La réunion est reprise à 15 h 35.
Nous auditionnons M. Boris Beaude, qui est géographe, et qui, au sein du laboratoire Chôros de l'Ecole polytechnique fédérale de Lausanne, en Suisse, conduit des recherches sur « la spatialisation du monde » opérée par Internet, en particulier dans le domaine des services. Merci de nous dire votre analyse de la gouvernance d'Internet et des moyens d'y associer davantage nos concitoyens.
C'est un grand honneur et un plaisir de venir devant votre Mission, vos travaux me paraissent très bien poser la question de la gouvernance d'Internet, en la situant d'emblée à l'échelle mondialisée.
Qu'entend-t-on par la gouvernance d'Internet ? Il faut, plus qu'on ne le fait habituellement, distinguer quatre objets : les infrastructures, les noms de domaines, les standards et, enfin, les pratiques - avec chacun des enjeux et des outils qui diffèrent et que l'on confond trop souvent. La gouvernance d'Internet stricto sensu me paraît plutôt bien fonctionner, mais on fait trop souvent l'amalgame avec les pratiques de surveillance de la NSA ou encore l'usage que certaines plateformes comme Google font des données personnelles qu'elles collectent - ce qui motive les États à vouloir intervenir davantage dans la gouvernance d'Internet, sans qu'on mesure bien les conséquences d'une telle intervention, sur la nature même du réseau.
Les principales difficultés, en fait, relèvent des pratiques observées sur Internet. Certaines ont trait à la fiscalité, à la vie privée, au commerce de produits illicites, voire à la traite d'êtres humains - posant des problèmes qui dépassent largement la gestion technique d'Internet, des conflits de valeurs qui relèvent de la politique. Pour y faire face, il faut que des ensembles relativement homogènes politiquement se constituent, affirment davantage une stratégie qui inclue Internet plutôt qu'elle ne s'y cantonne ; et pour ce qui nous concerne directement, cette stratégie passe par l'Union européenne.
Quels sont les problèmes de gouvernance d'Internet ? Il faut commencer par rapporter Internet à un ensemble plus large, celui des techniques qui portent la mondialisation en formant un espace nouveau, d'échelle mondiale : que ce soit dans les airs, sur terre ou sur mer, les flux ont été largement libérés, donnant aux gouvernants un sentiment d'impuissance largement partagé. Il me paraît donc très important de bien dissocier les difficultés des États à être souverains dans la mondialisation, et les difficultés propres à Internet et à sa gouvernance. De ce point de vue, le développement très rapide d'Internet, qui est aussi celui de la téléphonie mobile et des objets connectés, accélère la mondialisation et pose des problèmes de gouvernance qui vont, en fait, bien au-delà de la gouvernance d'Internet - des problèmes politiques qui ne seront pas résolus quand bien même on aura amélioré la gouvernance d'Internet.
Quels sont les problèmes posés spécifiquement par Internet ? Il y a d'abord le fait que les États, mis à part les États-Unis, n'ont pas perçu son importance stratégique - les grandes entreprises non plus, du reste, ce qui a laissé le champ à de nouveaux acteurs et qu'Internet s'est développé sans qu'il ait été une priorité des grands acteurs politiques et économiques. De plus, la transversalité des pratiques est très vite apparue, au point qu'Internet n'est pas un secteur à proprement parler, mais qu'il concerne tous les secteurs et qu'il pose des questions politiques au pouvoir en général.
En fait, le principal problème posé par Internet, c'est qu'il n'y a pas d'acteur politique à son échelle pour répondre aux questions politiques posées par les pratiques sur le réseau, c'est que les États, dont la souveraineté est affaiblie par la mondialisation, ne sont pas à la bonne d'échelle d'action - et qu'il n'y a pas d'autre acteur politique pertinent à une échelle plus large que la leur. Le problème, pour définir une politique, c'est qu'il faut commencer par s'entendre sur ce que l'on veut - et qu'on n'y parvient pas même à l'échelle européenne, où l'on partage cependant bien des valeurs et où l'on parvient à construire un marché commun.
Je crois que l'on confond très souvent ce problème central, lié à la mondialisation, avec d'autres problèmes qui ne sont pas ceux d'Internet.
A titre d'exemple, je crois que l'optimisation fiscale sur Internet, dont on parle beaucoup, n'est pas un problème lié à la gouvernance d'Internet, mais bien celui de l'économie mondialisée qui s'accommode et qui prospère, même, par la compétition des règles - et qui est un terrain fertile à l'optimisation fiscale que les entreprises ont toujours pratiquée. C'est d'autant plus vrai que l'Union européenne est un terrain de jeu suffisant : l'Irlande et le Luxembourg, où s'implantent les entreprises d'Internet à qui l'on reproche de ne pas payer d'impôt à proportion de leur activité, sont des États-membres de l'Union. De même pour la détérioration de la chaîne de valeur, au détriment de l'opérateur : c'est là une conséquence directe de l'ouverture à la concurrence mondialisée, qui place tous les systèmes en compétition. Le manque à gagner ne peut pas être assimilé à une perte d'exploitation : il sanctionne plutôt le fait qu'un autre opérateur, dans un autre pays, vend un service meilleur ou moins cher... Ce qui surprend, cependant, c'est la rapidité du changement, c'est que des usages, des activités créent des espaces d'échanges vis-à-vis desquels les politiques ont toujours du retard.
J'appelle ce phénomène une « synchorisation » : la création d'un espace commun, par les usages ; Internet est un espace qui rend possible une action en commun, une interaction locale aussi bien que mondiale, ce qui déstabilise la maîtrise qu'ont de l'espace toutes les autorités établies, assises sur la maîtrise d'un territoire. Cette coexistence à l'échelle mondiale, inédite, pose des problèmes juridiques inédits.
Cette « synchorisation » s'accompagne d'une « hyper-centralité », où quelques acteurs peuvent concentrer du pouvoir quasiment à l'infini, sans être limités par des problèmes physiques comme dans l'espace d'une ville par exemple. L'anonymat qui caractérise la présence sur le réseau, même relatif, pose des problèmes de droit, puisqu'on ne peut pas toujours être certain de remonter à la source, à l'authentique. Se pose également un problème de vulnérabilité : autant l'infrastructure est résiliente, autant les noeuds sont vulnérables ; à la suite des révélations d'Edward Snowden, les entreprises ont reconnu qu'elles ne pouvaient être complètement à l'abri d'une attaque, d'une intrusion, mais c'est également le cas pour les États ; en fait, personne ne maîtrise toute la chaîne et la sécurité ne peut être parfaite.
Pourquoi, cependant, est-ce important de gouverner Internet ? Parce que la neutralité du réseau, qui veut que chacun puisse accéder à tous les services et tous les services à tous les internautes, est en soi une forme de politique, assez radicale - et parce que l'autorégulation n'est pas suffisante contre des actions qui s'opposeraient aux valeurs qui « nous » paraissent essentielles. On mesure à ce « nous » que la neutralité ne peut être universelle, mais qu'elle se rapporte à un environnement de pratiques et de valeurs, qui sont disputées entre différentes sociétés, et à l'intérieur même des sociétés. On comprend également qu'avec Internet, on revient à la politique, à la contractualisation au sens du pacte social - beaucoup de jeunes, du reste, sont surpris de voir apparaître les notions de contrôle et de propriété sur le Net, si éloignées du projet libéral qui était celui de la cybernétique.
Je crois donc que le temps est venu de s'entendre sur ce qu'on est prêt à perdre, pour ne pas perdre cet espace inédit qu'est Internet ; chacun doit y réfléchir et je pense que nous avons le choix entre une nationalisation d'Internet et la mondialisation de la politique.
En tant que géographe, comment analysez-vous le cyber-monde et le rôle qu'y prennent les frontières étatiques ? Y distinguez-vous des zones, des blocs par types de pratiques ?
Des blocs, non, mais des attentes très différentes selon certaines zones du monde. Lorsque j'ai commencé mes travaux sur l'espace d'Internet, il y a cinq ans, j'étais plutôt optimiste et me focalisais sur l'innovation - Wikileaks, l'ouverture des frontières, l'accès à la connaissance... Puis j'ai analysé les problèmes posés par la coexistence de pratiques antagonistes, de pratiques illégales - de la diffamation à la pornographie - et en suis venu au constat que, dans les faits, on ne peut véritablement appliquer notre droit sur Internet, à moins de le transformer. Il ne s'agit pas seulement de nous protéger par exemple de la pédopornographie, mais de surmonter des divergences, des conflits de valeurs que l'on ne peut trancher sans faire de la politique : la Chine et la Russie, par exemple, ne veulent pas d'un développement qui emprunte les valeurs nord-américaines et des conflits existent même des deux côtés de l'Atlantique - schématiquement, les États-Unis censurent davantage le sexe tandis que l'Europe censure davantage la violence, ce qui conduit par exemple des musées à s'autocensurer pour être sur Facebook ; de même, la liberté d'expression n'a pas les mêmes contours ni la même portée juridique en Europe et aux États-Unis - et plus largement, le rapport de l'individu à la société n'est pas le même, ce qui conditionne la définition de la liberté, de la sécurité et même de la démocratie. Alors qu'Internet s'est développé plus vite que les normes susceptibles de l'encadrer, le risque serait d'être trop actif, trop prescriptif, de condamner trop vite des pratiques qui, en fait, répondent à des valeurs différentes que les nôtres mais non moins légitimes.
C'est pourquoi je crois que lors du prochain Sommet qui va se tenir au Brésil, une partition d'Internet par noms de domaine ou par grandes zones géographiques risque fort de l'emporter, malgré les discours contraires : une gouvernance mondiale peut tout à fait partitionner le réseau, c'est ce qui se profile lorsque, sous couvert d'une gestion multipartite, on annonce un rôle accru des États, qui sont un facteur éminent de partition.
Sous cet angle, on peut dire que le monde n'est pas prêt pour Internet tel qu'il a fonctionné et qu'on risque fort d'assister à un repli, conduit par les États. Votre Mission peut aider à maintenir l'ouverture la plus grande, à condition qu'on dise ce à quoi l'on tient le plus pour ne pas perdre cet espace inédit qu'est Internet.
Vous évoquez des valeurs essentielles sur lesquelles s'entendre, mais une difficulté ne tient-elle pas à ce que même quand ils les reconnaissent, les États s'en affranchissent sur Internet, au nom de la sécurité nationale ? Comment espérer une solution satisfaisante, dans ces conditions ? Le système mis en place par des grands opérateurs, ensuite, ne s'arrête pas à cette possibilité de mettre à mal nos valeurs politiques, puisqu'il organise également une économie où la précarité de l'emploi semble être la règle, contre nos valeurs sociales : qu'en pensez-vous ?
Je crois qu'effectivement, seuls des dispositifs contraignants assureront une maîtrise de l'espace, une application du droit contre les pratiques illégales ou les abus de position dominante - qui sont l'apanage des vainqueurs. S'agissant des affaires d'espionnage, je n'ai pas d'autres informations que publiques, mais je suis plutôt confiant : un débat s'est engagé sur les questions de surveillance, c'est un sujet très ancien où Internet, en fait, n'a fait qu'accélérer les choses, en changeant l'ampleur de la surveillance possible et en ouvrant des fenêtres sur la vie privée comme aucun dictateur aurait pu espérer en avoir. C'est pourquoi je crois nécessaire de mondialiser la politique, car tant qu'il y aura un « nous » différent des « autres », nous aurons intérêt à agir pour nous-mêmes, contre les autres. Il nous faut donc préciser, actualiser notre droit positif et se montrer ferme sur son respect et sur notre exigence de transparence. Nous sommes face à des pionniers qui créent un espace pour le coloniser - un espace quasiment infini puisqu'ils en sont à l'hyper-centre ; cependant, ces acteurs, par exemple Google, ont besoin d'être en Europe, nous sommes un marché essentiel : nous avons donc tout intérêt à être fermes et même intransigeants sur les valeurs auxquelles nous tenons et qui vont bien au-delà d'Internet.
Vous paraît-il utile, voire nécessaire, qu'une charte fixe les grands principes politiques de cette nouvelle société qui se construit à l'échelle du monde ?
M. Boris Beaude. - Malheureusement, et je ferai le parallèle avec le lendemain des grands conflits mondiaux : l'affaire Snowden a été suivie d'une brusque demande d'un rapprochement, mais les divisions réapparaissent très vite après le choc ; nous sommes à un moment très propice à la décision, il faut agir sans tarder : l'Union européenne, les États-Unis et un grand nombre de pays, notamment africains, peuvent s'entendre sur des principes et des règles - plus facilement qu'à l'échelle de tous les pays du monde. Ensuite, les États devraient encourager la transparence, la clarté des pratiques, le respect des règles ; les grands opérateurs actuels, comme Facebook ou WhatsApp, n'ont en fait pas leur place dans la négociation.
Vous nous dites qu'une certaine logique de partition serait en passe de l'emporter, dès lors que la loi internationale est d'abord celle des Etats et que les instances de gouvernance actuelles, pourtant d'échelle mondiale, sont récusées comme relevant d'une certaine hégémonie américaine : c'est bien votre analyse ?
Oui, et c'est une conclusion que je n'avais pas prévue en commençant mes travaux. Pour que le droit soit applicable, une certaine partition est inéluctable. Ce n'est pas le propre d'Internet, car c'est le cas pour d'autres sujets de la mondialisation ; cependant, Internet accélère, radicalise les choix. Le problème, au fond, c'est que la politique n'est pas ou n'est plus à l'échelle du réel, des échanges effectifs entre les hommes ; Internet n'est ici qu'un exemple d'une règle plus générale, celle où la politique ne fonctionne pas à l'échelle des pratiques sociales, ce qui l'empêche de représenter les citoyens.