Madame la présidente, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, comment enrayer le cycle de la pauvreté ? L’intitulé du présent débat peut laisser songeur – M. le rapporteur l’a concédé. Comme si le politique, discrédité, devait rappeler son hostilité aux plaies séculaires !
Sous nos latitudes, la question de la pauvreté comme fléau social se pose au moins depuis le XVIIIe siècle, et sans doute même depuis plus longtemps. Elle a donné lieu à plus d’une révolution et à nombre de théories, dont le marxisme, qui ont écrit notre histoire.
Sur le fondement des réponses à y apporter, trois modèles se sont affrontés au XXe siècle : celui de la collectivisation planifiée, celui du libéralisme dérégulé et un modèle intermédiaire, européen, de capitalisme social, également appelé « économie sociale de marché ».
Ce dernier modèle a porté ses fruits. Entre le début du XXe siècle et la fin des Trente Glorieuses, la pauvreté a considérablement régressé en France. M. le rapporteur l’a rappelé. Je tiens à le dire à mon tour. Mais, depuis, le phénomène semble bel et bien s’inverser. D’où la question posée aujourd’hui.
Monsieur le président de la délégation sénatoriale à la prospective, vous l’avez dit, cet exercice nous permet de prendre du recul. Vous avez précisé que, loin de vous était l’idée qu’en 2014, après mûre réflexion et un peu miraculeusement, nous aurions enfin trouvé la réponse !
Cette réponse, pour laquelle tant d’encre et de sang ont coulé, semble se trouver pour partie aux pages 119 à 124 de votre rapport d’information, qui renferment une douzaine de propositions, au demeurant très intéressantes. Suffiront-elles à résoudre un problème séculaire ? J’en doute. Toutefois, le présent débat revêt au moins un triple intérêt : intérêt du constat, intérêt de la clarification de la problématique et intérêt des propositions formulées.
Sur le constat, tout dépend de l’échelle de temps considérée. À l’échelle du siècle et au-delà, la pauvreté a reculé en France et en Europe. Mais, à l’échelle des seules dernières décennies, la tendance semble s’être sévèrement retournée. Je le souligne à mon tour. Les chiffres de l’INSEE sont éloquents : calculé par rapport à un seuil fixé à 60 % du niveau de vie médian, le taux de pauvreté en France a atteint, en 2011, son plus haut niveau depuis 1997. En hausse de 0, 3 point par rapport à 2010, il s’établit à 14, 3 % de la population. Cela représente 8 720 000 personnes, dont le quart est en situation de très grande pauvreté. Autrement dit, il s’agit de personnes vivant avec moins de 790 euros par mois.
Évidemment, cette situation n’est pas acceptable. Elle est même très inquiétante, d’autant que le décrochage peut se lire à travers d’autres indicateurs, tels que le classement PISA de la France en matière d’éducation, ou ces 15 % à 20 % d’enfants qui, malheureusement, entrent au collège sans maîtriser la lecture ou le calcul. Le père Joseph Wresenski, fondateur d’ATD Quart Monde, disait que la politique d’éducation était certainement l’arme la plus fondamentale pour combattre la pauvreté.
La partie du rapport consacrée à la problématisation du phénomène est elle aussi très éclairante, en particulier en ce qu’elle bat en brèche un certain nombre d’idées reçues relatives à la fraude sociale. Alors que la fraude aux prestations représente au maximum 4 milliards d’euros, le travail au noir atteindrait 15 milliards d’euros et la fraude fiscale 50 milliards d’euros !
La comparaison entre fraude sociale et non-recours aux prestations – qui vient d’être évoqué – est également très parlante : ce non-recours représenterait plus de 5 milliards d’euros. Il est donc, en volume, plus important que la fraude aux prestations. Cela n’excuse en rien cette dernière, mais en relativise tout de même l’importance.
J’en viens au volet « propositions » du présent rapport. Il s’agit d’une douzaine de pistes générales intéressantes, auxquelles on ne saurait globalement que souscrire. Comment ne pas acquiescer à l’objectif de rendre l’appareil statistique plus réactif, ou à celui de remobiliser l’État pour qu’il continue de jouer pleinement son rôle de réduction des inégalités territoriales ?
Certaines de ces propositions retiennent plus particulièrement notre attention, comme l’expérimentation, ou la concentration des aides sur les enfants et les jeunes adultes. En effet, ces pistes ouvrent d’autres perspectives qui nous sont propres.
Ce qui nous frappe d’emblée et le plus vivement dans ce rapport, c’est l’absence totale de réflexion économique. Bien sûr, je sais que l’on ne peut pas traiter de tout dans un rapport, et que celui-ci a avant tout une finalité sociale. Toutefois, comment répondre à la question posée sans évoquer la problématique de la croissance économique ? Pour enrayer la pauvreté, il faut redistribuer de la richesse. Et pour redistribuer de la richesse, il faut d’abord la produire !
Si, durant les Trente Glorieuses, les pauvretés se sont à ce point réduites dans notre pays, c’est parce que la croissance soutenue a alimenté notre système de redistribution. La fraternité commence par là !
La première approche doit donc être celle de la relance économique, en particulier de l’investissement, notamment humain. §C’est toute la problématique du choc de simplification et de compétitivité. Je ne m’étendrai pas sur ce sujet. Je souligne néanmoins que je défends, avec les membres du groupe auquel j’appartiens, une réforme structurelle de notre système de prélèvements obligatoires, précisément afin que celui-ci pèse moins sur la production et plus sur la consommation.
Voilà une première réponse.
Ensuite, une fois la richesse produite, se pose effectivement la question de sa répartition.
À ce stade de l’analyse, nous rejoignons les auteurs du présent rapport : le système aujourd’hui en vigueur a fait son temps et doit être adapté à la réalité actuelle. Mais, à nos yeux, la réforme à entreprendre est bien plus large, bien plus profonde que celle qui est esquissée, et à plus forte raison que les mesures du plan pluriannuel contre la pauvreté et pour l’inclusion sociale, plan dont le rapport d’évaluation établi par François Chérèque dresse en filigrane un bilan assez négatif.
Plus fondamentalement, c’est l’ensemble de notre système de protection et d’aides sociales qu’il faut remettre à plat, à commencer par les retraites. Cette question est évoquée dans le présent rapport : la France occupe, en la matière, une position intermédiaire en Europe, loin derrière un groupe de pays rassemblant l’Autriche, les Pays-Bas et les États scandinaves. Il est souligné que ces pays ont, afin de maintenir cette position, consenti des adaptations « extrêmement vigoureuses » pour préserver leurs systèmes de retraites en les faisant basculer vers un système par points. C’est exactement ce que nous proposons.
Indépendamment de la question des retraites, notre collègue Valérie Létard avait publié en 2005 un rapport intitulé Minima sociaux : mieux concilier équité et reprise d’activité », qui mettait en exergue le poids des droits connexes aux minima sociaux. Ces réflexions ont d’ailleurs donné naissance au RSA.
Comment concilier en fait ces droits très variés et complexes, pour qu’ils ne deviennent pas des trappes à inactivité et donc des trappes à pauvreté ? Près de dix ans plus tard, la question est toujours d’actualité. Le rapport de M. Vaugrenard l’indique clairement : tout le système doit être repensé et concentré sur les populations les plus fragiles, sur ces hommes et ces femmes qui en ont le plus besoin. Autrement dit, il faut en finir avec le saupoudrage pour cibler les jeunes, les femmes seules avec des enfants à charge et les demandeurs d’emploi de longue durée.
En conclusion, j’affirme à mon tour que cette réforme doit passer par l’expérimentation. Elle doit passer par la fraternité, que pratiquent de nombreuses associations dont j’ai plaisir à saluer l’action et qu’il faut bien sûr continuer à soutenir. Telle est la réponse que nous apportons à votre excellent rapport, monsieur Vaugrenard.