Madame la présidente, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, la pauvreté n’est pas une fatalité qui s’abat par hasard sur la société française, et encore moins son aggravation massive depuis la fin des années quatre-vingt.
La réalité, c’est que le système économique produisant massivement des inégalités aboutit à une aggravation considérable de la pauvreté. D’ailleurs, ce mécanisme se vérifie partout en Europe et, hélas ! dans le monde entier. Bien sûr, il faut prendre des mesures réparatrices, agir à l’échelon local, mais il convient tout de même de réfléchir à ce qui a déstabilisé à ce point nos sociétés pour que la pauvreté redevienne gigantesque, dramatique, récurrente. Il nous faut trouver des solutions qui ne soient pas de simples sparadraps.
La réalité, vous la connaissez : tout dans le libéralisme a conduit à cet accroissement des inégalités et de la pauvreté.
Je pense tout d’abord au rapport au travail, à la dérégulation du travail.
Pendant des lustres, on nous a expliqué qu’il fallait fragiliser, déréguler, déréglementer le travail pour, ensuite, régler le problème de l’emploi, du dynamisme économique, de la production de richesses, qui pourraient être redistribuées. Pourtant, la masse des gens pauvres est souvent composée de chômeurs, de travailleurs enchaînant les CDD de courte durée ou les emplois précaires.
Madame la secrétaire d’État, l’application de l’ANI, l’accord national interprofessionnel, devait entraîner moins de CDD courts. Force est pourtant de constater que, cette année, il y en a plus qu’auparavant, et les prévisions à venir ne laissent pas entrevoir de réduction de ce type de contrat et de la précarité.
Je pense ensuite à « l’État providence ». Je n’aime pas cette formule, qui n’est pas française. C’est une expression anglo-saxonne que les libéraux ont utilisée pour faire croire qu’il s’agit d’une espèce de don, de générosité. Non ! Pour notre part, nous défendons la protection sociale, c’est-à-dire la mutualisation entre tous les citoyens des risques par rapport au chômage, à la santé, et des risques, si je puis m’exprimer ainsi, par rapport au vieillissement et à la retraite.
Les libéraux nous ont expliqué que tout cela n’était pas bon, qu’il fallait privatiser pour responsabiliser les gens et qu’il était nécessaire de faire du ciblage social. Ce débat a lieu sur les allocations. Il aurait fallu – heureusement, la France a mieux résisté qu’ailleurs – privatiser tout notre système de protection sociale, le financiariser et nous contenter d’une activité pour les très pauvres.
Très souvent, ces mêmes libéraux expliquent que tout un champ de notre protection sociale doit être ciblé. Ils adorent « le ciblage social ». En général, quand on entend cette formule, cela signifie que l’on réduit les crédits et que l’on met en place une multitude de critères. Par conséquent, et nous qui sommes sur le terrain – élus locaux, associations – le savons bien, les gens ne rentrent jamais pile-poil dans les critères, il faut 25 dérogations, 3 commissions, etc. Et vous vous étonnez ensuite de l’incapacité à faire vivre le droit sur le terrain ?
Je pense enfin, et ce point est aussi extrêmement important, à l’émiettement des situations. La responsabilité individuelle et l’individualisation des prestations et des droits conduisent à une fragmentation de la société. Cette situation a une traduction politique : un certain nombre de nos concitoyens considèrent que ce sont eux, les salariés modestes, qui paient pour d’autres, lesquels toucheraient ces allocations et bénéficieraient de ces droits de façon illégitime. Il nous faut restaurer une philosophie politique républicaine !
Monsieur Vaugrenard, – votre rapport est excellent – vous avez raison de restaurer l’idée de fraternité. Mais il n’y a pas de fraternité sans égalité, sans liberté non plus, d’ailleurs. Liberté, égalité, fraternité. Chaque fois que l’on a des mécanismes qui accroissent les inégalités ou que l’on n’essaye pas de faire vivre l’universalité des droits entre les individus, on tue l’esprit de fraternité, parce que l’on met en concurrence les citoyens entre eux, au lieu d’être porté par un progrès collectif et une mutualisation des risques.
C’est pourquoi j’insisterai, pour ma part, sur un certain nombre de propositions que le Gouvernement doit mettre en place et de priorités qu’il doit établir.
Il n’est pas acceptable que 68 % des bénéficiaires potentiels du RSA, en particulier du RSA complémentaire, ne perçoivent pas cette prestation. Si tel est le cas, c’est parce que, comme je l’ai évoqué, la plupart des gens ne savent pas qu’ils y sont éligibles : il faut être polytechnicien, prendre sa calculatrice, réfléchir, calculer, vérifier ce qui se passe si l’on atteint certains plafonds, etc.
Pourtant, les CAF et les centres des impôts connaissent la situation de ces personnes. Il faut donc inverser la demande : ce n’est pas aux citoyens pauvres de demander leurs droits, c’est à la puissance publique de leur faire savoir qu’ils peuvent y prétendre. S’ils refusent ensuite d’en bénéficier, c’est leur problème. Néanmoins, c’est dans ce sens que cela doit se passer.
On pleure sur la montée du Front national. En tout cas, nous, les républicains, nous pleurons. Combien de fois ai-je entendu des bénéficiaires potentiels du RSA me dire qu’ils en avaient assez que les immigrés aient tous les droits, alors qu’eux n’avaient rien ? Pourtant, si leurs voisins, de façon tout à fait normale, touchaient le RSA, c’est parce qu’ils étaient suivis par une assistante sociale et si eux ne le touchaient pas, c’est parce qu’ils n’osaient pas le demander. C’est pour cette raison qu’ils ont l’impression qu’il y a des « privilégiés » de la pauvreté.
Il est donc nécessaire de revenir à cette cohésion nationale par une intervention des pouvoirs publics. Madame la secrétaire d’État, je vous demande d’organiser une conférence avec les caisses d’allocations familiales et l’ensemble des administrations et de fixer des objectifs quantitatifs pour restaurer un taux de RSA conforme à la réalité. Il faut y aller progressivement. C’est possible. Il faut mobiliser les moyens adéquats. C’est une priorité.
Je n’insisterai pas sur le fait que les allocations sous condition de ressources doivent évoluer comme les revenus et non comme les prix. Chaque fois que le montant d’une allocation pour les plus démunis baisse, cela entraîne un basculement dramatique. Il n’est qu’à voir le récent rapport sur la santé : dans ce domaine, de nombreux ayants droit passent à travers les mailles du système. Rendre les mutuelles obligatoires, instaurer la CMU complémentaire, c’est sympathique. Mais quand allons-nous redonner au tronc commun de la sécurité sociale le gros des prestations qui sont, si je puis dire, généralisées, obligatoires ? Cela coûtera moins cher en fonctionnement, ce sera plus cohérent, car un droit ne vit que quand il est simple d’accès et universel. C’est en faveur de cela que je plaide.
Je terminerai en évoquant le logement. Madame la secrétaire d’État, le gouvernement précédent a pris de nombreuses mesures en la matière. L’une d’entre elles est très négative et j’espère que nous pourrons y revenir. Je me réjouis que l’interpellation d’un certain nombre de nos collègues et des citoyens sur la fiscalité des smicards ait motivé le Gouvernement. Je lui demande de revoir la question de l’aide personnalisée au logement. Cette allocation touche essentiellement les publics dont nous parlons et c’est pourquoi il est nécessaire qu’elle soit revalorisée. Cela ne nous ruinerait pas, d’autant qu’il y aurait un effet relance.
C’est sur ce point que je souhaite conclure. Nous avons une croissance zéro. Je ne suis pas hostile à ce qu’une partie de notre croissance soit refondée sur l’investissement et l’offre : il faut redoper nos industries, même si j’ai des doutes sur le ciblage de nos aides publiques en la matière. Cependant, nous ne pourrons pas attendre sans une relance de la consommation populaire ciblée. Les propositions que l’on formule sur le RSA, sur les allocations – on aurait pu parler du prolongement de l’assurance chômage – vont dans ce sens. Obama l’a fait et cela a contribué à la relance américaine. Nous pourrions le faire aussi. D’ailleurs, toute une série d’études montrent que de telles mesures ont un effet tout à fait positif sur le PIB en période de crise.
En matière de lutte contre la pauvreté, rien n’est possible si nous n’engageons pas une stratégie massive de redistribution des richesses. Thomas Piketty l’explique bien, une rente foncière s’est accumulée dans notre pays, comparable à celle des années vingt. Il y a eu un enrichissement sans cause d’une partie de la société, mais aussi un appauvrissement de l’autre partie, beaucoup plus nombreuse que la première.
Notre système fiscal n’induit pas une redistribution suffisante des richesses pour permettre que l’objectif de fraternité, que je lie à l’égalité, puisse être atteint.
J’espère donc, madame la secrétaire d’État, que le chantier de la réforme fiscale, dont Jean-Marc Ayrault avait annoncé le lancement, loin d’être abandonné, sera poursuivi.