Madame la présidente, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, je tiens tout d’abord à vous dire combien je me réjouis de la tenue de ce débat, qui fait suite au rapport que j’ai présenté en février dernier à la délégation à la prospective sous le titre Comment enrayer le cycle de la pauvreté ? Osons la fraternité !
C’est en effet animé par la conviction qu’il n’était plus possible d’accepter l’inexorable progression de la pauvreté et de l’exclusion que j’ai proposé à la délégation d’engager un travail sur ce thème.
Je veux ici remercier le président de la délégation, Joël Bourdin, qui a soutenu cette proposition, et les deux administrateurs qui m’ont accompagné avec disponibilité et grande efficacité.
« Ce qu’il y a de scandaleux dans le scandale, c’est qu’on s’y habitue », écrivait Simone de Beauvoir. Nous ne pouvons plus nous mettre la tête dans le sable et ignorer la triste réalité : la France, certes, est un pays riche. Et pourtant plus de 14 % de sa population vit sous le seuil de pauvreté, fixé à 60 % du niveau de vie médian, soit 977 euros par mois ; la pauvreté touche près de 9 millions de personnes et près de 4 millions de ménages.
Plus déstabilisant, plus choquant encore, un enfant sur cinq est pauvre ; dans les zones urbaines sensibles, c’est même le cas d’un enfant sur deux.
Nous devons nous rendre à l’évidence : le système, tel qu’il est actuellement conçu, ne protège plus contre l’exclusion. Et je ne vois pas que l’on puisse se résigner à ce « raz-de-marée de la misère », un raz-de-marée d’autant plus dramatique qu’il est devenu très silencieux.
Peut-être jugez-vous que le fait de conduire une démarche prospective sur le thème de la pauvreté était une entreprise originale, singulière, voire téméraire. Je pense très modestement qu’elle a eu le mérite de nous mettre dans l’inconfort et de nous obliger à reconsidérer un certain nombre de principes. C’était un vaste projet et il a été mené avec toute l’humilité que je devais à l’étude d’un sujet qui marque la vie de millions d’hommes, de femmes, mais aussi d’enfants.
Le rapport, dont la délégation a adopté les préconisations, doit beaucoup à l’écoute et à l’échange, notamment avec les associations, dont je veux saluer le formidable travail ainsi que l’engagement quotidien.
Plus de quarante auditions ont été menées. Elles ont été complétées par deux déplacements, l’un à Bruxelles, pour examiner la situation au niveau tant de l’Union européenne que de la Belgique, l’autre dans la Loire-Atlantique, un département investi dans l’action et l’innovation, et dont les initiatives méritaient d’être observées.
Toutes ces rencontres, que ce soit au Sénat ou sur le terrain, particulièrement à l’occasion de deux maraudes de nuit avec les équipes du SAMU social de Paris, ont été pour moi riches d’enseignements : j’ai pu m’entretenir avec des élus, des personnalités, des universitaires, des responsables administratifs et associatifs, sans oublier, bien sûr, des personnes en situation de pauvreté. Toutes et tous ont contribué, par leur expertise et leur expérience, à nourrir la réflexion et à nous aider à dégager des pistes d’amélioration.
Pour se projeter dans l’avenir, il faut partir du présent. Tel est le préalable à toute démarche prospective. Après les quelques données que j’ai déjà citées, j’irai plus loin dans l’analyse chiffrée pour démontrer l’impérieuse nécessité d’une prise de conscience collective.
Loin de diminuer, la pauvreté est un phénomène aux multiples visages, qui se durcit, se transforme et s’étend à de nouvelles populations. Si elle touche les jeunes, les familles, les chômeurs et les habitants des banlieues des grandes villes, elle frappe également les personnes âgées, les mères isolées avec souvent un seul enfant, les travailleurs précaires et de plus en plus les populations des territoires ruraux. Plusieurs facteurs m’ont apparu comme particulièrement marquants.
Le premier d’entre eux, ainsi que l’a souligné le président de la délégation, est la banalisation de l’hérédité de la pauvreté. Déjà, en 2008, la mission commune d’information sénatoriale sur les politiques de lutte contre la pauvreté et l’exclusion faisait ce constat à la fois inadmissible et insupportable : « Trop souvent, on naît pauvre, on le reste, on ne le devient que plus rarement. »
J’ai déjà évoqué les enfants pauvres, qui sont 3 millions dans notre pays. Les jeunes de moins de vingt-cinq ans ne sont pas mieux lotis : ils représentent 42 % de la population pauvre alors qu’ils ne forment que 30 % de la population totale.
Si des enfants sont pauvres, c’est parce qu’ils vivent dans des familles pauvres, lesquelles sont de plus en plus souvent monoparentales. Il s’est produit, au cours de ces dernières années, un changement notable dans la constitution sociale des ménages pauvres en France : désormais, le nombre de personnes pauvres vivant dans des familles monoparentales est bien supérieur au nombre de pauvres vivant dans des familles nombreuses.
À la tête de ces familles monoparentales on trouve essentiellement des femmes, dans neuf cas sur dix. Celles-ci subissent une double précarisation, parce qu’elles occupent très souvent des emplois sous-qualifiés, qu’elles subissent des temps partiels contraints, morcelés et peu rémunérés, mais aussi en raison des versements irréguliers, aléatoires, voire totalement inexistants, de la pension alimentaire.
J’évoquerai également le coût du logement. Alors que celui-ci a connu, en dix ans, une augmentation sans précédent, avec un doublement du prix d’achat, dans le même temps, les dispositifs censés atténuer les difficultés de logement, à l’instar des aides personnalisées au logement, ont été fragilisés.
Par ailleurs, ne nous voilons pas la face : pauvreté et inégalités sont indissolublement liées. Les deux dernières décennies ont en effet été marquées par une augmentation à fois des inégalités de revenus et du nombre de pauvres.
Ainsi, dans notre pays, les 10 % les plus riches accaparent la moitié de la fortune nationale quand les 50 % les moins fortunés ne s’en partagent que 7 %. Entre 2008 et 2011, le pouvoir d’achat des 10 % les plus pauvres a reculé de 3, 4 % tandis que celui des 5 % les plus riches augmentait de 3, 5 %.
Par conséquent, la lutte contre la pauvreté ne peut s’exonérer d’une réflexion sur les inégalités, d’autant que celles-ci ne sont pas uniquement financières.
À ce stade, je voudrais souligner, pour le déplorer, un point essentiel : c’est notamment en France que l’origine familiale et sociale des élèves pèse le plus lourdement sur leur réussite scolaire.
Aujourd’hui, dans notre pays, sept enfants d’ouvriers sur dix sont ouvriers et sept enfants de cadres sur dix sont cadres.
L’impact déterminant de l’origine familiale et sociale dans la réussite scolaire a été pointé par l’OCDE, lors de sa dernière enquête triennale PISA, menée en 2012, ce qui l’a amenée à conclure : « En France, lorsque l’on appartient à un milieu défavorisé, on a clairement aujourd’hui moins de chances de réussir qu’en 2003. »