Intervention de Boris Beaude

Mission commune d'information sur la gouvernance mondiale de l'Internet — Réunion du 22 avril 2014 : 1ère réunion
Audition de M. Boris Beaude géographe chercheur à l'école polytechnique fédérale de lausanne

Boris Beaude, géographe, chercheur au sein du laboratoire Chôros de l'Ecole polytechnique fédérale de Lausanne :

C'est un grand honneur et un plaisir de venir devant votre Mission, vos travaux me paraissent très bien poser la question de la gouvernance d'Internet, en la situant d'emblée à l'échelle mondialisée.

Qu'entend-t-on par la gouvernance d'Internet ? Il faut, plus qu'on ne le fait habituellement, distinguer quatre objets : les infrastructures, les noms de domaines, les standards et, enfin, les pratiques - avec chacun des enjeux et des outils qui diffèrent et que l'on confond trop souvent. La gouvernance d'Internet stricto sensu me paraît plutôt bien fonctionner, mais on fait trop souvent l'amalgame avec les pratiques de surveillance de la NSA ou encore l'usage que certaines plateformes comme Google font des données personnelles qu'elles collectent - ce qui motive les États à vouloir intervenir davantage dans la gouvernance d'Internet, sans qu'on mesure bien les conséquences d'une telle intervention, sur la nature même du réseau.

Les principales difficultés, en fait, relèvent des pratiques observées sur Internet. Certaines ont trait à la fiscalité, à la vie privée, au commerce de produits illicites, voire à la traite d'êtres humains - posant des problèmes qui dépassent largement la gestion technique d'Internet, des conflits de valeurs qui relèvent de la politique. Pour y faire face, il faut que des ensembles relativement homogènes politiquement se constituent, affirment davantage une stratégie qui inclue Internet plutôt qu'elle ne s'y cantonne ; et pour ce qui nous concerne directement, cette stratégie passe par l'Union européenne.

Quels sont les problèmes de gouvernance d'Internet ? Il faut commencer par rapporter Internet à un ensemble plus large, celui des techniques qui portent la mondialisation en formant un espace nouveau, d'échelle mondiale : que ce soit dans les airs, sur terre ou sur mer, les flux ont été largement libérés, donnant aux gouvernants un sentiment d'impuissance largement partagé. Il me paraît donc très important de bien dissocier les difficultés des États à être souverains dans la mondialisation, et les difficultés propres à Internet et à sa gouvernance. De ce point de vue, le développement très rapide d'Internet, qui est aussi celui de la téléphonie mobile et des objets connectés, accélère la mondialisation et pose des problèmes de gouvernance qui vont, en fait, bien au-delà de la gouvernance d'Internet - des problèmes politiques qui ne seront pas résolus quand bien même on aura amélioré la gouvernance d'Internet.

Quels sont les problèmes posés spécifiquement par Internet ? Il y a d'abord le fait que les États, mis à part les États-Unis, n'ont pas perçu son importance stratégique - les grandes entreprises non plus, du reste, ce qui a laissé le champ à de nouveaux acteurs et qu'Internet s'est développé sans qu'il ait été une priorité des grands acteurs politiques et économiques. De plus, la transversalité des pratiques est très vite apparue, au point qu'Internet n'est pas un secteur à proprement parler, mais qu'il concerne tous les secteurs et qu'il pose des questions politiques au pouvoir en général.

En fait, le principal problème posé par Internet, c'est qu'il n'y a pas d'acteur politique à son échelle pour répondre aux questions politiques posées par les pratiques sur le réseau, c'est que les États, dont la souveraineté est affaiblie par la mondialisation, ne sont pas à la bonne d'échelle d'action - et qu'il n'y a pas d'autre acteur politique pertinent à une échelle plus large que la leur. Le problème, pour définir une politique, c'est qu'il faut commencer par s'entendre sur ce que l'on veut - et qu'on n'y parvient pas même à l'échelle européenne, où l'on partage cependant bien des valeurs et où l'on parvient à construire un marché commun.

Je crois que l'on confond très souvent ce problème central, lié à la mondialisation, avec d'autres problèmes qui ne sont pas ceux d'Internet.

A titre d'exemple, je crois que l'optimisation fiscale sur Internet, dont on parle beaucoup, n'est pas un problème lié à la gouvernance d'Internet, mais bien celui de l'économie mondialisée qui s'accommode et qui prospère, même, par la compétition des règles - et qui est un terrain fertile à l'optimisation fiscale que les entreprises ont toujours pratiquée. C'est d'autant plus vrai que l'Union européenne est un terrain de jeu suffisant : l'Irlande et le Luxembourg, où s'implantent les entreprises d'Internet à qui l'on reproche de ne pas payer d'impôt à proportion de leur activité, sont des États-membres de l'Union. De même pour la détérioration de la chaîne de valeur, au détriment de l'opérateur : c'est là une conséquence directe de l'ouverture à la concurrence mondialisée, qui place tous les systèmes en compétition. Le manque à gagner ne peut pas être assimilé à une perte d'exploitation : il sanctionne plutôt le fait qu'un autre opérateur, dans un autre pays, vend un service meilleur ou moins cher... Ce qui surprend, cependant, c'est la rapidité du changement, c'est que des usages, des activités créent des espaces d'échanges vis-à-vis desquels les politiques ont toujours du retard.

J'appelle ce phénomène une « synchorisation » : la création d'un espace commun, par les usages ; Internet est un espace qui rend possible une action en commun, une interaction locale aussi bien que mondiale, ce qui déstabilise la maîtrise qu'ont de l'espace toutes les autorités établies, assises sur la maîtrise d'un territoire. Cette coexistence à l'échelle mondiale, inédite, pose des problèmes juridiques inédits.

Cette « synchorisation » s'accompagne d'une « hyper-centralité », où quelques acteurs peuvent concentrer du pouvoir quasiment à l'infini, sans être limités par des problèmes physiques comme dans l'espace d'une ville par exemple. L'anonymat qui caractérise la présence sur le réseau, même relatif, pose des problèmes de droit, puisqu'on ne peut pas toujours être certain de remonter à la source, à l'authentique. Se pose également un problème de vulnérabilité : autant l'infrastructure est résiliente, autant les noeuds sont vulnérables ; à la suite des révélations d'Edward Snowden, les entreprises ont reconnu qu'elles ne pouvaient être complètement à l'abri d'une attaque, d'une intrusion, mais c'est également le cas pour les États ; en fait, personne ne maîtrise toute la chaîne et la sécurité ne peut être parfaite.

Pourquoi, cependant, est-ce important de gouverner Internet ? Parce que la neutralité du réseau, qui veut que chacun puisse accéder à tous les services et tous les services à tous les internautes, est en soi une forme de politique, assez radicale - et parce que l'autorégulation n'est pas suffisante contre des actions qui s'opposeraient aux valeurs qui « nous » paraissent essentielles. On mesure à ce « nous » que la neutralité ne peut être universelle, mais qu'elle se rapporte à un environnement de pratiques et de valeurs, qui sont disputées entre différentes sociétés, et à l'intérieur même des sociétés. On comprend également qu'avec Internet, on revient à la politique, à la contractualisation au sens du pacte social - beaucoup de jeunes, du reste, sont surpris de voir apparaître les notions de contrôle et de propriété sur le Net, si éloignées du projet libéral qui était celui de la cybernétique.

Je crois donc que le temps est venu de s'entendre sur ce qu'on est prêt à perdre, pour ne pas perdre cet espace inédit qu'est Internet ; chacun doit y réfléchir et je pense que nous avons le choix entre une nationalisation d'Internet et la mondialisation de la politique.

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