adoption de l'enfant du conjoint, le cas de figure le plus fréquent étant celui d'une femme se rendant à l'étranger pour faire une insémination artificielle, la conjointe sollicitant ensuite l'adoption de l'enfant.

Ces questions relèvent de l'appréciation des tribunaux, le juge restant seul compétent pour décider d'une adoption, qui, selon l'article 353 du code civil, ne peut être prononcée que si les conditions de la loi sont remplies et si l'adoption est conforme à l'intérêt de l'enfant.

Le tribunal de grande instance de Lille a été la première juridiction française à autoriser par jugement en date du 14 octobre 2013 l'adoption en la forme plénière par une épouse, en application de la loi du 17 mai 2013, des deux enfants de sa conjointe.

Un premier refus d'adoption vient d'être prononcé par le tribunal de grande instance de Versailles. Dans une décision du 30 avril 2013, la juridiction a refusé l'adoption d'un enfant conçu par le biais d'un protocole d'assistance médicale à la procréation réalisée en Belgique, par l'épouse de sa mère, au motif de fraude à la loi.

Cette position n'est toutefois pas l'analyse majoritaire qui est retenue pour le moment par les juridictions ayant eu à statuer sur cette question.

En matière d'assistance médicale à la procréation, contrairement à la gestation pour autrui, il n'y a pas de prohibition d'ordre public. Le seul fait de recourir à l'assistance médicale à la procréation à l'étranger ne serait donc pas contraire à un principe essentiel du droit français, et ne constituerait pas, en soi, une fraude à la loi susceptible de fonder le refus d'une adoption par le conjoint.

Au demeurant, rien ne permet de savoir qu'un enfant est issu d'une assistance médicale à la procréation et encore moins d'une assistance médicale à la procréation réalisée à l'étranger, aucune mention ne figurant à cet égard sur l'acte d'état civil de l'enfant. Si un tribunal de grande instance s'oppose à l'adoption sur ce fondement, c'est que les parents l'ont indiqué dans la procédure.

Le deuxième exemple d'application que je souhaiterais mettre en avant concerne la loi portant diverses dispositions d'adaptation dans le domaine de la justice en application du droit de l'Union européenne et des engagements internationaux de la France.

Un décret d'octobre 2013 portant application des dispositions de l'article préliminaire et de l'article 803-5 du code de procédure pénale relatives au droit à l'interprétation et à la traduction a été pris conformément à ce que prévoyait l'article 4 de la loi, mais parachève aussi la transposition de la directive.

Le décret définit, entre autres, la nature des « documents essentiels à l'exercice de la défense ou au caractère équitable du procès » devant être traduits. Il précise également que la traduction peut être orale et peut ne porter que sur les passages pertinents pour permettre à la personne d'avoir connaissance des faits qui lui sont reprochés, ces passages étant définis par le procureur de la République, par le juge d'instruction ou par la juridiction de jugement. Le décret dispose que la traduction doit avoir lieu dans « un délai raisonnable ».

Le décret a enfin précisé les modalités de désignation de l'interprète ou du traducteur afin d'assouplir le régime de leur désignation, tout en maintenant le principe de la confidentialité de l'interprétation et des traductions.

Les conséquences matérielles et financières liées à la présence d'un interprète ainsi qu'à la traduction des pièces sont importantes : les interprètes-traducteurs sont souvent déjà fortement sollicités et ils sont parfois rémunérés avec beaucoup de retard.

Les risques de difficultés pratiques d'application de l'article 4 de la loi sont donc réels.

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