Intervention de Yannick Vaugrenard

Réunion du 20 mai 2014 à 14h45
Débat : « comment enrayer le cycle de la pauvreté ? »

Photo de Yannick VaugrenardYannick Vaugrenard :

Madame la secrétaire d'État, mes chers collègues, ce triste état des lieux de la pauvreté étant dressé, j’en viens aux objectifs que je vise et aux préconisations que je souhaite formuler.

Si rien n’est fait, nous l’avons vu, c’est à une prolongation de la situation actuelle que nous assisterons. En d’autres termes, le scénario noir va se répéter inexorablement. Une démocratie comme la nôtre, une République comme la nôtre, un pays des droits de l’homme comme le nôtre ne peut l’accepter ! Il importe donc de lutter contre l’immobilisme et l’indifférence, et de privilégier un scénario de rupture, en nous fixant trois objectifs généraux : prendre conscience, instaurer la confiance et enfin oser la fraternité. Cette ambition globale, j’entends l’étayer par des mesures concrètes, ciblées, d’application immédiate ou de plus long terme.

Prendre conscience, c’est d’abord rendre l’appareil statistique de mesure plus réactif. Il faut le savoir, l’INSEE fournit les statistiques officielles sur la pauvreté avec deux ans de retard. Les derniers chiffres dont nous disposons datent de 2011 : ce n’est pas admissible.

Pour nous donner les moyens d’appréhender la réalité de la situation et d’y faire face, il nous faut pouvoir disposer de statistiques mensuelles sur le taux de pauvreté, comme c’est le cas, du reste, pour le chômage ou l’inflation. C’est techniquement faisable : des techniques de microsimulation sont utilisées au niveau de l’Union européenne et déjà appliquées dans une dizaine d’États membres, dont le Royaume-Uni, l'Irlande, la Suède, l'Autriche, la Belgique. Pourquoi ne pas faire de même en France ?

Prendre conscience, c’est ensuite remettre la question des inégalités, que j’ai évoquées, au cœur du débat. Si nous vivons actuellement une crise économique, financière et sociale aux conséquences dramatiques, je veux le souligner ici : la croissance, pas plus que la baisse du chômage d’ailleurs, n’a d’impact automatique et réel sur la réduction de la pauvreté.

En outre, servir une cause comme la lutte contre la pauvreté, c’est avec volontarisme s’engager à lui attribuer de nouveaux moyens, par une plus grande fermeté contre la fraude et l’évasion fiscale, sans exclure la mobilisation de leviers fiscaux encore disponibles pour les plus fortunés de nos concitoyens !

Prendre conscience, c’est enfin consacrer la primauté du politique. Seule l’affirmation d’une volonté politique claire et déterminée permettra d’obtenir un infléchissement des tendances lourdes observées actuellement.

L’Union européenne a ouvert la voie en adoptant, en 2010, sa stratégie « Europe 2020 » aux objectifs ambitieux, parmi lesquels celui de s’attacher « à ce que 20 millions de personnes au moins cessent d’être confrontées au risque de pauvreté et d’exclusion ». Or, depuis 2010, le nombre de pauvres en Europe, loin de se réduire, a augmenté de 7 millions.

En France, au début de 2013, le Gouvernement a présenté un plan pluriannuel de lutte contre la pauvreté et pour l’inclusion sociale, qui prévoit notamment la revalorisation des minima sociaux, l’instauration d’une « garantie jeunes », l’aide aux familles, ainsi que l’investissement dans l’hébergement et l’accès au logement.

Une telle initiative était nécessaire, elle était même indispensable. Néanmoins, je tiens à le dire aujourd’hui devant vous, madame la secrétaire d'État, mes chers collègues, je pense qu’elle ne sera pas suffisante. Il faut aller plus loin, par une mobilisation générale immédiate et plus large que les mesures actuellement prévues. Le portage politique est donc un aspect essentiel. J’y reviendrai à la fin de mon intervention.

Instaurer la confiance constitue un deuxième objectif.

Non, les pauvres ne sont pas des assistés ! Il est plus facile de les stigmatiser, en les faisant passer pour des profiteurs, voire pire, pour des fraudeurs, plutôt que de s’attaquer résolument à la pauvreté.

Pourtant, les chiffres parlent d’eux-mêmes : quand la fraude sociale – du fait, le plus souvent d’ailleurs, des employeurs – est évaluée à 4 milliards d’euros par an, la fraude fiscale s’élèverait, elle, à 60 milliards d’euros chaque année.

Il est plus que temps de mettre fin aux préjugés, celui d’un prétendu assistanat, notamment, et de balayer les idées reçues. Les personnes en situation de pauvreté sont d’abord et avant tout, et très majoritairement, des victimes, donc des ayants droit.

Penchons-nous réellement sur le phénomène du non-recours, car nombreux sont celles et ceux qui ne font pas valoir leurs droits, ne demandent pas les aides ou les minima sociaux auxquels ils sont pourtant éligibles, et renoncent même à se soigner, comme l’a montré notre collègue Aline Archimbaud, que je salue, dans un rapport remis en 2013 au Premier ministre et intitulé L’accès aux soins des plus démunis : 40 propositions pour un choc de solidarité.

Certains estiment que les non-dépenses résultant du non-recours font économiser 10 milliards d’euros à la collectivité dans son ensemble ! Cela explique peut-être l’acharnement pour le moins mesuré que l’on met à lutter contre le non-recours…

À mon sens, il est justifié d’envisager l’automaticité du versement des prestations sociales et de passer d’un contrôle a priori à un contrôle a posteriori : ce faisant, les fraudeurs de demain seront toujours moins nombreux que les non-recourants d’aujourd’hui.

Je suis au demeurant convaincu que passer ainsi de la défiance à la confiance coûterait au bout du compte moins cher à la société.

Instaurer la confiance, c’est également agir en priorité en faveur des enfants, pour briser ce déterminisme inacceptable qu’est l’hérédité de la pauvreté, sa transmission de génération en génération.

La société a changé. Elle n’est plus celle qui a présidé aux fondements du modèle social d’après-guerre. Hausse des divorces, multiplication des familles monoparentales, assumées le plus souvent par la mère, ce sont ces évolutions sociétales qui justifient de repenser véritablement la politique familiale.

Dans ce nouveau contexte, je suis favorable à l’attribution des allocations familiales dès le premier enfant, y compris si cela doit passer par leur mise sous conditions de ressources ou leur plafonnement.

Il convient, en outre, de pouvoir anticiper au mieux, lors de la séparation des parents, les conséquences matérielles et financières pour le ou les enfants concernés.

Pour les enfants qui vivent avec leurs familles des situations de grande détresse, je propose trois pistes d’action : d’abord, mettre en place un numéro spécial d’appel – un « 115 enfants », en quelque sorte –, en vue de venir prioritairement au secours des familles à la rue avec enfants ; ensuite, favoriser un hébergement durable dans un même lieu pour les familles sans logement afin de ne pas faire obstacle à la scolarisation de leurs enfants ; enfin, réduire à six mois le délai d’examen des demandes d’asile pour éviter les procédures d’expulsion touchant des familles dont les enfants ont été entre-temps scolarisés.

Quant aux jeunes adultes, ils sont trop souvent les laissés-pour-compte des politiques publiques.

Ils sont de plus en plus nombreux à être frappés par l’exclusion, sous le double effet de la précarisation du marché du travail et de l’éclatement des solidarités familiales. Cette situation met en péril la cohésion sociale en les pénalisant dans leurs droits à se voir accorder une pleine reconnaissance de leur citoyenneté.

Afin d’assurer, comme cela paraît légitime, l’ouverture des droits sociaux dès l’âge de dix-huit ans, il faut absolument faire coïncider majorité sociale et majorité légale.

De plus, pour ne pas figer les trajectoires de vie à la sortie du système scolaire, je souhaite que nous puissions nous inspirer de l’expérience danoise des bons mensuels de formation. Ceux-ci offrent jusqu’à cinq années de formation rémunérées, à utiliser en continu ou de manière fractionnée.

Madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, ne voyez là aucun signe de laxisme de ma part. Ce système, très astucieux, ne fonctionne évidemment pas sans de solides contreparties : l’assiduité à la formation est strictement contrôlée et la responsabilisation des bénéficiaires bien sûr favorisée.

Pour instaurer la confiance, il convient aussi d’instituer un référent unique pour l’accompagnement des personnes en détresse.

Fort d’un constat partagé sur la pluralité excessive des interlocuteurs, l’empilement inquiétant des structures et le cloisonnement opaque des dispositifs, la réponse logique est d’instaurer un accompagnement individualisé, plus simple et donc beaucoup plus efficace.

L’idée d’attribuer à chaque personne en situation de pauvreté un correspondant unique susceptible de la conseiller, de l’épauler dans ses démarches, de l’informer sur ses droits constitue, j’en ai conscience, une importante remise en cause des pratiques actuelles. Ce référent unique pourrait être un professionnel ou un bénévole, travailler dans un bureau d’aide sociale, à la caisse d’allocations familiales, à Pôle emploi, dans une association. L’essentiel est de parvenir à déterminer, au cas par cas, l’interlocuteur le plus à même de faire consensus en vue d’aider au mieux la personne en détresse et d’éviter que celle-ci n’ait à répéter son parcours de vie chaque fois qu’elle entreprend une nouvelle démarche.

J’en viens au troisième objectif : oser la fraternité.

Celui-ci, je tiens à le dire d’emblée, ne fait pas obstacle à la recherche de l’efficacité, tout au contraire.

Du fait de l’enchevêtrement des compétences et d’un millefeuille de dispositifs devenus illisibles, nombreuses sont les inefficacités constatées quotidiennement. Loin de moi bien sûr l’idée de remettre en cause les acquis de la décentralisation, mais force est de constater qu’il existe un traitement différencié de la pauvreté selon les territoires et des inégalités évidentes, selon les départements, dans le montant des aides extralégales versées.

Pour ma part, je considère que s’occuper des personnes en situation de pauvreté est une compétence régalienne de l’État. À ce titre, celui-ci ne doit plus se cantonner à un rôle d’infirmier ; il lui faut surtout agir en investisseur, en substituant la prévention à la réparation, en privilégiant une approche tout à la fois globale, en termes de politiques menées, et individualisée, en termes de publics visés.

Par ailleurs, la mobilisation coordonnée de tous les acteurs devrait permettre d’aller au plus près des populations concernées et d’adapter les dispositifs aux besoins réels.

L’un des enjeux essentiels qui est revenu comme un leitmotiv tout au long des auditions est l’absolue nécessité de généraliser le principe de participation des personnes pauvres aux politiques qui leur sont destinées. À cet égard, je rappellerai la célèbre formule de Nelson Mandela : « Tout ce qui est fait pour moi, sans moi, est fait contre moi ».

De ce point de vue, la pérennisation du huitième collège du CNLE, le Conseil national des politiques de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale, collège qui réunit exclusivement des personnes en situation de pauvreté ou de précarité, est une excellente nouvelle.

Sur ce plan, la Belgique est largement en avance sur nous. Elle a développé une nouvelle fonction au sein des administrations fédérales, « l’expert du vécu en matière de pauvreté et d’exclusion sociale », dont la mission première est d’être un « chaînon manquant », un « passeur de savoirs » entre les personnes démunies, celles qui prennent des mesures et celles qui les exécutent.

La Belgique peut également nous servir d’exemple pour ce qui est de la simplification administrative.

Elle a en effet mis en place une banque de données dématérialisées, dénommée Banque carrefour de la sécurité sociale. Celle-ci permet de fluidifier et d’accélérer l’échange de données à caractère personnel entre les institutions de sécurité sociale, lesquelles, de ce fait, n’ont plus à demander plusieurs fois à la même personne toujours les mêmes renseignements.

Le service rendu s’en trouve considérablement amélioré, tandis que la protection de la vie privée reste totalement garantie par les procédures d’accès aux informations. Il aura fallu dix ans à nos voisins belges pour finaliser cet ambitieux projet. Qu’attendons-nous pour nous en inspirer ? Il va de soi qu’il appartiendra à la Commission nationale de l’informatique et des libertés de contrôler l’intégrité d’un tel système et le respect de la confidentialité.

Je sais que, dans deux de nos départements, une expérimentation est en cours sur l’instauration d’un dossier unique destiné à simplifier les démarches administratives des personnes en difficulté. Cependant, permettez-moi d’avoir des doutes sur la réelle portée simplificatrice de ce dispositif, qui me paraît encore bien trop compliqué.

Par ailleurs, je plaide pour que la simplification dans les transmissions des informations aille de pair avec celle des formulaires à remplir et du langage administratif employé, dont je puis vous assurer qu’ils ne sont clairs pour personne, pas même pour nous.

Une autre piste à explorer est celle qui consiste à libérer les initiatives et à promouvoir l’expérimentation.

En matière de lutte contre la pauvreté et l’exclusion, tout n’a pas encore été essayé. Il serait temps de ne rien nous interdire, car c’est de l’expérimentation et de l’innovation qu’émergeront les bonnes pratiques.

Je souhaite, à ce titre, qu’il soit porté un regard attentif sur toutes les initiatives prises par le tissu associatif.

Soyons réalistes : une expérimentation qui ne serait pas suivie d’une évaluation, c’est l’assurance de répéter les mêmes erreurs et le risque de ne pas valoriser et généraliser une pratique innovante efficace. L’évaluation n’a de sens que si elle est effectuée à tous les niveaux et qu’elle devient une véritable aide à la décision.

Reconnaissons, concrètement, que toute politique publique peut avoir un effet, positif ou négatif, sur la pauvreté. Il importe dès lors de nous donner la possibilité d’évaluer systématiquement l’impact de chaque texte de loi ou même de chaque règlement, pour anticiper les conséquences potentielles non seulement sur la pauvreté elle-même, mais aussi et surtout sur les personnes concernées. Il s’agirait notamment de vérifier que les nouvelles dispositions leur sont accessibles, favorables, ou du moins qu’elles ne les pénalisent pas davantage, ce qui peut arriver.

De plus, toute action engagée devrait pouvoir faire l’objet d’une évaluation afin d’alimenter un « répertoire intelligent des pratiques innovantes ». Cela supposerait d’encourager également l’évaluation des professionnels, mais aussi, j’ose le dire, celle des bénévoles, avec toute la finesse et la diplomatie qui convient en l’espèce.

Telles sont, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, les préconisations qui découlent des trois objectifs que nous nous sommes fixés : prendre conscience, instaurer la confiance, oser la fraternité.

Ce rapport d’information en appelle à des changements profonds sur un certain nombre de sujets fondamentaux. Toutefois, il a également l’ambition d’être le porte-voix de celles et ceux qui, frappés par la misère, sont contraints à « regarder passer la vie… mais sans y participer ». Privés de ressources, ils sont aussi privés de parole.

Lors de ma rencontre avec des membres d’ATD Quart Monde, l’un des intervenants, pourtant en situation de grande pauvreté, n’a pas un instant évoqué ses problèmes financiers. En revanche, il a insisté sur les notions de respect, de regard, d’attention, de dignité.

C’est pour cette raison que je soutiens l’initiative prise par ATD Quart Monde et relayée par Dominique Baudis, alors Défenseur des droits, dont je tiens à saluer ici la mémoire, visant à ajouter au sein du code pénal un vingtième critère de discrimination pour « précarité sociale », au même titre que l’âge, le sexe, l’origine, l’orientation sexuelle ou l’appartenance, réelle ou supposée, à une ethnie, race ou religion.

Madame la présidente, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, je conclurai en formant le vœu que le Sénat s’associe à l’édition 2014 de la Journée internationale pour l’élimination de la pauvreté, célébrée le 17 octobre de chaque année.

Le président Jean-Pierre Bel m’a d’ores et déjà donné son accord de principe et exprimé son entier soutien pour l’organisation d’une ou de plusieurs manifestations. Je ne doute pas que celui ou celle qui lui succédera aura à cœur de reprendre cette initiative, qui s’inscrit, bien entendu, dans le cadre de l’engagement institutionnel de la Haute Assemblée.

Au bout du compte, mes chers collègues, je souhaite que notre réflexion et notre détermination collective pour enrayer le cycle de la pauvreté aboutissent à concrétiser l’espérance de notre éminent prédécesseur Victor Hugo, qui écrivit : « L’homme est fait non pas pour traîner des chaînes, mais pour ouvrir des ailes ».

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