Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, au moment où notre assemblée entame l’examen de la proposition de loi « tendant à réprimer la contestation de l’existence du génocide arménien », je pense qu’il faut avoir à l’esprit cette maxime latine : summum jus, summa injuria.
J’entends bien les arguments de la commission des lois ainsi que de tous ceux qui, pour repousser cette proposition, invoquent le droit ou la diplomatie.
Le droit, M. le rapporteur l’invoque quand il souligne, au soutien de la motion tendant à opposer l’exception d’irrecevabilité, qu’« à l’inverse du dispositif prévu par la “loi Gayssot” s’agissant de la pénalisation de la négation de la Shoah, il n’existe pas de définition précise, attestée par une convention internationale ou par des décisions de justice revêtues de l'autorité de la chose jugée, des actes constituant le génocide arménien de 1915 et des personnes responsables de son déclenchement ».
J’entends également les arguments diplomatiques de M. Hyest quand, dans les conclusions de son rapport, il souligne « les conséquences diplomatiques inopportunes que susciterait l’adoption de la proposition de loi, tant sur les relations bilatérales franco-turques que sur le timide rapprochement engagé, avec le soutien de la France, entre la Turquie et l’Arménie ».
Je m’inscris toutefois en faux contre ces arguments. Car c’est par ce même type de raisonnement que, historiquement, les Arméniens ont été victimes du premier génocide du XXe siècle, dans le silence assourdissant des Nations. En effet, on évoquait déjà à l’époque l’impératif du droit, l’impératif des traités, l’impératif des relations diplomatiques, pour ne pas parler, pour ne pas agir.
Mais, dans ce silence, une voix s’élevait, solitaire. C’était celle de Jean Jaurès, dénonçant, le 3 novembre 1896, devant les représentants de la nation française, le drame abominable qui était en train de se produire, avec ces mots : « Il faut sauver les Arméniens ! […] Ce qui importe, ce qui est grave, ce n’est pas que la brute humaine se soit déchaînée là-bas ; ce n’est pas qu’elle se soit éveillée. Ce qui est grave, c’est qu’elle ne s’est pas éveillée spontanément ; c’est qu’elle a été excitée, encouragée, nourrie dans ses appétits les plus féroces par un gouvernement régulier avec lequel l’Europe avait échangé plus d’une fois, gravement, sa signature. »
Pourtant, malgré cet avertissement, l’histoire allait se poursuivre et le massacre se transformer, en 1915, en un génocide.
Le caractère génocidaire de ces massacres a été connu assez tôt. Les rapports internationaux rédigés pendant la guerre étaient formels. À l’unisson, les diplomates décrivaient le caractère systématique du programme de suppression des Arméniens. Ce furent, par exemple, les mots que le consul des États-Unis à Alep, Jesse B. Jackson, adressa à son gouvernement : « Je ne pense pas que, dans toute l’histoire du monde, il y ait jamais eu un massacre aussi général et méthodique que celui qui a lieu dans cette région ou qu’un plan plus diabolique soit jamais sorti de l’esprit humain ! ».
De tels témoignages furent confirmés dès cette époque, mais les voix éparses qui s’élevèrent eurent pourtant bien du mal à se faire entendre. Un immense silence avait recouvert le génocide arménien : silence des survivants, tout entiers attachés à se reconstruire, silence d’une douleur que l’on tait, silence d’une plaie cachée que l’on garde pour soi, comme s’il y avait déjà quelque honte à avoir été victime de l’ignominie.
Mes chers collègues, le souvenir de toutes ces victimes doit aujourd’hui nous guider dans notre vote. Certains d’entre nous plaideront en faveur du droit ou de la Constitution. Pour notre part, nous plaidons, aujourd’hui, tout simplement, pour l’humanité !