Madame la présidente, monsieur le secrétaire d'État, mes chers collègues, je me félicite de la tenue de ce débat. Je veux remercier le président du Sénat et la conférence des présidents de l’avoir inscrit à notre ordre du jour. Je remercie également M. le secrétaire d’État de sa disponibilité pour cet échange, qui arrive à un moment particulièrement important.
Nous sommes en effet à quelques jours d’un scrutin qui va donner une nouvelle composition au Parlement européen. Depuis le traité de Lisbonne, celui-ci joue un rôle essentiel de codécideur dans de très nombreux domaines. Le choix des citoyens européens sera donc déterminant pour l’orientation des politiques dans les cinq prochaines années. Pour la première fois, les citoyens pèseront directement sur le choix du président de la Commission européenne.
Cependant – pourquoi ne pas le dire ? –, ce scrutin intervient dans un climat morose pour le projet européen. L’Europe apparaît trop souvent comme le bouc émissaire : elle serait responsable de tous les problèmes. Les dysfonctionnements sont amplement soulignés et commentés. En revanche, les réalisations sont trop souvent passées sous silence.
Pourtant, quelque quatorze millions d’Européens ont profité de la libre circulation pour s’installer dans un autre État membre. Le programme Erasmus a bénéficié à plus de trois millions d’étudiants depuis sa création. La politique agricole commune, la PAC, ce sont chaque année quelque 10 milliards d’euros pour notre agriculture. La politique de cohésion, ce seront 14 milliards d’euros au profit de nos territoires.
Sans doute certains voudraient-ils que l’on ignore désormais cette réalité, mais la construction européenne a permis à notre continent de vivre en paix de façon durable. C’est vraiment un acquis essentiel. Nous devons le redire, en particulier aux jeunes générations. Par ailleurs, comment imaginer répondre au défi de la mondialisation sans conforter l’Union européenne ?
Malheureusement, le sens du projet européen s’est effiloché au fil du temps. Les pères fondateurs de l’Europe étaient animés par une vision qui fait défaut aujourd’hui. Nos concitoyens ressentent ce manque. C’est pourquoi ils commencent à douter. Ce doute ne peut que faire le lit de tous les populismes. Il est de notre devoir de le combattre en redonnant à ce grand projet toute sa dimension. Nous le devons aux jeunes, qui doivent vivre l’Europe comme une chance et non comme une menace.
Nous avons donc jugé nécessaire, au sein de la commission des affaires européennes, de mener une réflexion approfondie sur les perspectives de la construction européenne. Notre collègue Pierre Bernard-Reymond, que je salue tout particulièrement, a bien voulu se charger de conduire cette réflexion. Il l’a fait avec la foi d’un Européen convaincu et expérimenté, mais pas dupe des « ratés » de la construction européenne. Dans un rapport très complet et argumenté, notre collègue dresse des constats lucides. Il formule des propositions pertinentes, même si certaines demanderont du temps avant de se traduire dans la réalité.
Ce rapport a suscité un débat approfondi dans notre commission, et a recueilli l’approbation unanime de nos collègues.
Quelle Europe voulons-nous ? C’est bien la première question à laquelle nous devons répondre.
Nous pouvons au préalable dire de quelle Europe nous ne voulons pas.
Nous ne pouvons pas accepter que les peuples subissent les conséquences des errements de la finance. Dans trop d’États membres, les populations doivent supporter des politiques d’austérité qui visent à réparer les manquements graves de quelques-uns.
Nous ne pouvons laisser se développer le chômage et la précarité sans réagir. Quel peut être l’avenir d’un continent dans lequel le chômage continuerait à toucher plus de 25 % des jeunes, comme c’est le cas dans beaucoup d’États membres ?
Oui, le rétablissement des comptes publics est indispensable. Oui, il faut réduire l’endettement abyssal qui obère les perspectives. Cependant, l’assainissement budgétaire doit impérativement se conjuguer avec des politiques ambitieuses au service de la croissance. Les peuples peuvent accepter des efforts, mais il faut leur donner des motifs d’espérer.
Il est possible de promouvoir une politique alternative à l’austérité. Nous voulons une Europe plus sociale, qui investisse davantage, lutte contre le chômage et pour l’harmonisation fiscale. C’est là que sont les attentes des citoyens européens touchés par la crise. Nous devons bâtir une Europe qui protège mieux les droits sociaux et les libertés fondamentales.
Gardons-nous aussi de diviser les Européens. Il n’y a pas, d’un côté, une Europe du Nord qui serait parée de toutes les vertus et, de l’autre, une Europe du Sud qui serait affligée de toutes les turpitudes.
La France porte ce message en Europe depuis 2012. Sous son impulsion, l’action pour la croissance est redevenue une priorité. L’emploi des jeunes a été inscrit à l’agenda européen : 8 milliards d’euros ont été débloqués par le Conseil européen pour apporter des réponses à ce défi majeur.
La France a aussi joué un rôle moteur pour qu’un texte soit adopté afin de lutter plus efficacement contre le véritable dumping social pratiqué à travers le détachement des travailleurs. En avril 2013, notre commission avait donné l’alerte sur ces pratiques, par le biais d’un rapport très argumenté de notre collègue Éric Bocquet. Le Sénat avait adopté une résolution demandant qu’il y soit mis un terme. Nous avons aussi voté récemment une proposition de loi visant à combattre plus efficacement les fraudes.
Nous n’aurons pas un espace commun sans harmonisation non seulement fiscale mais aussi sociale. La création d’un SMIC en Allemagne annoncée dans le cadre de l’accord de grande coalition va dans le bon sens. Il faut aller plus loin et s’engager sur la voie d’une véritable harmonisation en Europe.
L’Europe doit aussi retrouver le sens des grands projets, car eux seuls peuvent dessiner l’avenir de façon positive. Elle a su le faire dans le passé. Chacun garde à l’esprit le succès d’Airbus ou encore le processus de Bologne pour l’enseignement supérieur. C’est à l’échelle européenne que de grands projets peuvent avoir un effet de levier sur la croissance économique. C’est ensemble que nous pourrons réunir les moyens d’entrer de plain-pied dans l’économie numérique. Notre collègue Catherine Morin-Desailly l’avait parfaitement montré dans son rapport d’information : l’Europe ne doit pas devenir la « colonie » numérique.
La protection des données personnelles est une garantie essentielle que nous devons aux citoyens. Le scandale récent de l’espionnage américain à grande échelle agit comme une piqûre de rappel. L’Europe doit conforter son propre modèle de protection des données et le défendre au plan international. J’avais souligné cette exigence ici même, en ma qualité de rapporteur, lorsque nous avions examiné, il y a maintenant deux ans, la proposition de réforme de Viviane Reding. Les révélations inquiétantes de ces derniers mois ne peuvent, hélas, que conforter cette analyse.
De même, la crise ukrainienne est là pour nous rappeler que l’Union européenne aurait tout intérêt à intégrer davantage ses politiques énergétiques. Dans ce domaine plus encore que dans d’autres, avancer en ordre dispersé, c’est affaiblir la position de l’Union européenne mais aussi celle de chaque État membre face à nos partenaires des États tiers.
Pouvons-nous réaliser ces ambitions dans une Europe à vingt-huit où les intérêts sont souvent divergents et où le sens du projet européen n’est pas toujours défini de façon identique ? Le rapport de Pierre Bernard-Reymond a l’immense mérite de poser clairement la question. Il s’agit non pas d’exclure certains, mais de savoir qui veut réellement avancer dans le sens d’une véritable ambition européenne, d’une ambition qui laisse de côté les égoïsmes nationaux et affirme clairement les valeurs d’intégration et de solidarité.
Dans le passé, les coopérations renforcées ont surmonté les blocages, souvent en dehors des traités, comme pour Schengen ou l’interconnexion des casiers judiciaires, plus récemment dans le cadre des traités, avec le règlement des divorces transfrontaliers ou le brevet de l’Union. N’ayons pas peur de laisser les États qui le veulent agir pour approfondir le projet européen : les autres pourront les suivre ultérieurement.
Il faut rechercher davantage d’intégration au sein de la zone euro. Nous avons beaucoup réformé la gouvernance au cours des dernières années. L’union bancaire prend enfin forme. La coordination des politiques économiques et budgétaires a beaucoup progressé, même s’il est légitime de débattre de la forme et du rythme de cette coordination.
Pour construire une « Europe puissance », nous devons rénover les institutions européennes. Il faut les rendre plus crédibles et plus visibles. Il faut aussi un budget à la hauteur des ambitions. On ne peut plus continuer avec un budget européen aussi faible : il ne dépasse pas 143 milliards d’euros en 2014. Cependant, pour l’augmenter, il faut retrouver la lettre et l’esprit des traités en définissant de nouvelles ressources propres. Sous l’impulsion du Parlement européen, un groupe de travail interinstitutionnel a été créé. Il est présidé par Mario Monti. Nous étudierons ses propositions avec attention.
L’Union européenne devra aussi affirmer une ambition en matière de politique étrangère et de défense. Dans un monde incertain, comme nous le rappelle le conflit ukrainien, les Européens doivent unir leurs voix et leurs forces pour peser dans les affaires du monde.
Nous voulons aussi une Europe plus démocratique, dans laquelle les citoyens puissent exprimer clairement leur choix, avec un réel pouvoir de contrôle. La composition du Parlement européen doit évoluer. Il faut corriger les inégalités de représentation, qui nuisent à la légitimité démocratique.
Nous, parlements nationaux, avons aussi un rôle essentiel pour rapprocher les citoyens de l’Europe. Le traité de Lisbonne - c’est un progrès essentiel - nous confie un rôle important dans le contrôle de subsidiarité, et le Sénat, je dois le dire, l’exerce avec un grand sérieux. À deux reprises, les parlements nationaux ont adressé un « carton jaune » à la Commission européenne.
Ainsi la Commission a-t-elle retiré un texte qui pouvait mettre en cause le droit de grève. Il s’agissait du règlement dit « Monti II », qui concernait le droit de grève des travailleurs détachés ; c’est sur l’initiative de notre commission des affaires européennes que plus d’un tiers des parlements de l’Union ont manifesté leur opposition avec nous. La Commission européenne s’est ainsi trouvée contrainte de réexaminer son texte ; elle l’a si bien réexaminé qu’elle l’a retiré !
Elle a en revanche maintenu son texte sur le parquet européen, mais elle a indiqué que les avis des parlements nationaux seraient pris en compte dans la discussion du texte.
Le contrôle de subsidiarité permet aux parlements nationaux de s’opposer à une action qu’ils ne jugent pas justifiée. Nous devons aller plus loin, beaucoup plus loin. Un droit d’initiative nous permettrait de proposer, de façon positive, des actions à mener au niveau de l’Union européenne.
Les parlements nationaux sont progressivement associés aux procédures de contrôle pour un nombre croissant de politiques. En matière économique et financière, une conférence a été mise en place par le traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance au sein de l’Union économique et monétaire. Un comité mixte assure le contrôle des politiques étrangères et de défense. Cette association sera prochainement établie pour le contrôle d’Europol et l’évaluation d’Eurojust. Les parlements nationaux doivent se saisir de ces opportunités pour mieux contrôler ce qui se passe à Bruxelles.
Pour conclure, madame la présidente, monsieur le secrétaire d'État, mes chers collègues, je veux à nouveau me féliciter que le Sénat ait ce débat aujourd’hui. L’Europe est un grand projet. Ce projet a permis des avancées considérables. Des dysfonctionnements existent, certes. Il faut les identifier lucidement et jeter enfin les bases d’une nouvelle ambition. C’est ainsi que nous dessinerons l’Europe que nous voulons, une Europe proche de nos concitoyens et qui réponde à leurs attentes.