Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, du 22 au 25 mai, 507 millions de citoyens sont invités à se rendre aux urnes pour élire leurs députés européens.
Depuis 1979, le Parlement européen est élu au suffrage universel, et chaque citoyen a donc, en principe, la possibilité d’exprimer sa vision de l’Europe. Hélas, vraisemblablement, tous ne le feront pas, tant s’en faut ! Beaucoup en effet s’abstiendront ; pour eux, l’Europe est aujourd’hui d’abord source d’indifférence. D’autres, nombreux aussi, useront de ce scrutin pour exprimer leur inquiétude et aussi, pourquoi ne pas le dire, leur défiance. D’autres encore s’exprimeront en faveur de l’une ou de l’autre des forces politiques qui, ensemble, au cours de l’histoire, ont bâti l’Union. Pour ceux-là seulement, l’Europe est encore, dans une certaine mesure, synonyme d’espoir et d’espérance.
L’espoir, c’était déjà le sentiment qui animait les pères fondateurs de l’Union. Ces derniers, en travaillant dès l’après-guerre à « l’établissement d’une communauté économique qui introduit le ferment d’une communauté plus large », pour reprendre les termes de Robert Schuman, espéraient mettre à jamais un terme aux conflits qui ont émaillé l’histoire de l’Europe et construire un continent équilibré et prospère.
L’espérance, c’était celle de bâtir un projet politique qui, dépassant les difficultés, les vicissitudes de l’histoire, permettrait un jour à un Allemand et à un Français de se considérer non comme des ennemis irréductibles, mais bien comme des partenaires, d’imaginer construire ensemble des passerelles qui relient – je pense, bien sûr, à la passerelle des Deux-Rives reliant Strasbourg à Kehl – plutôt que des murs qui séparent, d’unir leurs armées, d’entonner un même hymne et de partager une même monnaie.
Mes chers collègues, dans ma ville de Strasbourg, siège du Conseil de l’Europe, de la Cour européenne des droits de l’homme et du Parlement européen, chacun mesure bien, peut-être plus qu’ailleurs en France, l’extraordinaire chemin que l’Europe a parcouru en plus de soixante ans.
Toutefois, chacun sent bien aussi que l’Union européenne est aujourd’hui à la croisée des chemins et que, à ce titre, l’élection à venir des membres d’un Parlement européen qui, jamais, dans son histoire, ne s’était vu conférer autant de compétences par nos traités, présente un enjeu décisif : l’avenir de notre continent, un avenir questionné au travers de l’orientation des politiques communautaires qui donnent sens à l’Union.
En effet, qui peut raisonnablement nier que, depuis 2008 et la crise financière, l’idéal européen s’est abîmé dans sa réalisation politique ? Qui peut contester que la recherche du progrès ne se soit trop souvent évanouie dans la poursuite aveugle de grands équilibres macroéconomiques, que l’Europe ne se soit faite en réalité sans les peuples ? Qui peut ignorer, enfin, les cris de colère des « indignés », non pas dirigés contre l’Europe elle-même, mais en appelant le plus souvent à une autre Europe ou s’adressant aux nations qui, aujourd’hui, constituent l’Union ?
Dans cette défiance, dans ces doutes qui s’expriment et qui constituent un terreau propice à la montée des extrêmes, c’est l’Europe que l’on interroge, mais c’est aussi l’Europe qui s’interroge.
Pour répondre à ces interrogations, un premier impératif s’impose : remettre le citoyen au cœur du projet européen. Car c’est bien de cela qu’il s’agit : convaincre que le seul projet européen qui vaille est celui qui se construit avec les citoyens, et surtout pour eux !
Cette ambition est grande. Elle nous oblige, en premier lieu, à rompre avec une « vision minimale » de l’Europe, comme l’a exprimé le Président de la République dans sa tribune publiée dans Le Monde le 9 mai dernier, avec la vision d’une Europe « commerciale, apolitique […] qui ne voit en elle qu’un marché, qu’un espace monétaire sans gouvernance, qu’une somme de règles et fait de l’Union une entité sans âme et sans autre projet que celui d’accueillir les candidats qui frappent à sa porte ». À cette vision minimale, trop strictement économique, il nous faut, en tant que socialistes et sociaux-démocrates, opposer l’Europe des peuples, plus nécessaire que jamais aujourd’hui.
Pour construire cette Europe des peuples, j’ai la conviction qu’une évolution majeure s’impose : l’approfondissement du débat démocratique au sein de nos institutions.
Or, on le sait, la crise économique a profondément bouleversé les équilibres institutionnels européens, déplacé en quelque sorte le centre de gravité de l’édifice européen en précipitant sur le devant de la scène politique des institutions centrales, telles la Commission européenne ou la Banque centrale européenne, dont les orientations politiques échappent au débat démocratique.
Or comment vouloir raisonnablement faire accepter aux citoyens européens des décisions politiques, parfois douloureuses, prises par des institutions situées en dehors de l’espace délibératif ? Pourquoi ne pas ouvrir le débat démocratique, comme le fait le Gouvernement français, sur les choix opérés par la Banque centrale européenne en matière de politique monétaire quand ceux-ci déterminent si directement le destin économique des États et des populations ?
En effet, mes chers collègues, il ne faut pas s’y tromper : sous couvert de l’indépendance conférée aux institutions par nos traités, derrière le voile de la décision « technique » prise au nom de « l’intérêt supérieur du projet européen », ce sont bien des décisions politiques, au sens plein du terme, que prennent les institutions de « l’Europe de Bruxelles », comme j’aime à l’appeler. À mon sens, il importe qu’une plus grande transparence démocratique puisse aussi s’appliquer à ces dernières.
Depuis 1979, disais-je, tous les citoyens européens peuvent voter et ainsi exprimer leur vision de l’Europe, mais tous ne le feront pas demain, car beaucoup, en réalité, s’interrogent sur la pertinence d’un tel scrutin. Le problème central est en effet non pas seulement que les citoyens se détournent des élections parlementaires européennes, mais bien que la politique elle-même se détourne, d’une certaine manière, du Parlement européen !
Devant ce constat, nous allons franchir, ce dont je me félicite, une première étape dans le renforcement de la légitimité politique de la Commission. En effet, à l’occasion de cette campagne, les principaux partis politiques présentent pour la première fois leur candidat à la présidence de la Commission européenne, l’objectif avoué étant de personnaliser les débats pour politiser ce choix. De même, le Parlement européen a proposé, en avril dernier, que le plus grand nombre possible de commissaires européens soient choisis parmi les députés nouvellement élus. Il faut saluer là une première avancée démocratique notable, certes nécessaire, mais non encore suffisante, car les chantiers démocratiques demeurent nombreux.
Sans vouloir me livrer à la critique populiste du gouvernement des juges, je dirai que la récente décision de la Cour de justice de l’Union européenne remettant en cause l’existence même des établissements publics industriels et commerciaux, au prétexte qu’ils bénéficieraient d’une « garantie financière implicite et illimitée », m’a particulièrement interpellé.
Si les commentaires sur la portée réelle de cette décision sont partagés, il n’en demeure pas moins que, en rendant des décisions de ce type, la Cour de justice de l’Union européenne produit des effets politiques qui, parfois – je pense par exemple aux droits du travail –, participent d’une remise en cause de nos modèles sociaux. Tout cela, malheureusement, ne peut qu’éloigner les citoyens de l’Europe.
On le voit bien à travers cet exemple concret, la frontière est poreuse entre, d’une part, l’approche technocratique et juridique, et, d’autre part, l’approche politique des grands dossiers européens. Il ne faudrait pas que la construction européenne dont nous rêvons s’enlise chaque jour un peu plus dans le juridisme, au détriment de la dimension politique et citoyenne sans laquelle l’Europe risque de n’être qu’un « machin » sans avenir.
C’est aussi là un des enjeux des élections de dimanche prochain : à l’Europe technocratique, dont le siège est largement à Bruxelles, je vous invite, mes chers collègues, à opposer l’Europe citoyenne, dont le siège est à Strasbourg.