Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, je suis heureuse d’être parmi vous ce soir pour discuter de cette proposition de loi visant à apporter des clarifications au principe de précaution que la Charte de l’environnement a porté au niveau constitutionnel.
Il nous faut sortir du débat qui oppose depuis la naissance de ce principe ses partisans à ses détracteurs. Il suffit de voir les débats réguliers autour des organismes génétiquement modifiés, des nanotechnologies, des antennes-relais pour en être persuadé.
Pour ses partisans, le principe de précaution doit permettre de prévenir le risque et d’anticiper les effets potentiellement néfastes de certaines innovations et développements industriels. Pour ses détracteurs, au contraire, le principe de précaution constitue un risque de paralysie de la recherche scientifique, de multiplication des recours judiciaires et de blocage des initiatives économiques et des innovations technologiques, avec comme conséquence possible un décrochage de notre pays.
Si je comprends votre démarche et souscris à l’objectif de ce texte, il me semble néanmoins nécessaire de nuancer la solution proposée.
Je rappellerai tout d’abord que le principe de précaution n’est pas une innovation française. Si la Chine, l’Inde ou le Brésil sont cités dans l’exposé des motifs, il est nécessaire de rappeler que le principe de précaution est déjà énoncé dans un certain nombre d’accords européens et internationaux ratifiés par la France. Bien avant la conférence de Rio sur l’environnement et le développement de 1992, les textes et conventions internationales relatifs au droit de la mer, tels que la convention de Londres de 1990 sur les hydrocarbures ou la convention de Paris de 1992 pour la protection du milieu marin de l’Atlantique du Nord-Est, faisaient déjà référence au principe de précaution.
C’est à Rio que le principe de précaution a été posé comme une référence : « […] l’absence de certitude scientifique absolue ne doit pas servir de prétexte pour remettre à plus tard l’adoption de mesures effectives visant à prévenir la dégradation de l’environnement ». Cette même référence au principe de précaution a ensuite été reprise dans le traité de Maastricht la même année.
Le principe de précaution a été introduit en 1995 dans le droit interne français par la loi relative au renforcement de la protection de l’environnement défendue par Michel Barnier.
Dix ans plus tard, l’article 5 de la Charte de l’environnement a introduit au niveau constitutionnel un principe d’action pour les autorités publiques. Il impose la mise en œuvre de procédures d’évaluation des risques et de mesures de contrôle proportionnées pour parer à la réalisation de dommages graves et irréversibles à l’environnement, même pour des dommages incertains en l’état des connaissances scientifiques.
Ce principe est donc un principe d’action, qui doit amener les autorités publiques à développer la recherche scientifique : sans expertise scientifique rigoureuse et transparente, associant différents milieux disciplinaires, comment en effet évaluer les risques et apprécier le caractère « proportionné » des mesures mises en œuvre au nom du principe de précaution ?
Vous conviendrez que les propositions de modifications que vous portez, mesdames, messieurs les sénateurs, n’apportent rien de nouveau à l’état du droit constitutionnel et ne pourront ainsi constituer la solution du problème. En effet, si le principe de précaution défini à l’article 5 de la Charte de l’environnement est dorénavant bien ancré dans les esprits et dans la réglementation européenne, son caractère constitutionnel accepté, c’est moins son existence que la difficulté des pouvoirs publics à en encadrer la mise en œuvre qui crée des freins à la recherche, à l’innovation et au transfert de ces innovations dans notre économie. Jean-Louis Borloo disait : « L’utilisation inappropriée d’un terme n’appelle pas la suppression du concept ; il s’agit plutôt de revenir à un usage approprié du terme en question. »
Permettez-moi de reprendre les conclusions du rapport rendu en 2010 par les députés Alain Gest et Philippe Tourtelier, qui établissaient un quadruple constat. Tout d’abord, aucun de leurs interlocuteurs n’a proposé de faire marche arrière et de supprimer le principe de la Constitution. Ensuite, ils relèvent « l’extrême confusion » quant au sens même du principe de précaution, « très souvent confondu avec le principe de prévention par les médias, l’opinion publique et même les politiques au plus haut niveau ». Ils soulignent également que le principe de précaution est d’abord invoqué dans le domaine de la santé et de l’urbanisme – je pense aux antennes-relais – beaucoup plus que dans celui de l’environnement, alors que le législateur n’avait pas retenu la santé comme domaine d’application de la Charte de l’environnement. Dernier constat, enfin, des jurisprudences divergentes font ressortir des « insuffisances dans l’énoncé de la loi ».
Il convient donc aujourd’hui de mieux définir les modalités de mise en œuvre de ce principe, de façon à éviter de laisser cette responsabilité à la seule jurisprudence, dont nous venons de voir les contradictions. L’arrêt de la cour d’appel de Versailles du 4 février 2009 en est un exemple type, puisqu’il estimait que l’implantation d’une antenne-relais était source de « trouble anormal de voisinage », non pas en raison d’un risque sanitaire éventuel, mais à cause de « la crainte légitime » que constituait l’impossibilité de garantir au voisinage « l’absence de risque sanitaire généré par l’antenne-relais », en se référant au principe de précaution indépendamment des principes de proportionnalité et d’expertise scientifique.
On voit bien que le cadre d’application du principe de précaution doit être mieux défini, en tenant compte à la fois de la hiérarchisation des risques, de la démocratisation de l’expertise, de sa transparence et de son périmètre d’application.
L’environnement de la prise de décision doit être amélioré. Cela commence par une culture scientifique et technique davantage partagée ainsi que par l’organisation de débats publics ouverts et respectueux de la diversité des points de vue exprimés.
Je souhaiterais m’attarder sur certains de ces points.
Ce devoir impose de se mettre d’accord, en vertu du principe de précaution, sur le cadre légal dans lequel ces recherches doivent avoir lieu ainsi que sur les limites éthiques et environnementales de ces expérimentations. Nous le faisons dans le cadre des lois sur la bioéthique.
Je ne vous rappellerai pas les conditions d’encadrement qui sont imposées, à juste titre, aux chercheurs qui travaillent sur les cellules souches embryonnaires humaines, qu’il s’agisse de conditions scientifiques ou éthiques. J’ai contribué, comme ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche, à passer d’une interdiction de la recherche hors dérogations, qui exposait les recherches autorisées à des recours fondés sur des arguments fallacieux sur le plan scientifique, à une autorisation strictement encadrée. Il ne s’agissait pas de déréglementer les usages de la science. Il ne s’agissait pas non plus de répondre à l’impatience des chercheurs, mais bien de se donner les moyens d’une recherche importante dans un domaine d’avenir et de ne pas priver de résultat bénéfique les patients affectés de cardiopathie grave ou de cécité causée par la dégénérescence maculaire liée à l’âge.
Je signale, au passage, une contradiction entre les votes intervenus à l’époque et la proposition de loi dont nous débattons ce soir.
Les restrictions de la loi, en 2004 comme en 2011, ont de toute évidence freiné les échanges de savoir et la coopération scientifique internationale dans ce domaine. L’impact scientifique de l’interdiction sous dérogation a été évident, et la France est passée en dix ans de la troisième à la cinquième place, puis à la quinzième, en matière de publications scientifiques au niveau international.
Ne laissons pas le principe de précaution freiner la recherche ! Au contraire, faisons en sorte qu’il soit un moteur de la recherche et d’un retour à une « société de la confiance ».
Il n’est probablement pas utile de rappeler dans le détail l’ensemble des recherches qui portent sur la chaîne conduisant de la recherche à l’innovation et de l’innovation à l’analyse de son impact.
Des recherches sont menées, par exemple, sur la réalisation de substances et de matériaux innovants pour l’énergie, la production et la transformation alimentaire. Leur utilisation non maîtrisée peut laisser craindre des effets nocifs sur l’environnement et la santé.
Parallèlement, des recherches sont donc menées sur la notion de risque, sur les stratégies de prévention, qui ne pourraient pas être mises au point si les recherches que j’évoquais étaient interrompues.
Pour que l’investissement majeur de notre pays dans la recherche puisse porter ses fruits en termes d’impact socio-économique, dans le respect et la protection des humains et de l’environnement, il faut permettre aux chercheurs de travailler dans un cadre juridique sécurisé.
Je conviens qu’il est un domaine dont la France s’est dessaisie. Il s’agit de l’analyse coût-bénéfice, qui doit pourtant être la base des textes réglementaires et des argumentations des parties prenantes.
Les interprétations catégoriques du principe de précaution sont l’expression d’un état de la société dans lequel l’analyse risques-bénéfices a été abandonnée, à la fois au plan collectif et au plan des décisions individuelles, au profit d’un rejet massif du risque ou d’une adhésion parfois aveugle au progrès scientifique, quoi qu’il en coûte.
Nous avons donc souhaité, avec la ministre de l’écologie, au sein du Haut Conseil des biotechnologies, étendre les compétences du comité scientifique aux analyses économiques et sociétales, en élargissant et en diversifiant la représentation d’experts de ce comité. Le décret réalisant cet élargissement sera soumis très prochainement au Conseil d’État à cet effet.
Le baromètre IRSN 2012 montre que 31 % des personnes interrogées considèrent que la science et les technologies créent « plus de risques qu’elles n’en suppriment », que 32 % d’entre elles sont « plus ou moins d’accord » et 34 % « pas d’accord » avec cette idée. L’expertise est alors mise à mal, la confiance est déstabilisée.
La recherche est non seulement un moyen d’acquérir de la connaissance, mais également un instrument de support à la décision pour les autorités publiques. L’expertise scientifique prend à ce niveau toute son ampleur et son importance.
Je rappelle que l’expert scientifique ne décide pas : il éclaire sur un problème afin qu’une décision politique puisse être prise en toute connaissance de cause. Cette expertise est certes perfectible, mais elle reste à ce jour le moyen le plus raisonnable d’agir. Agir sans s’appuyer sur l’expertise scientifique porte un nom : l’obscurantisme.
Je tiens, dans ce contexte, à réitérer ma confiance envers les chercheurs, leurs analyses, leurs expertises. La recherche publique doit contribuer de manière décisive à l’expertise scientifique. Nous devons en assurer les conditions.
Le ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche, ainsi qu’il s’appelait alors, avait innové en incitant les organismes, à la suite du Grenelle de l’environnement, à se munir d’une charte de l’expertise scientifique basée sur trois principes : une expertise transparente et encadrée ; une déclaration d’intérêt ; un traitement systématique de l’alerte environnementale et sanitaire pour les établissements signataires. Après une adoption par la majorité des établissements d’enseignement supérieur et de recherche, il est maintenant nécessaire d’inciter à l’échange de bonnes pratiques entre ces acteurs. Il faudrait porter à la connaissance du grand public l’existence de ces pratiques encore trop peu connues.
Il est de notre devoir de fournir des experts scientifiques au meilleur niveau international et de rendre les expertises exemplaires.
Le fonctionnement d’ensemble de chaque agence, comme l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé, l’ANSM, ou l’Institut national de l’environnement industriel et des risques, l’INERIS, doit, lui aussi, pouvoir être transparent. À cet égard, les agences opèrent sous le contrôle de différents corps d’inspection – santé, environnement, ... – et du Parlement ; je pense notamment à l’office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques, l’OPECST. Le Gouvernement, d’une part, et les citoyens, d’autre part, ont donc les moyens de contrôler leur fonctionnement et de le faire progresser en tant que de besoin.
La proposition de loi relative à l’indépendance de l’expertise en matière de santé et d’environnement et à la protection des lanceurs d’alerte, présentée par Marie-Christine Blandin, et adoptée en avril 2013, devrait permettre d’aller dans ce sens.
Mais l’application du principe de précaution est difficile. Elle repose, par définition, sur une situation d’incertitude que le scientifique, seul, n’est pas capable de trancher à un moment donné, en fonction des connaissances dont il dispose. Le débat avec la population, conformément à l’article 7 de la Charte de l’environnement, est alors nécessaire, non seulement pour aboutir à une décision, mais surtout pour que celle-ci soit comprise et acceptée par la société. Ce n’est qu’à ce prix que l’application du principe sera considérée comme satisfaisante.
Les pratiques du débat public inscrites dans la loi ne sont toutefois pas adaptées à l’examen de questions scientifiques complexes. Dans un domaine particulier, la biologie de synthèse, que je connais bien pour avoir rédigé en 2012 un rapport sur le sujet pour l’OPECST, le ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche a mis en place un observatoire, lieu expérimental de débat, dont il conviendra de faire le bilan des travaux dans les mois à venir.
La bonne application du principe de précaution se heurte aussi à une insuffisance de la connaissance scientifique, de l’histoire des sciences et donc de la compréhension des enjeux scientifiques. Pour pallier cette insuffisance, il faudrait développer bien davantage l’action des centres culturels, scientifiques, techniques et industriels, et ce dès le plus jeune âge, afin de donner aux citoyens, par le savoir – je pense notamment au travail exceptionnel réalisé par certaines associations, comme La Main à la pâte, ou à celui des enseignants, lequel sera encouragé par les écoles supérieures du professorat et de l’éducation –, l’évaluation et le dialogue, des outils pour décider en toute connaissance de cause.
La diffusion de la culture scientifique est un enjeu essentiel de la politique que je conduis, car elle est le fondement d’une société démocratique et de la connaissance partagée.
La science appartient à tous, et nous devons créer les conditions pour que toutes et tous puissent s’approprier les principes et les méthodes de la connaissance scientifique, la culture d’innovation et de création, l’audace, l’envie d’entreprendre. Ainsi, 40 millions d’euros sont disponibles pour soutenir les initiatives innovantes en matière de diffusion des cultures scientifiques et techniques dans le programme d’investissements d’avenir.
Avec ma collègue Aurélie Filippetti, qui en assure la cotutelle, nous avons présenté le 30 janvier dernier les grands axes de la réforme de la gouvernance de la médiation culturelle scientifique, technique et industrielle engagée par le Gouvernement. Cette réforme signe le retour d’un État stratège, qui affirme son rôle en définissant une politique nationale en lien étroit avec les opérateurs.
La recherche et l’innovation doivent revenir au premier plan de nos programmes éducatifs, car l’innovation, c’est avant tout un état d’esprit, une culture.
Pour conclure, je dirai que la proposition de loi constitutionnelle ne modifie pas l’état du droit actuel. La modification proposée de la Charte de l’environnement vise à ce que le principe de précaution « constitue un encouragement au développement de la connaissance, à la promotion de l’innovation et au progrès technologique ». Or le principe de précaution, dans son esprit, participe d’ores et déjà de ces dynamiques, et les modalités proposées n’empêchent en rien la jurisprudence.
Il n’en reste pas moins que les critères du principe de précaution sont insuffisamment appréhendés dans la Charte et qu’il conviendrait de mieux les définir et les encadrer, comme je viens de l’exposer. En ce sens, l’amendement déposé par le président de la commission des lois pourrait constituer une première étape.
Je reprendrai de ce fait à mon compte les propos que Robert Badinter, ancien sénateur, avait tenus en 2004 sur la Charte de l’environnement : reconnaître ce principe, au niveau constitutionnel, en se dispensant de l’intervention du législateur, c’est négliger la hiérarchie des normes et ouvrir la voie à un désordre constitutionnel évident.
Je voudrais terminer mon propos en disant que trois écueils me semblent devoir aujourd’hui être évités.
Le premier serait une évolution de la jurisprudence qui n’irait pas dans le sens d’une interprétation du principe de précaution comme étant un principe d’action.
Le deuxième écueil serait une mauvaise perception sociale du risque, qui conduirait à une défiance générale à l’égard de l’innovation, à un immobilisme suscité par la crainte du progrès.
Enfin, le troisième écueil serait l’absence de prise en compte des données scientifiques, qui conduirait à une mauvaise mesure du risque, à une mauvaise appréciation de la proportion des mesures prises pour répondre au risque.
C’est ensemble, nous au Gouvernement, vous au Sénat et à l’Assemblée nationale, en dialoguant avec la société et les chercheurs, que nous devons faire de ce principe de précaution un principe d’action et d’innovation au service d’une société qui soit d’abord, tout en protégeant la planète et ses habitants, une société de progrès.