La séance, suspendue à dix-huit heures trente, est reprise à vingt et une heures cinq, sous la présidence de M. Jean-Léonce Dupont.
La séance est reprise.
L’ordre du jour appelle la discussion, à la demande du groupe UMP, de la proposition de loi constitutionnelle visant à modifier la Charte de l’environnement pour exprimer plus clairement que le principe de précaution est aussi un principe d’innovation, présentée par M. Jean Bizet et plusieurs de ses collègues (proposition n° 183, texte de la commission n° 548, rapport n° 547, avis n° 532).
Dans la discussion générale, la parole est à M. Jean Bizet, auteur de la proposition de loi constitutionnelle.
Monsieur le président, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, « À chaque époque sa vérité, à chaque génération sa nature. » C’est par ces mots empruntés à Lamartine que je souhaitais débuter mon propos et exprimer ainsi mon attachement à la Charte de l’environnement, cette Charte qui, en 2005, est venu répondre aux préoccupations de notre époque.
Personne n’a oublié ici ce qui allait nous conduire au début des années 2000, sous la présidence de Jacques Chirac, à lui donner une valeur constitutionnelle, par l’adoption de la loi constitutionnelle du 1er mars 2005. Dans l’ensemble, la Charte devait symboliser la haute importance accordée par les pouvoirs publics à l’environnement : d’une part, pour répondre à un devoir vis-à-vis de nos concitoyens, celui de préserver leur milieu de vie et leur santé ; d’autre part, pour répondre à une réalité économique qui nous conduit à penser globalement le développement durable et la préservation de nos richesses naturelles.
Cette volonté, engagée par notre majorité à l’époque, nous imposait de réfléchir à la question du principe de précaution, avec un texte équilibré autour de droits et de devoirs clairs. Il nous était alors apparu nécessaire de repenser la prévision des risques pour mettre fin à un certain « attentisme » des pouvoirs publics, qui appréhendaient le risque seulement de deux manières : par le principe de prudence ou de prévention lorsqu’il était avéré ou bien, comme dommage, par le principe d’indemnisation lorsqu’il s’était réalisé.
Pour cela, nous avons constitutionnalisé le principe de précaution, qui n’était alors présent dans notre droit interne que dans certaines mesures législatives codifiées ou qui ne se manifestait indirectement qu’au travers du respect de nos engagements internationaux, comme le principe 15 de la déclaration de Rio ou l’article 174 du traité de Maastricht. Ainsi, par cette constitutionnalisation, nous réaffirmions notre volonté de protéger l’environnement et la santé de nos concitoyens, largement traumatisés, notamment par les affaires de l’amiante, de la vache folle ou du sang contaminé.
À l’époque, ce travail s’était accompagné, rappelons-le, d’une très large consultation qui avait réuni tout au long des débats plusieurs centaines d’experts : des scientifiques, des juristes, des économistes. Tout était donc réuni pour élaborer un texte équilibré. Pourtant, après dix années d’application, la Charte n’a pas permis de répondre à toutes les interrogations, à toutes les attentes de nos concitoyens. Les débats qui perdurent aujourd’hui encore suffisent à le démontrer. Ces craintes trouvent notamment leur source dans la préoccupation de concilier précaution et innovation. Il est vrai que l’ensemble des travaux préparatoires ont, dès l’origine, très clairement indiqué que l’objectif recherché par le constituant n’était pas d’entraver la recherche et l’innovation, bien au contraire.
Lors de l’examen du texte au Sénat, le rapport de la commission des lois, alors présenté par notre collègue Patrice Gélard, à qui je tiens à rendre hommage – le tandem de l’époque se reconstitue au fil du temps §–, était très clair quand il rappelait que le principe de précaution devait conduire les autorités publiques à surpasser le risque potentiel d’une innovation, en procédant à une évaluation technique et scientifique de ces dangers hypothétiques. L’autorité compétente devait alors prendre toutes les mesures, proportionnelles et provisoires – je le souligne – permettant d’aiguiller la recherche vers les procédés les mieux adaptés, eu égard aux connaissances scientifiques. Ainsi, le principe de précaution, « bien loin de ralentir ou de paralyser la recherche », devait au contraire être « un aiguillon et un moteur susceptibles de favoriser l’approfondissement des connaissances ».
Lors de leurs auditions, Bernard Rousseau, alors président de France Nature Environnement, et Olivier Godard, directeur de recherche au CNRS, estimaient à leur tour que ce principe de précaution permettrait en tant que « filtre et accélérateur » d’encourager la recherche et l’innovation.
Pour reprendre les termes du rapport, le principe de précaution n’a donc « aucune vocation à garantir le risque zéro ». Il appelle au contraire à « une prise de risque raisonnable dans un contexte jugé encore incertain ».
Enfin, la jurisprudence pénale et la jurisprudence administrative ont elles-mêmes circonscrit l’application directe du principe de précaution, afin de ne pas inhiber l’action des pouvoirs publics. En effet, conformément à l’interprétation constante du principe de précaution par la jurisprudence administrative, le constituant entendait exclure la responsabilité pénale pour manquement à des obligations de précaution par les autorités publiques.
Comme je l’avais d’ailleurs précisé dans mon rapport pour avis rendu au nom de la commission des affaires économiques, « il résulte des lois du 13 mai 1996 et du 10 juillet 2000 » que la responsabilité pénale « ne pourrait être engagée pour faute de non précaution dans la mesure où, parmi les conditions posées par la loi, figure l’exigence d’une faute caractérisée exposant autrui à un risque qu’on ne pouvait ignorer ». J’ajoutais ensuite : « Le risque incertain est donc exclu. » Quant à la responsabilité administrative, elle était limitée à l’erreur manifeste d’appréciation.
En somme, en appréciant la lettre de la Charte et la jurisprudence, on peut constater clairement que l’interdiction d’un procédé innovant par l’autorité publique doit être subordonnée à l’exigence d’un dommage environnemental potentiel qui serait, le cas échéant, grave et irréversible, mais également que cette limitation provisoire et proportionnelle impose aux autorités publiques de prendre les mesures susceptibles d’informer le public, de prévenir la dégradation de l’environnement et de poursuivre les recherches, afin d’évaluer les risques encourus.
Voilà comment aurait pu être alors appréhendé le principe de précaution. Mais tel n’a pas été le cas, et ce principe a d’ailleurs souvent été dévoyé. En effet, malgré tous les moyens législatifs et jurisprudentiels qui organisent l’application directe du principe de précaution, force est d’admettre que tout dépend en dernier lieu de l’interprétation toute relative qui en est faite par les autorités publiques et les juges saisis dans le cadre du contrôle de légalité. Or, comme le constate dans son rapport la commission pour la libération de la croissance française de 2008, l’article 5 de la Charte de l’environnement « introduit une disposition nouvelle en droit constitutionnel, en faisant référence à un principe de précaution, déjà présent dans le corpus législatif, et dont la portée normative reste incertaine. Cette référence génère des incertitudes juridiques et instaure un contexte préjudiciable à l’innovation et à la croissance, en raison des risques de contentieux en responsabilité à l’encontre des entreprises les plus innovantes [...]. Si le texte constitutionnel entend prévenir la réalisation de dommages nuisibles à la collectivité, sa rédaction très ouverte laisse place à des interprétations potentiellement divergentes, susceptibles de paralyser l’activité économique et celle de l’administration ».
Ce qui est redouté dans cette perspective par l’administration, c’est donc l’obligation reposant sur elle d’agir dès lors que la réalisation du dommage, non définie par la Constitution, est « incertaine en l’état des connaissances scientifiques ». Une telle logique implique que l’administration soit en mesure de suivre l’ensemble des recherches scientifiques et qu’elle puisse, en conséquence, ériger en règle ultime la maxime « Dans le doute, abstiens-toi », conformément à la théorie du risque zéro.
En raisonnant ainsi, mes chers collègues, nous entretenons une forme de démission des politiques, persuadés, pour certains d’entre eux, que seule la Charte pourra nous prémunir contre tous les aspects négatifs de la mondialisation.
Pour toutes ces raisons, beaucoup d’experts avaient alors préconisé, notamment dans le rapport de la commission Innovation 2030, l’adoption d’un principe d’innovation destiné à équilibrer le principe de précaution. J’ai eu l’occasion d’aborder ce point à plusieurs reprises avec Mme Anne Lauvergeon, présidente de cette commission. À défaut, il leur paraissait nécessaire de préciser dans la Constitution que le principe de précaution ne doit pas nuire à la recherche et l’innovation, toutes deux indispensables à la croissance économique de notre pays. C’est dans cet esprit que j’ai voulu présenter cette proposition de loi, pour mettre un terme, enfin, à une ambiguïté qui n’aurait jamais dû perdurer.
Mes chers collègues, le principe de précaution est aussi un principe d’innovation !
Le 8 juillet 2010, nous avions pris connaissance des recommandations formulées par le comité d’évaluation et de contrôle des politiques publiques, qui préconisait la création d’une instance susceptible de procéder aux débats relatifs aux travaux mettant en balance le principe de précaution et de les organiser. Évidemment, la création d’une telle instance paraît toujours être la meilleure des solutions, dès lors qu’elle aurait pour fonction de se concentrer sur cette seule tâche. Cependant, c’est tout autrement que j’ai souhaité traiter cette délicate question attachée au principe de précaution.
En effet, sur la base des différents travaux publiés, qu’il s’agisse du rapport d’information de l’Assemblée nationale de 2010, de l’avis de 2011, du rapport de 2013 du Conseil économique, social et environnemental et des nombreux articles de doctrine ayant abordé cette question, j’ai constaté que nous pouvions mettre en place une politique publique articulée autour de deux orientations, que je considère comme les deux jambes nécessaires à une marche équilibrée : d’une part, mettre fin définitivement à toute ambiguïté quant à l’interprétation du principe de précaution, ce qui paraît urgent ; d’autre part, renforcer l’information du public et de promouvoir l’innovation auprès de nos concitoyens, ce qui semble primordial.
Ma première proposition, qui vise d’abord à rappeler que le principe de précaution est aussi un principe d’innovation, s’inscrit dans la continuité des actions menées en faveur de l’environnement, que notre famille politique n’a eu de cesse de porter, que ce soit au travers de la Charte de l’environnement ou du Grenelle de l’environnement. Le Grenelle avait d’ailleurs été l’occasion de réaffirmer l’importance du lien entre précaution et innovation, comme le Président de la République de l’époque, Nicolas Sarkozy, l’avait d’ailleurs rappelé lors de la clôture des discussions en octobre 2007. Il avait en effet déclaré : « Le principe de précaution n’est pas un principe d’interdiction. C’est un principe de vigilance et de transparence. Il doit donc être interprété comme un principe de responsabilité. »
Quant à Nathalie Kosciusko-Morizet, alors ministre de l’écologie, elle affirmait : « Le principe de précaution n’est pas la négation du progrès, il n’est pas la négation de la science. Il est même tout le contraire, car le doute, qu’il soit méthodique ou hyperbolique, mais aussi l’éthique sont partie intégrante de la démarche scientifique […]. Il constitue à mon sens un exemple d’une vision nouvelle de l’écologie : non plus une écologie de l’objection et de l’obstacle, mais une écologie intégrée aux processus tant politiques qu’économiques ou scientifiques, une écologie qui les accompagne, les fonde en légitimité et leur donne de la viabilité. »
Pourtant, la frilosité des acteurs publics a trop souvent conduit à l’abandon de choix novateurs et de la recherche. J’ai évoqué en introduction la crainte des acteurs publics de voir engager leur responsabilité, mais il convient également d’insister sur la méconnaissance des fondements du principe de précaution, qui avaient pourtant fait l’objet d’un consensus lors de l’adoption de la Charte. Elle explique la réticence des pouvoirs publics.
Voilà ce qui motive la première de mes propositions, qui vise l’article 5 de la Charte. On pourrait dire, se référant aux propos que je viens de tenir, que l’inscription à l’article 5 de la Charte de la mention « le principe de précaution constitue un encouragement au développement de la connaissance, à la promotion de l’innovation et au progrès technologique » est superfétatoire. J’écarte pourtant cette affirmation.
Tout d’abord, il faut reconnaître qu’une chose superfétatoire n’est pas inutile d’un point de vue législatif lorsqu’elle permet de répondre à l’exigence de lisibilité et d’accessibilité de la loi. Or quand les conflits d’interprétation se perpétuent dans le temps, comme c’est le cas ici, il faut bien admettre qu’il devient urgent de trancher.
Ensuite, nous pensons que, en inscrivant une telle précision dans le texte, nous éclairons la méthodologie qui doit encadrer l’étude du risque potentiel par les pouvoirs publics. Ainsi, lorsqu’elle appréhende un risque potentiel, l’autorité publique doit faire en sorte de promouvoir la recherche et l’innovation, afin de limiter ou surpasser les conséquences négatives qui pourraient potentiellement en résulter.
Dans le cadre d’un tel processus, la recherche appellera l’innovation, laquelle, à son tour, lorsqu’elle présentera des risques potentiels, imposera que de nouvelles recherches soient menées. Le seul doute ne pourra en aucun cas fonder un blocage à l’innovation.
À terme, le doute sera ainsi dissipé : soit le risque n’existe pas et, dans ce cas, la limitation fixée par l’autorité publique devra disparaître ; soit le risque existe réellement, et il devra alors être appréhendé autrement, par le régime de la prévention, de la surveillance ou de l’interdiction.
J’en viens au deuxième objet de la proposition de loi : faire changer les mentalités pour remettre l’innovation au cœur de nos préoccupations. Peut-être cette proposition de loi – j’ignore quel sera son avenir, d’abord au sein de notre assemblée, puis au-delà – permettra-t-elle à nos concitoyens de comprendre qu’ils ne doivent pas avoir peur de l’avenir et de la globalisation de notre économie, qui fait et fera partie – chacun ici partagera cette analyse – de notre quotidien.
Très tôt, nous avons compris que l’opinion publique peut avoir une influence importante sur l’arbitrage des acteurs publics. Or celle-ci s’inquiète moins du risque encouru que du fait de savoir s’il existe ou non.
La solution de simplicité pourrait encore être celle du blocage, mais c’est ce que nous voulons éviter. Pour cela, l’information nous paraît constituer un élément central de nos politiques environnementales, d’une part, parce qu’elle participe au renforcement de la vie démocratique et, d’autre part, parce qu’elle peut désamorcer le blocage de principe, rassurer nos concitoyens et même conduire à l’acceptation d’un risque raisonnable.
Ma démarche se trouve donc fondée par la volonté de renforcer le droit à l’information. Je propose à cette fin de modifier l’article 7 de la Charte, en prévoyant, tout d’abord, que l’information du public et l’élaboration des décisions publiques s’appuient sur la diffusion des résultats de la recherche et sur le recours à une expertise pluridisciplinaire, ensuite, que la loi définit les conditions de l’indépendance de l’expertise scientifique et de la publication des résultats.
Toutefois, j’aimerais appeler votre attention sur un dernier point, qui explique l’importance que j’accorde à l’indépendance des expertises. Elle justifie la dernière modification que je préconise et qui concerne l’article 8 de la Charte. Je veux parler du droit absolu à l’information.
Parfois, la volonté d’être informé de nos concitoyens peut suivre un cycle négatif. On veut tout d’abord connaître les risques potentiels, ce qui conduit ensuite à la recherche d’une nouvelle expertise, destinée à s’assurer de la pertinence de la première. Enfin, un nouveau désir d’information de type contestataire discrédite le fondement scientifique de la gestion des risques et débouche sur la stigmatisation d’un procédé innovant. À ce moment-là, l’aspiration à l’information sort du champ de l’étude rationnelle pour aller vers celui de la phobie irrationnelle ou du blocage contestataire.
J’ai donc également voulu nous prémunir contre ces phénomènes. Il s’agit tout d’abord de modifier l’article 7 de la Charte relatif à l’indépendance des expertises, afin d’éviter une remise en question des travaux menés lors de l’examen d’un risque potentiel. La proposition de loi tend ensuite à retoucher l’article 8 de la Charte, pour promouvoir non plus uniquement l’environnement, mais aussi la culture scientifique, ce qui permettrait de mettre fin à une défiance parfois instinctive et déraisonnable sur ces sujets.
Mes chers collègues, le Sénat a toujours eu une culture d’avenir, j’aime à le rappeler, et nous aurions tort de rester au milieu du gué. Il nous faut au contraire continuer l’œuvre que nous avons engagée voilà dix ans et dont nous pouvons être fiers. En effet, au-delà des bonnes intentions et des déclarations-chocs, nous avons permis, pour la première fois, une véritable synergie entre l’action des pouvoirs publics et l’environnement. Pour notre famille politique, c’était un acte fort qui marquait l’universalisme des questions liées à l’environnement, dont finalement aucun parti n’a le monopole. Pour tous ceux qui s’étaient engagés pour faire de ces questions une préoccupation majeure, c’était une victoire sans précédent.
Aujourd’hui, le deuxième acte de ce chantier consiste à envoyer un message aux chercheurs et aux entreprises qui mettent l’innovation au cœur de leur travail, alors même que la France se caractérise en Europe par le faible taux d’investissement de ses entreprises dans le domaine de la recherche.
Enfin, puisque nous visons toujours l’avenir, le troisième acte de ce chantier consistera dans la réconciliation des partisans de la recherche et de l’innovation et de ceux qui militent en faveur de la protection de l’environnement, tous associés dans la croissance. C’est certainement là le cœur de la différence entre écologistes et environnementalistes.
Notre objectif n’est pas d’imposer un principe par rapport à un autre. Il ne s’agit pas de privilégier l’innovation au détriment de l’environnement ni même de créer impérativement un équilibre qui serait de fait rompu au gré des changements politiques. Par ce texte, nous voulons démontrer que ces deux principes, précaution et innovation, peuvent ne faire qu’un. La recherche conduit à l’innovation, l’innovation conduit à la recherche en faveur du développement durable, cette dernière permettant de nouvelles innovations. J’ai la certitude que, par ce cercle vertueux, l’innovation préservera l’environnement et que l’environnement encouragera la recherche. Tel est ce que je crois et ce à quoi je vous invite, très modestement, à croire.
Applaudissements sur les travées de l'UMP, ainsi que sur plusieurs travées de l’UDI-UC et du RDSE.
Monsieur le président, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, nous célébrons aujourd'hui un anniversaire : il y a dix ans, Jean Bizet, Jean-Jacques Hyest et moi-même étions reçus par le président Chirac, qui nous disait tout l’intérêt et toute la passion qu’il vouait à la Charte de l’environnement. Même si certains d’entre nous n’y étaient pas tout à fait favorables, en particulier pour ce qui concernait son préambule, nous l’avons défendue et adoptée.
Aujourd'hui, nous examinons de nouveau une proposition de loi destinée à actualiser un texte adopté voilà quelques années. Selon moi, c’est une bonne méthode pour faire le point sur l’application d’une loi et la jurisprudence qui s’est développée. Je salue donc l’initiative de Jean Bizet et de ses collègues, qui nous permet de débattre d’un texte important, la Charte de l’environnement, en particulier de son article 5, qui met l’accent sur le principe de précaution.
Un précédent me revient toujours à l’esprit quand nous sommes amenés à réfléchir sur de tels principes. La loi Littoral, comme vous le savez, posait le principe de protection du littoral, à égalité avec un autre principe, celui du développement des activités économiques du littoral, notamment l’ostréiculture, la pêche ou le tourisme. Pendant dix-huit ans, les décrets d’application de cette loi n’ont pas été publiés. Par conséquent, nous avons laissé se développer la jurisprudence ; celle-ci a été notoirement excessive, en instaurant des zones de protection allant jusqu’à quinze kilomètres à l’intérieur des terres, et il a fallu que le Conseil d’État, après les cours administratives d’appel, mette le holà pour que le Gouvernement se décide enfin à prendre les décrets attendus depuis dix-huit ans. Dès lors, les deux objectifs fixés par la loi Littoral – la protection de l’environnement et le développement économique – ont pu être conciliés.
Il était donc bon d’évaluer dans quelle mesure le principe de précaution a néanmoins permis le développement de l’innovation et de la recherche. C’est en ce sens que l’initiative de Jean Bizet me paraît intéressante.
La Charte de l’environnement est un texte étonnant : elle énonce peu de droits en faveur des citoyens – deux articles seulement y sont consacrés – et beaucoup d’obligations. Tel est le cas de l’article 5, qui est en général mal interprété, non pas par les tribunaux – j’y reviendrai tout à l’heure –, mais par l’opinion publique. En effet, le principe de précaution est un principe de procédure et non un principe de fond : il énonce des règles que seule l’autorité publique doit respecter ; il ne s’impose pas aux entreprises privées ni aux associations, par exemple.
Le terme même d’« autorité publique » est intéressant, car la jurisprudence des tribunaux ne reconnaît pas aux maires la qualité d’autorités publiques ayant le devoir de respecter le principe de précaution. Cette jurisprudence est importante en ce qui concerne les antennes de téléphonie mobile : elle n’applique pas aux maires le principe de précaution, mais un autre principe, le principe de prévention. En l’occurrence, il s’agit pour les maires de respecter une recommandation de l’Association des maires de France, qui préconise de ne pas installer d’antenne à moins de cent mètres d’une école, d’une maison de retraite ou d’un hôpital.
Nous pouvons donc en tirer une première conclusion intéressante : nous devons étudier la jurisprudence. Indépendamment de la décision récente de la cour d’appel de Colmar contredisant complètement un jugement de première instance – ce qui va nous permettre de connaître la position de la Cour de cassation, puisque le procureur général l’a saisie –, il faut reconnaître que la jurisprudence des tribunaux administratifs et judiciaires est raisonnable. Elle respecte en effet l’esprit de l’article 5 de la Charte en vérifiant qu’un certain nombre de points ont bien été appliqués par l’autorité publique. Les tribunaux français respectent donc parfaitement l’esprit de la Charte, tel qu’il ressort notamment des travaux parlementaires d’il y a dix ans.
Cette jurisprudence va être confortée par celle du Conseil constitutionnel, qui a reconnu la valeur constitutionnelle du préambule de la Charte de l’environnement – ce qui ne veut pas dire qu’il soit d’application directe. On peut également constater que la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne va dans le même sens, pour des litiges qui concernent essentiellement les entreprises ; cette jurisprudence à peu près constante est comparable à la nôtre. Il est intéressant de relever que la Cour européenne des droits de l’homme n’a pas encore été saisie de l’application du principe de précaution, ce qui pourrait à terme se produire, notamment en ce qui concerne la protection de la santé.
En revanche, si l’on étudie ce qui se passe à l’étranger, on s’aperçoit que la France est en avance et qu’elle est allée plus loin que bien d’autres pays. Quelques constitutions mentionnent le principe de précaution, mais s’arrêtent là – tel est le cas des constitutions du Brésil, de l’Inde ou de l’Allemagne, mais l’application du principe n’est pas aussi poussée dans ces pays qu’en France.
Arrivés à ce stade, il était bon que nous nous interrogions sur le bien-fondé de la Charte de l’environnement et de son application. On constate que les choses se passent relativement bien dans notre pays, mais qu’une rupture existe entre la jurisprudence des tribunaux et la volonté du législateur, d’une part, et l’opinion publique, d’autre part. Malheureusement, les autorités publiques, investies du pouvoir de mettre en œuvre ce principe de précaution, ont souvent peur des réactions de l’opinion dans le cas où elles ne respecteraient pas une conception extrêmement étriquée de ce principe. On peut notamment constater que certaines autorités publiques prennent peur, après un débat public par exemple, et, au lieu de prendre les décisions prévues par l’article 5 de la Charte de l’environnement, comme la commande d’études ou la consultation d’experts, arrêtent le processus et paralysent l’initiative et la recherche.
Il était bon, par conséquent, de souligner cette situation, comme l’a fait notre collègue Jean Bizet en déposant sa proposition de loi. Évidemment, sa démarche témoigne d’une forme de naïveté constitutionnelle, si j’ose dire. En effet, vous savez comme moi qu’aucune proposition de loi constitutionnelle n’a abouti depuis 1958.
Cela va de soi, parce qu’une proposition de loi constitutionnelle doit d’abord être adoptée en termes identiques par le Sénat et l’Assemblée nationale, avant d’être soumise à référendum, selon le bon vouloir du Président de la République. Chacun sait les réticences que certains d’entre nous peuvent avoir actuellement à l’égard du référendum ; il n’est donc pas surprenant qu’aucune proposition de loi constitutionnelle n’ait abouti depuis le début de la Ve République.
La proposition de loi qui nous est aujourd’hui présentée va dans le sens non seulement du respect de l’environnement, mais aussi de l’innovation et de la recherche scientifique ; elle est donc bienvenue, parce qu’elle fait le bilan de ce qui a été réalisé depuis dix ans et nous permet de voir que le principe de précaution a pu être adapté au système juridique français. Grâce au texte déposé par Jean Bizet et complété par la commission des lois, nous avons pu mener une réflexion commune de qualité et qui restera.
Applaudissements sur les travées de l’UMP, ainsi que sur plusieurs travées de l’UDI-UC et du RDSE . – M. le président de la commission des lois applaudit également.
Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, je suis heureuse d’être parmi vous ce soir pour discuter de cette proposition de loi visant à apporter des clarifications au principe de précaution que la Charte de l’environnement a porté au niveau constitutionnel.
Il nous faut sortir du débat qui oppose depuis la naissance de ce principe ses partisans à ses détracteurs. Il suffit de voir les débats réguliers autour des organismes génétiquement modifiés, des nanotechnologies, des antennes-relais pour en être persuadé.
Pour ses partisans, le principe de précaution doit permettre de prévenir le risque et d’anticiper les effets potentiellement néfastes de certaines innovations et développements industriels. Pour ses détracteurs, au contraire, le principe de précaution constitue un risque de paralysie de la recherche scientifique, de multiplication des recours judiciaires et de blocage des initiatives économiques et des innovations technologiques, avec comme conséquence possible un décrochage de notre pays.
Si je comprends votre démarche et souscris à l’objectif de ce texte, il me semble néanmoins nécessaire de nuancer la solution proposée.
Je rappellerai tout d’abord que le principe de précaution n’est pas une innovation française. Si la Chine, l’Inde ou le Brésil sont cités dans l’exposé des motifs, il est nécessaire de rappeler que le principe de précaution est déjà énoncé dans un certain nombre d’accords européens et internationaux ratifiés par la France. Bien avant la conférence de Rio sur l’environnement et le développement de 1992, les textes et conventions internationales relatifs au droit de la mer, tels que la convention de Londres de 1990 sur les hydrocarbures ou la convention de Paris de 1992 pour la protection du milieu marin de l’Atlantique du Nord-Est, faisaient déjà référence au principe de précaution.
C’est à Rio que le principe de précaution a été posé comme une référence : « […] l’absence de certitude scientifique absolue ne doit pas servir de prétexte pour remettre à plus tard l’adoption de mesures effectives visant à prévenir la dégradation de l’environnement ». Cette même référence au principe de précaution a ensuite été reprise dans le traité de Maastricht la même année.
Le principe de précaution a été introduit en 1995 dans le droit interne français par la loi relative au renforcement de la protection de l’environnement défendue par Michel Barnier.
Dix ans plus tard, l’article 5 de la Charte de l’environnement a introduit au niveau constitutionnel un principe d’action pour les autorités publiques. Il impose la mise en œuvre de procédures d’évaluation des risques et de mesures de contrôle proportionnées pour parer à la réalisation de dommages graves et irréversibles à l’environnement, même pour des dommages incertains en l’état des connaissances scientifiques.
Ce principe est donc un principe d’action, qui doit amener les autorités publiques à développer la recherche scientifique : sans expertise scientifique rigoureuse et transparente, associant différents milieux disciplinaires, comment en effet évaluer les risques et apprécier le caractère « proportionné » des mesures mises en œuvre au nom du principe de précaution ?
Vous conviendrez que les propositions de modifications que vous portez, mesdames, messieurs les sénateurs, n’apportent rien de nouveau à l’état du droit constitutionnel et ne pourront ainsi constituer la solution du problème. En effet, si le principe de précaution défini à l’article 5 de la Charte de l’environnement est dorénavant bien ancré dans les esprits et dans la réglementation européenne, son caractère constitutionnel accepté, c’est moins son existence que la difficulté des pouvoirs publics à en encadrer la mise en œuvre qui crée des freins à la recherche, à l’innovation et au transfert de ces innovations dans notre économie. Jean-Louis Borloo disait : « L’utilisation inappropriée d’un terme n’appelle pas la suppression du concept ; il s’agit plutôt de revenir à un usage approprié du terme en question. »
Permettez-moi de reprendre les conclusions du rapport rendu en 2010 par les députés Alain Gest et Philippe Tourtelier, qui établissaient un quadruple constat. Tout d’abord, aucun de leurs interlocuteurs n’a proposé de faire marche arrière et de supprimer le principe de la Constitution. Ensuite, ils relèvent « l’extrême confusion » quant au sens même du principe de précaution, « très souvent confondu avec le principe de prévention par les médias, l’opinion publique et même les politiques au plus haut niveau ». Ils soulignent également que le principe de précaution est d’abord invoqué dans le domaine de la santé et de l’urbanisme – je pense aux antennes-relais – beaucoup plus que dans celui de l’environnement, alors que le législateur n’avait pas retenu la santé comme domaine d’application de la Charte de l’environnement. Dernier constat, enfin, des jurisprudences divergentes font ressortir des « insuffisances dans l’énoncé de la loi ».
Il convient donc aujourd’hui de mieux définir les modalités de mise en œuvre de ce principe, de façon à éviter de laisser cette responsabilité à la seule jurisprudence, dont nous venons de voir les contradictions. L’arrêt de la cour d’appel de Versailles du 4 février 2009 en est un exemple type, puisqu’il estimait que l’implantation d’une antenne-relais était source de « trouble anormal de voisinage », non pas en raison d’un risque sanitaire éventuel, mais à cause de « la crainte légitime » que constituait l’impossibilité de garantir au voisinage « l’absence de risque sanitaire généré par l’antenne-relais », en se référant au principe de précaution indépendamment des principes de proportionnalité et d’expertise scientifique.
On voit bien que le cadre d’application du principe de précaution doit être mieux défini, en tenant compte à la fois de la hiérarchisation des risques, de la démocratisation de l’expertise, de sa transparence et de son périmètre d’application.
L’environnement de la prise de décision doit être amélioré. Cela commence par une culture scientifique et technique davantage partagée ainsi que par l’organisation de débats publics ouverts et respectueux de la diversité des points de vue exprimés.
Je souhaiterais m’attarder sur certains de ces points.
Ce devoir impose de se mettre d’accord, en vertu du principe de précaution, sur le cadre légal dans lequel ces recherches doivent avoir lieu ainsi que sur les limites éthiques et environnementales de ces expérimentations. Nous le faisons dans le cadre des lois sur la bioéthique.
Je ne vous rappellerai pas les conditions d’encadrement qui sont imposées, à juste titre, aux chercheurs qui travaillent sur les cellules souches embryonnaires humaines, qu’il s’agisse de conditions scientifiques ou éthiques. J’ai contribué, comme ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche, à passer d’une interdiction de la recherche hors dérogations, qui exposait les recherches autorisées à des recours fondés sur des arguments fallacieux sur le plan scientifique, à une autorisation strictement encadrée. Il ne s’agissait pas de déréglementer les usages de la science. Il ne s’agissait pas non plus de répondre à l’impatience des chercheurs, mais bien de se donner les moyens d’une recherche importante dans un domaine d’avenir et de ne pas priver de résultat bénéfique les patients affectés de cardiopathie grave ou de cécité causée par la dégénérescence maculaire liée à l’âge.
Je signale, au passage, une contradiction entre les votes intervenus à l’époque et la proposition de loi dont nous débattons ce soir.
Les restrictions de la loi, en 2004 comme en 2011, ont de toute évidence freiné les échanges de savoir et la coopération scientifique internationale dans ce domaine. L’impact scientifique de l’interdiction sous dérogation a été évident, et la France est passée en dix ans de la troisième à la cinquième place, puis à la quinzième, en matière de publications scientifiques au niveau international.
Ne laissons pas le principe de précaution freiner la recherche ! Au contraire, faisons en sorte qu’il soit un moteur de la recherche et d’un retour à une « société de la confiance ».
Il n’est probablement pas utile de rappeler dans le détail l’ensemble des recherches qui portent sur la chaîne conduisant de la recherche à l’innovation et de l’innovation à l’analyse de son impact.
Des recherches sont menées, par exemple, sur la réalisation de substances et de matériaux innovants pour l’énergie, la production et la transformation alimentaire. Leur utilisation non maîtrisée peut laisser craindre des effets nocifs sur l’environnement et la santé.
Parallèlement, des recherches sont donc menées sur la notion de risque, sur les stratégies de prévention, qui ne pourraient pas être mises au point si les recherches que j’évoquais étaient interrompues.
Pour que l’investissement majeur de notre pays dans la recherche puisse porter ses fruits en termes d’impact socio-économique, dans le respect et la protection des humains et de l’environnement, il faut permettre aux chercheurs de travailler dans un cadre juridique sécurisé.
Je conviens qu’il est un domaine dont la France s’est dessaisie. Il s’agit de l’analyse coût-bénéfice, qui doit pourtant être la base des textes réglementaires et des argumentations des parties prenantes.
Les interprétations catégoriques du principe de précaution sont l’expression d’un état de la société dans lequel l’analyse risques-bénéfices a été abandonnée, à la fois au plan collectif et au plan des décisions individuelles, au profit d’un rejet massif du risque ou d’une adhésion parfois aveugle au progrès scientifique, quoi qu’il en coûte.
Nous avons donc souhaité, avec la ministre de l’écologie, au sein du Haut Conseil des biotechnologies, étendre les compétences du comité scientifique aux analyses économiques et sociétales, en élargissant et en diversifiant la représentation d’experts de ce comité. Le décret réalisant cet élargissement sera soumis très prochainement au Conseil d’État à cet effet.
Le baromètre IRSN 2012 montre que 31 % des personnes interrogées considèrent que la science et les technologies créent « plus de risques qu’elles n’en suppriment », que 32 % d’entre elles sont « plus ou moins d’accord » et 34 % « pas d’accord » avec cette idée. L’expertise est alors mise à mal, la confiance est déstabilisée.
La recherche est non seulement un moyen d’acquérir de la connaissance, mais également un instrument de support à la décision pour les autorités publiques. L’expertise scientifique prend à ce niveau toute son ampleur et son importance.
Je rappelle que l’expert scientifique ne décide pas : il éclaire sur un problème afin qu’une décision politique puisse être prise en toute connaissance de cause. Cette expertise est certes perfectible, mais elle reste à ce jour le moyen le plus raisonnable d’agir. Agir sans s’appuyer sur l’expertise scientifique porte un nom : l’obscurantisme.
Je tiens, dans ce contexte, à réitérer ma confiance envers les chercheurs, leurs analyses, leurs expertises. La recherche publique doit contribuer de manière décisive à l’expertise scientifique. Nous devons en assurer les conditions.
Le ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche, ainsi qu’il s’appelait alors, avait innové en incitant les organismes, à la suite du Grenelle de l’environnement, à se munir d’une charte de l’expertise scientifique basée sur trois principes : une expertise transparente et encadrée ; une déclaration d’intérêt ; un traitement systématique de l’alerte environnementale et sanitaire pour les établissements signataires. Après une adoption par la majorité des établissements d’enseignement supérieur et de recherche, il est maintenant nécessaire d’inciter à l’échange de bonnes pratiques entre ces acteurs. Il faudrait porter à la connaissance du grand public l’existence de ces pratiques encore trop peu connues.
Il est de notre devoir de fournir des experts scientifiques au meilleur niveau international et de rendre les expertises exemplaires.
Le fonctionnement d’ensemble de chaque agence, comme l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé, l’ANSM, ou l’Institut national de l’environnement industriel et des risques, l’INERIS, doit, lui aussi, pouvoir être transparent. À cet égard, les agences opèrent sous le contrôle de différents corps d’inspection – santé, environnement, ... – et du Parlement ; je pense notamment à l’office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques, l’OPECST. Le Gouvernement, d’une part, et les citoyens, d’autre part, ont donc les moyens de contrôler leur fonctionnement et de le faire progresser en tant que de besoin.
La proposition de loi relative à l’indépendance de l’expertise en matière de santé et d’environnement et à la protection des lanceurs d’alerte, présentée par Marie-Christine Blandin, et adoptée en avril 2013, devrait permettre d’aller dans ce sens.
Mais l’application du principe de précaution est difficile. Elle repose, par définition, sur une situation d’incertitude que le scientifique, seul, n’est pas capable de trancher à un moment donné, en fonction des connaissances dont il dispose. Le débat avec la population, conformément à l’article 7 de la Charte de l’environnement, est alors nécessaire, non seulement pour aboutir à une décision, mais surtout pour que celle-ci soit comprise et acceptée par la société. Ce n’est qu’à ce prix que l’application du principe sera considérée comme satisfaisante.
Les pratiques du débat public inscrites dans la loi ne sont toutefois pas adaptées à l’examen de questions scientifiques complexes. Dans un domaine particulier, la biologie de synthèse, que je connais bien pour avoir rédigé en 2012 un rapport sur le sujet pour l’OPECST, le ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche a mis en place un observatoire, lieu expérimental de débat, dont il conviendra de faire le bilan des travaux dans les mois à venir.
La bonne application du principe de précaution se heurte aussi à une insuffisance de la connaissance scientifique, de l’histoire des sciences et donc de la compréhension des enjeux scientifiques. Pour pallier cette insuffisance, il faudrait développer bien davantage l’action des centres culturels, scientifiques, techniques et industriels, et ce dès le plus jeune âge, afin de donner aux citoyens, par le savoir – je pense notamment au travail exceptionnel réalisé par certaines associations, comme La Main à la pâte, ou à celui des enseignants, lequel sera encouragé par les écoles supérieures du professorat et de l’éducation –, l’évaluation et le dialogue, des outils pour décider en toute connaissance de cause.
La diffusion de la culture scientifique est un enjeu essentiel de la politique que je conduis, car elle est le fondement d’une société démocratique et de la connaissance partagée.
La science appartient à tous, et nous devons créer les conditions pour que toutes et tous puissent s’approprier les principes et les méthodes de la connaissance scientifique, la culture d’innovation et de création, l’audace, l’envie d’entreprendre. Ainsi, 40 millions d’euros sont disponibles pour soutenir les initiatives innovantes en matière de diffusion des cultures scientifiques et techniques dans le programme d’investissements d’avenir.
Avec ma collègue Aurélie Filippetti, qui en assure la cotutelle, nous avons présenté le 30 janvier dernier les grands axes de la réforme de la gouvernance de la médiation culturelle scientifique, technique et industrielle engagée par le Gouvernement. Cette réforme signe le retour d’un État stratège, qui affirme son rôle en définissant une politique nationale en lien étroit avec les opérateurs.
La recherche et l’innovation doivent revenir au premier plan de nos programmes éducatifs, car l’innovation, c’est avant tout un état d’esprit, une culture.
Pour conclure, je dirai que la proposition de loi constitutionnelle ne modifie pas l’état du droit actuel. La modification proposée de la Charte de l’environnement vise à ce que le principe de précaution « constitue un encouragement au développement de la connaissance, à la promotion de l’innovation et au progrès technologique ». Or le principe de précaution, dans son esprit, participe d’ores et déjà de ces dynamiques, et les modalités proposées n’empêchent en rien la jurisprudence.
Il n’en reste pas moins que les critères du principe de précaution sont insuffisamment appréhendés dans la Charte et qu’il conviendrait de mieux les définir et les encadrer, comme je viens de l’exposer. En ce sens, l’amendement déposé par le président de la commission des lois pourrait constituer une première étape.
Je reprendrai de ce fait à mon compte les propos que Robert Badinter, ancien sénateur, avait tenus en 2004 sur la Charte de l’environnement : reconnaître ce principe, au niveau constitutionnel, en se dispensant de l’intervention du législateur, c’est négliger la hiérarchie des normes et ouvrir la voie à un désordre constitutionnel évident.
Je voudrais terminer mon propos en disant que trois écueils me semblent devoir aujourd’hui être évités.
Le premier serait une évolution de la jurisprudence qui n’irait pas dans le sens d’une interprétation du principe de précaution comme étant un principe d’action.
Le deuxième écueil serait une mauvaise perception sociale du risque, qui conduirait à une défiance générale à l’égard de l’innovation, à un immobilisme suscité par la crainte du progrès.
Enfin, le troisième écueil serait l’absence de prise en compte des données scientifiques, qui conduirait à une mauvaise mesure du risque, à une mauvaise appréciation de la proportion des mesures prises pour répondre au risque.
C’est ensemble, nous au Gouvernement, vous au Sénat et à l’Assemblée nationale, en dialoguant avec la société et les chercheurs, que nous devons faire de ce principe de précaution un principe d’action et d’innovation au service d’une société qui soit d’abord, tout en protégeant la planète et ses habitants, une société de progrès.
Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et du groupe écologiste, ainsi que sur certaines travées du RDSE.
Monsieur le président, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, si le principe de précaution devient un dogme, alors il faut le combattre. Certes, il convient d’être prudent, d’être diligent, de ne pas faire n’importe quoi n’importe comment, mais il ne convient jamais d’être dogmatique. Faut-il vraiment pousser encore les administrations de ce pays à ouvrir les parapluies ? Une société peut-elle se développer en cultivant constamment la peur de tout et de toute innovation ?
Alors que, jusqu’à la moitié du XXe siècle, le risque faisait partie du quotidien, nous dérivons vers une société aseptisée où le progrès est souhaité, mais le risque rejeté, ce qui pèse non seulement sur notre compétitivité, mais aussi sur le moral de nos concitoyens et sur la volonté de progrès, lequel devrait être inhérent à toute société humaine.
Le rapport Gallois, qui fut très à l’honneur voilà peu de temps, déplorait une interprétation extensive, voire abusive du principe de précaution : « Fuir le progrès technique parce qu’il présente des risques nous expose à un bien plus grand risque, celui du déclin, par rapport à des sociétés émergentes qui font avec dynamisme le choix du progrès technique et scientifique ».
Mes chers collègues, imaginez Pasteur tentant de mettre en application ses découvertes, qui ont sauvé tant de millions de vies, ou encore la construction de nombre de nos barrages hydroélectriques, avec la déclinaison du principe de précaution que certains préconisent aujourd’hui
Je ne résiste pas au plaisir de citer Jacques Attali, ce qui est pour moi une première à cette tribune.
Et il a beaucoup compté, cher Didier Guillaume, pour le pouvoir socialiste !
M. Attali déclarait donc, le 10 décembre dernier, à propos du principe de précaution, qu’il s’agissait « d’un principe suicidaire que la France est le seul pays du monde à avoir inscrit dans sa Constitution ».
En effet, en 1995, la loi dite « Barnier » introduisait dans notre droit interne le principe de précaution, s’inspirant fortement de la déclaration de Rio.
En 2005, sa consécration au sein du préambule de la Constitution, au même niveau que la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et que les droits fondamentaux prévus dans le préambule de la Constitution de 1946, n’allait, selon nous, pas de soi. D’aucuns, qui avaient voulu cette consécration, s’en mordent peut-être les doigts aujourd’hui ; c’est en tout cas ce que j’ai cru comprendre. Pour ma part, je ne pense pas qu’il s’agissait d’une décision opportune.
Nous le savons, la Charte de l’environnement était globalement acceptée, en dépit de ces quelques déclarations incantatoires. Cependant, sa constitutionnalisation masque les discussions cristallisées autour du principe de précaution, qui soulevaient un grand nombre d’interrogations, puisqu’une lecture extensive aurait pour effet d’entraver la recherche et l’innovation.
Quelle devait être la définition du dommage grave et irréversible ? Quel niveau de risque pourrait être jugé acceptable pour ne pas remettre en cause la responsabilité des décideurs publics ?
Dominique Perben – il y en a pour les deux côtés de l’hémicycle
Sourires .
Il faut le rappeler, le rôle du politique n’est jamais de freiner le progrès. Il lui revient de décider de ce qui peut être jugé comme un risque acceptable, conformément à l’interprétation retenue du principe de précaution, inscrit dans le droit européen depuis le traité de Maastricht, par une communication de la Commission européenne datant du 2 février 2000. Ainsi, une lecture raisonnée de ce principe aboutirait à une maîtrise du risque plutôt qu’à l’interdiction de toute prise de risque.
Reconnaissons-le, le bilan de l’application est pour le moins contrasté. Bien que nous ayons pu constater quelques dérives en première instance, la jurisprudence du Conseil constitutionnel, de la Cour de cassation et surtout du Conseil d’État est stable et en général prudente. Comme l’a justement rappelé Patrice Gélard dans son rapport, elle n’a pas conduit à une application extensive du principe. Les dérives ont notamment pu être évitées grâce à la nécessité d’évaluer le risque préalablement et au caractère provisoire et proportionné requis par la Charte. En effet, le risque étant méconnu, toute interdiction ne peut revêtir qu’un caractère temporaire en l’attente de nouvelles données scientifiques.
Certes, y compris avant 2005, nous pouvons regretter le développement de ce contentieux, qui peut se révéler dissuasif en soi. Dans le cadre des organismes génétiquement modifiés par exemple, si les arrêtés d’interdiction ont été annulés par le Conseil d’État, la prise de position des pouvoirs publics a frappé la recherche française dans ce domaine. Pourtant, ces décisions sont établies sur le fondement du droit européen.
La nature du problème n’est donc pas juridique. C’est la communication faite autour de ce principe qui engendre aversion du risque et lecture erronée. La présente proposition de loi constitutionnelle permet de tempérer la rédaction de notre Constitution pour que ces fausses interprétations cessent d’instiller une peur irrationnelle chez nos concitoyens. Elle a pour avantage d’instaurer un climat de confiance nécessaire pour donner de la visibilité à la recherche et à l’industrie. Cela passe également par le renforcement des moyens de la recherche publique, propice à l’indépendance de l’expertise dont nous avons de plus en plus besoin.
Mes chers collègues, notre pays a accueilli longtemps de nombreux experts – maintenant, il les fait plutôt partir –, sans lesquels notre société n’aurait pu se développer.
Comme Gaston Bachelard, je conclurai que « c’est en termes d’obstacles qu’il faut poser le problème de la connaissance scientifique ». Seul cet état d’esprit nous permettra de les dépasser et d’éviter toute régression du savoir et, plus encore, d’accompagner le progrès scientifique et l’innovation auxquels, nous, nous croyons toujours.
Applaudissements sur les travées du RDSE et de l'UMP, ainsi que sur plusieurs travées du groupe socialiste.
Monsieur le président, madame la secrétaire d’État, chers collègues, voilà presque dix ans que nous avons examiné le projet de loi constitutionnelle relatif à la Charte de l’environnement. Cette Charte était le fruit de quatre ans de travail de la commission Yves Coppens.
Ce projet, je l’avais soutenu au Sénat, puis au Parlement réuni en Congrès, pour son message solennel – oui, l’avenir de l’humanité dépend du bon état des écosystèmes ! –, mais aussi pour la précaution qui s’imposerait à ceux qui veulent mettre tout et n’importe quoi sur le marché.
Présenté par une droite réticente, …
… initialement boudé par une gauche qui n’était pas dupe, critiqué par les députés écologistes parce que n’y figuraient pas les atteintes à la santé, commenté n’importe comment, diabolisé par une minorité de scientistes autistes, le principe de précaution a finalement trouvé sa juste place. La raison l’a emporté.
Certes, certains ont entretenu la confusion sur son champ d’application. Je pense à Roselyne Bachelot évoquant le « principe de précaution » contre un virus, pour engager 1 milliard d’euros d’argent public lors de la pandémie grippale. Ce n’était pas le sujet.
Aujourd’hui, monsieur Bizet, vous nous proposez de brouiller à nouveau les cartes et de revenir sur le texte de cette Charte, au motif qu’il serait mal compris et tendrait à devenir un principe d’inaction. Bien au contraire, vous l’avez vous-même commenté, par une prise en compte précoce des risques, il questionne, il interroge, il crée des obstacles, comme dit M. Mézard, et oblige à chercher des réponses.
Vouloir faire passer le principe de précaution comme un « frein aux activités de recherche et au développement économique » est un message très partial, éclairé par des finalités contestables. Ou bien s’agit-il de balayer les derniers obstacles au dumping environnemental du projet de traité transatlantique ?
C’est l’absence de principe de précaution qui a forgé l’inaction face à l’hormone de croissance, aux rejets de PCB dans les fleuves ou à l’amiante. Alors que la maladie mortelle était diagnostiquée, les bonnes décisions face au faisceau de signaux convergents et à la gravité du risque encouru n’ont pas été prises, différées par un Comité permanent amiante, au fil du temps transformé en club de lobbyistes.
Un seul point nous accorde vraiment, la nécessité d’un meilleur partage de la culture scientifique, car l’ignorance et l’obscurantisme aliènent. Tout le monde est d’accord, mais les budgets sont ridicules !
L’écologie est la première à avoir besoin d’innovations pour inventer des alternatives technologiques respectueuses de l’environnement : photovoltaïque performant, bioremédiation, stockage de l’énergie, meilleur rendement du transport de l’électricité. Ces innovations, ce n’est pas le principe de précaution qui les bloque, c’est le manque d’argent, le manque de volonté politique et des inféodations aux vieilles technologies comme le diesel. Vous parlez d’innovation, mais vos intentions sont ailleurs...
Pour vous, la perspective de progrès se fonde davantage sur une compétitivité dont les bénéfices ne doivent pas être entravés par la protection de l’environnement et des humains. Votre ambition est de réduire la portée de la jurisprudence pour permettre le développement des OGM, chers à votre cœur, les extractions d’huiles et de gaz de schiste...
Qu’importe le sabotage du sous-sol, l’hypothèque des nappes phréatiques, si X ou Y peut encore, avec votre soutien, s’enrichir en compromettant l’avenir de tous.
Depuis dix ans, le juge applique le principe sans en faire un combat idéologique. Aux termes du rapport, les juridictions françaises font du principe de précaution « une application mesurée, circonscrite et raisonnable ».
Je pense très sincèrement que cette proposition de loi constitutionnelle n’est pas opportune. Elle est assurément un message et donne des gages à vos amis de la chimie ou de l’agroalimentaire, mais elle est sans issue. Si elle venait à être adoptée par les deux assemblées, croyez-vous que votre loi serait soumise à référendum ?
Les écologistes estiment que le principe de précaution ne doit être considéré que comme un élément moteur d’une innovation au service de l’homme et des générations futures et de la protection de l’environnement. L’atteinte à la compétitivité, la vraie, celle qui se fonde sur l’intelligence et la performance sans dégâts collatéraux, n’est pas un argument recevable.
Pour ces raisons, les sénatrices et sénateurs écologistes s’opposeront à toute modification de la Charte de l’environnement.
Applaudissements sur les travées du groupe CRC.
Monsieur le président, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, permettez-moi de saluer la constance de l’auteur de la proposition de loi constitutionnelle, Jean Bizet, même si nos positions divergent souvent.
Sourires.
Je souhaite m’adresser à ceux, très nombreux dans cet hémicycle, qui ont voté pour le principe de précaution.
Tous les orateurs l’ont souligné, le débat que nous avons ce soir est nécessaire. Notre pays est-il confronté à un « précautionnisme » excessif qui contraindrait la recherche et l’innovation ? À l’évidence, oui ! Plusieurs exemples le confirment : destruction des parcelles de recherche sur les OGM, obstruction du débat sur les nanotechnologies – souvenons-nous de cet épisode –, détournement des études sur les ondes. Sur bien des sujets, cette instrumentalisation très politique a donc été un frein. C’est d’autant plus dommage que nous souhaitons prouver que l’écologie est un facteur d’innovation.
Le principe de précaution tel qu’il est inscrit dans la Constitution explique-t-il cet esprit frileux ?
Le rapport que vient de présenter avec brio Patrice Gélard montre l’inverse : les juges font de ce principe une application « mesurée, circonscrite et raisonnable ». La consultation qui a été menée pour la modernisation du droit de l’environnement conclut également à l’inverse. Sur les 700 contributions, dont un tiers émane des acteurs économiques, aucune n’a demandé la modification ou la suppression du principe de précaution. En revanche, la complexité, la contradiction et la rigidité du droit de l’environnement ont été évoquées. Le vrai sujet, c’est la crainte non pas du principe de précaution, mais du principe de responsabilité, c’est la judiciarisation excessive, parfois, de la société.
Même si la proposition de loi constitutionnelle n’est pas a priori nécessaire – c’est d’ailleurs un peu la conclusion de la commission –, permettra-t-elle de revivifier l’esprit d’innovation ?
Plusieurs points me posent problème.
Je comprends mal la nécessité de préciser que les mesures prises au titre du principe de précaution doivent avoir un coût économiquement acceptable. Cette exigence est inscrite dans le principe de proportionnalité. On comprend mal que ce principe prévale sur d’autres principes, comme la sécurité.
Je comprends mal également la nouvelle rédaction de l’article 5, qui ajoute l’obligation pour les autorités publiques de veiller au développement de la culture scientifique, de l’innovation et du progrès. Cette exigence est au cœur du principe de précaution.
Je crains que notre Constitution, qui est déjà un peu bavarde, ne le devienne plus encore si l’on ajoute ces précisions. N’oublions pas que l’article 5, tel qu’il était rédigé à l’époque, ne prévoyait qu’un principe de procédure qui renvoyait au législateur le soin d’appliquer, de définir et de préciser le principe de précaution. C’est pourquoi, monsieur Sueur, l’amendement que vous avez déposé – j’ignore si vous allez le soutenir – a du sens.
La modification de l’article 7 me pose véritablement problème. À l’origine, j’étais plutôt favorable à la nouvelle rédaction. Cependant, après avoir consulté des juristes, j’ai pris conscience que chaque mot serait source de contentieux et risquerait même d’avoir un effet contre-productif. Il est en effet demandé que, pour chaque décision, individuelle ou réglementaire, les études soient publiées, qu’elles soient indépendantes et contradictoires. Pour chacune de ces trois exigences, il faut s’attendre à quatre pages de mémoire en contentieux, plus ou moins bienveillantes bien évidemment. J’imagine le nombre de recours possibles sur un projet d’implantation d’antenne-relai qui pourraient être fondés sur chacun de ces termes.
En revanche, je suis d’accord pour reconnaître que la question de la formation constitue un véritable enjeu.
En conclusion, je peux dire que je suis très favorable à des évolutions législatives pour que l’écologie soit un facteur d’innovation et non de régression, en cas d’instrumentalisation, bien entendu, car il n’est pas du tout dans mes intentions d’affirmer que l’écologie est facteur de régression. Par la lourdeur de nos procédures, par notre esprit encore trop tourné vers des principes du XXe siècle et non du XXIe siècle, nous sommes en train de louper certaines marches de l’innovation, tout particulièrement dans le domaine de l’écologie.
Ainsi, alors que nous étions premiers sur les hydroliennes, le Canada va nous dépasser. De même, nous loupons la marche pour le véhicule électrique, à propos duquel nous avons tiré la sonnette d’alarme tout à l’heure en commission, comme nous l’avons loupé sur le solaire ou les éoliennes, qui sont pourtant des secteurs d’exportation majeurs aujourd’hui.
Sur le fond, pourquoi devrions-nous donner le sentiment, en tout cas à l’extérieur de nos enceintes parlementaires, que nous renions en partie ce qui avait été voté à l’époque sur le principe de précaution ? Ne nous méprenons pas : malgré l’intention de l’auteur de la proposition de loi constitutionnelle de redonner du poids au principe d’innovation, les médias risquent, au terme d’une lecture extrêmement biaisée de nos débats, d’en conclure que nous revenons sur le principe de précaution.
Pourtant, ce qui était vrai en 2004 l’est toujours plus aujourd’hui : jamais une génération entière n’a ainsi été exposée, partout dans le monde, aux mêmes produits. En cas d’alerte sur un produit, c’est toute une génération qui sera touchée. Nous devons donc être très vigilants. De même, jamais les alertes sur la disponibilité des ressources halieutiques ou sur les événements climatiques – je vous renvoie aux dernières conclusions des météorologues – n’ont été aussi nombreuses.
Il est vrai que notre génération profite d’un niveau de vie jamais égalé par les générations précédentes. Mais c’est peut-être la première fois qu’on risque de le faire au détriment de la génération future. Nous devrions donc avoir deux débats : l’un sur le rôle du Sénat en tant que garant du long terme, l’autre sur le principe d’innovation, qui mériterait en lui-même un débat autonome, pour ne pas donner le sentiment qu’on l’oppose au principe de précaution.
Applaudissements sur les travées de l'UDI-UC, ainsi que sur plusieurs travées de l'UMP . – M. le président de la commission des lois et Mme Marie-Christine Blandin applaudissent également.
Monsieur le président, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, « en cas de risque de dommages graves ou irréversibles, l’absence de certitude scientifique absolue ne doit pas servir de prétexte pour remettre à plus tard l’adoption de mesures effectives visant à prévenir la dégradation de l’environnement ». Ce sont les termes fondateurs du principe de précaution, posé dans le principe 15 de la déclaration de Rio de 1992, traduite en droit interne au travers de la loi Barnier de 1995.
En 2005, la Charte de l’environnement a fait un pas supplémentaire, en intégrant le principe de précaution au bloc de constitutionnalité. Pourtant, presque dix ans après, ce principe fait encore largement débat, comme en témoigne cette proposition de loi constitutionnelle.
Je voudrais d’abord revenir, loin des caricatures qui ont pu être faites du principe de précaution, sur ses conditions d’application concrète. Ce principe n’est ni général ni absolu. Il est, de plus, largement encadré.
Pour que le principe de précaution puisse être invoqué, il faut non seulement que le risque de dommages soit grave, mais également qu’il soit irréversible – je ne l’ai pas assez entendu dans ce débat ! En outre, il est nécessaire que les hypothèses de risque soient suffisantes, comme les jurisprudences de la Cour de justice de l’Union européenne et du Conseil d’État l’ont établi. Ainsi, il est « défendu aux autorités d’adopter une approche purement hypothétique du risque et d’orienter leurs décisions à un niveau de risque zéro ».
Ainsi que le spécifie l’article 5 de la Charte de l’environnement, la décision doit également être révisable, à l’aune de l’évolution des connaissances, et elle doit être proportionnée. Tous ces mots ont un sens, et leur application est lourde de conséquences. L’article L. 110-1 du code de l’environnement a également inséré le concept de « coût économiquement acceptable ». Autant d’éléments qui nous conduisent à penser que ce principe est aujourd’hui suffisamment encadré et précisé au niveau constitutionnel. Nous pourrions même dire qu’il est tellement encadré qu’il a été appliqué avec la plus grande parcimonie.
Pourtant, nombre d’économistes et de politiques – je souhaite moi aussi rendre hommage à la constance de Jean Bizet – voudraient le remettre en cause en lui reprochant de constituer un frein à la recherche et au développement économique, bref à la sacro-sainte compétitivité économique. Ils tentent alors de lui adjoindre le principe d’innovation, sous-entendant ainsi que ces deux principes seraient antinomiques, voire contradictoires.
Or le principe de précaution est par essence un principe d’innovation. En effet, le principe de précaution a pour corollaire celui du renforcement de la recherche scientifique, afin d’évaluer précisément les risques et, par conséquent, de faire évoluer les technologies. Comme l’a dénoncé le comité de la prévention et de la précaution, « il est spécieux de discerner une machination anti-science dans un principe qui, tout au contraire, vise à redoubler l’effort de recherche ». Cela supposerait d’ailleurs de renforcer l’indépendance des chercheurs, en travaillant à lutter contre les conflits d’intérêts, à augmenter les bourses des doctorants et les crédits des laboratoires et des instituts de veille sanitaire.
Nous nous inscrivons donc en faux avec la vision portée par la proposition de loi constitutionnelle, qui ferait du principe de précaution un principe d’inaction. Il n’y a pas d’un côté les modernes et de l’autre les archaïques, les pro-sciences et les obscurantistes ! D’ailleurs, si l’on cherche bien les archaïsmes, ils sont plutôt à trouver du côté de ceux qui veulent opposer systématiquement considérations environnementales et économiques, alors même que ces considérations doivent aujourd’hui, au regard des déréglementations environnementales liées à l’activité humaine, être appréhendées dans un même mouvement. Il est vrai que les résistances du monde économique libéral sont fortes…
Anne Lauvergeon a récemment déclaré qu’il « faut instaurer un principe d’innovation, fondé sur l’acceptation du risque et reconnaissant davantage le droit à l’échec ». Ne mélangeons pas tout ! Cela n’a rien à voir avec le droit à l’échec. L’institut économique Molinari, think tank libéral implanté à Bruxelles, est plus clair encore en indiquant que « le principe de précaution contrevient à des intérêts économiques ». Voilà un bel a priori ! Toujours selon cet institut, le principe de précaution « sert aussi à justifier de nombreuses interventions de l’État dans l’économie. Il comprend notamment une insécurité juridique accrue pour l’économie et l’innovation dans le marché. »
On voit bien que, derrière ces déclarations, ce qui est fondamentalement reproché au principe de précaution, c’est le symbole qu’il porte d’affirmation de la capacité du politique à intervenir pour réguler l’économie. Cela est fondamentalement jugé par les marchés comme une intervention indue des pouvoirs publics, parce que, par principe, ils refusent toute entrave.
Par ailleurs, à l’époque de la discussion sur la Charte de l’environnement, le président du MEDEF faisait déjà part de ses inquiétudes a priori, arguant d’un retard de la France, de menaces pour la compétitivité, de coûts inacceptables, de pertes de parts de marché… C’est toujours la même chose !
Ces propos traduisaient au fond très simplement la pensée du patronat, qui veut regarder les préoccupations écologiques, et bien sûr sociales, comme autant d’atteintes à la profitabilité des entreprises. On comprend d’ailleurs très précisément l’intérêt de la discussion de cette proposition de loi constitutionnelle et de cette nouvelle offensive, alors même que la question de l’exploitation des gaz et huiles de schiste revient dans le débat public, par exemple.
Sur le fond, nous pensons qu’il ne faut pas se focaliser sur le seul principe de précaution, qui ne permet pas de répondre aux causes profondes de la dégradation accélérée de notre environnement.
On sait qu’il faut conduire une croissance compatible avec un développement durable. Mais cela nécessite de raisonner et d’investir à long terme, en développant la responsabilité sociale et environnementale des entreprises.
L’économie est aujourd’hui gangrenée par la finance, qui ne mesure que le rendement à court terme et le rendement annuel, voire trimestriel de l’action.
Le rendement des actions ne se mesure pas par trimestre ? Osez dire le contraire, monsieur Sido !
C’est à cela qu’il faut s’attaquer pour favoriser un développement compatible avec la vie. Alors, si l’innovation scientifique et technologique est absolument nécessaire, l’urgence réside aussi dans une innovation politique et démocratique.
Je noterai pour finir que la proposition de loi constitutionnelle revient également, de manière extrêmement pernicieuse, sur la notion d’expérimentation. En effet, telle qu’elle est rédigée, la refonte de l’article 7 laisse planer un doute entre « expertise » et « expérimentation ». Or l’expérimentation peut aussi être source de dommages graves et irréversibles pour l’environnement. C’est le cas d’ailleurs pour ce qui concerne les gaz et huiles de schiste, de même que pour les OGM. Soyons prudents ! Insérer ce concept nouveau dans la Charte de l’environnement créerait de sérieuses difficultés.
Pour toutes ces raisons, nous voterons contre la proposition de loi constitutionnelle.
Applaudissements sur les travées du groupe CRC et du groupe écologiste.
Monsieur le président, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, le débat sur la proposition de loi constitutionnelle visant à modifier la Charte de l’environnement pour exprimer plus clairement que le principe de précaution est aussi un principe d’innovation intervient dans un contexte médiatique relativement passionnel, faisant suite à l’arrêt de la cour d’appel de Colmar du 14 mai dernier, qui a relaxé cinquante-quatre personnes accusées d’avoir détruit volontairement, en 2010, une parcelle expérimentale de soixante-dix porte-greffes de vigne génétiquement modifiés, exploitée par l’INRA.
Dans ces circonstances, il est essentiel de faire preuve de rigueur juridique et de mesure politique pour que le débat sur un sujet aussi important que le principe de précaution soit le plus serein possible. C’est dans cet esprit que je souhaite vous faire part de mes interrogations concernant cette proposition de loi constitutionnelle. Elles sont au nombre de trois.
La première porte sur la méthode. Il est proposé de procéder à une réécriture substantielle de la Charte de l’environnement, en particulier de son article 5 relatif au principe de précaution. Or la Charte de l’environnement, adoptée par le Parlement réuni en Congrès le 28 février 2005, a donné lieu à quatre années de travaux, menés notamment par des comités scientifiques, avec la consultation de près de 14 000 acteurs régionaux. Sur la forme, le choix d’une proposition de loi constitutionnelle pour modifier la Charte de l’environnement traduit un certain empressement, alors que l’aménagement du principe de précaution mériterait le temps d’une plus large concertation.
Ma deuxième interrogation tient à l’analyse qui est faite du principe de précaution dans l’exposé des motifs de la proposition de loi constitutionnelle. En effet, ce principe est présenté, au mieux, comme la source d’une inaction, au pire, comme un empêchement à agir.
L’auteur du texte souhaite exprimer plus clairement le principe de précaution par l’introduction d’un principe d’innovation. Cette approche laisse entendre, d’une part, que le principe de précaution serait mal défini et qu’il donnerait lieu à des interprétations restrictives de la part des juges et, d’autre part, que, dans les faits, il constituerait une contrainte et même un empêchement à l’exercice de la recherche scientifique et au développement économique.
Concernant la définition du principe de précaution, le rapporteur du texte, Patrice Gélard, a pourtant souligné que « les personnes entendues […] ont toutes estimé que les juges saisis de contentieux s’appuyant sur le principe de précaution en faisaient une application mesurée, circonscrite et raisonnable ». Même si des améliorations sont toujours possibles, on peut donc se poser la question de savoir pourquoi il serait nécessaire de définir encore plus clairement, et surtout à la hâte, le principe de précaution.
En outre, le rapport souligne bien que le principe de précaution n’est « pas une règle de fond interdisant d’agir dès qu’un risque existe, même de façon hypothétique ». Cela démontre bien une certaine modération dans l’application du principe de précaution, car, comme le souligne Patrice Gélard, « le juge se [limite] à contrôler, sur le fondement de l’erreur manifeste d’appréciation, les mesures qui doivent être prises par l’administration pour parer à la réalisation » des risques éventuels. Le principe de précaution est donc avant tout un principe procédural, encadrant l’exercice des pouvoirs de l’administration, qui ne juge pas de l’opportunité d’une innovation ou d’une recherche.
Ainsi, l’arrêt de la cour d’appel de Colmar s’inscrit bien dans la logique de la jurisprudence actuelle, puisque celle-ci a estimé que l’arrêté ministériel qui avait autorisé l’expérimentation de l’INRA était illégal, en raison d’une erreur manifeste d’appréciation sur les risques inhérents à une culture d’organismes génétiquement modifiés en plein champ, sans mesures de confinement. La cour d’appel n’a donc pas sanctionné le fait de réaliser des recherches sur les OGM, ni même le fait de ne pas avoir pris les précautions suffisantes pour les réaliser, mais l’absence de données scientifiques nécessaires au dossier d’autorisation de dissémination volontaire dans l’environnement demandé par la directive européenne du 12 mars 2001.
Quant à l’affirmation selon laquelle le principe de précaution constituerait un empêchement à l’exercice de la recherche scientifique et à l’innovation, elle est difficilement évaluable.
D’abord, la jurisprudence portant sur le principe de précaution reste relativement rare pour avoir un réel impact dans le quotidien des chercheurs et des entreprises.
Ensuite, si le principe de précaution constituait une importante contrainte économique et scientifique, le volume des brevets déposés, élément essentiel en matière d’innovation, devrait s’en ressentir. Or, selon l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle, l’OMPI, en 2013, la France a déposé 7 844 brevets, contre 6 256 en 2006, et ce malgré la crise économique et l’affaiblissement de son secteur industriel.
Enfin, le principe de précaution ne paraît nullement nuire à la compétitivité de la France par rapport à celle des autres pays. En effet, comme le rappelait Christine Noiville, directrice de recherche au CNRS, lors de son audition par l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques, en 2009, la Cour de justice de l’Union européenne et l’Organisation mondiale du commerce sont rentrées dans « une dynamique d’homogénéisation de la jurisprudence » du principe de précaution.
Cela me conduit à une troisième interrogation sur les raisons ayant motivé le dépôt de cette proposition de loi constitutionnelle.
Sur la forme, la proposition de loi constitutionnelle a été déposée le 3 décembre 2013, soit deux mois après la décision du 1er octobre 2013 du Conseil constitutionnel, saisi par le Conseil d’État d’une question prioritaire de constitutionnalité, par une société, à propos des articles 1er et 3 de la loi du 13 juillet 2011 visant à interdire l’exploration et l’exploitation des mines d’hydrocarbures liquides ou gazeux par fracturation hydraulique et à abroger les permis exclusifs de recherche comportant des projets ayant recours à cette technique.
Sur le fond, l’argumentaire présenté à l’appui de la proposition de loi constitutionnelle est relativement proche des griefs soulevés contre l’abrogation des permis exclusifs de recherche devant le Conseil constitutionnel. En effet, les requérants avaient mis en avant le fait que la loi du 13 juillet 2011 méconnaissait l’article 6 de la Charte de l’environnement, qui impose la conciliation entre la protection et la mise en valeur de l’environnement, d'autre part, et le développement économique, d'autre part. Le Conseil constitutionnel a jugé que l’article 6 n’instituait pas un droit ou une liberté que la Constitution devait garantir.
L’auteur de cette proposition de loi constitutionnelle espère-t-il que cette conciliation, sous une nouvelle forme, c’est-à-dire entre principe de précaution et principe d’innovation, pourrait instituer un droit ou une liberté garantie par la Constitution, ouvrant ainsi la voie à un revirement de jurisprudence du Conseil constitutionnel s’agissant des OGM et des huiles et gaz de schistes ?
Certes, j’entends bien l’argumentaire sur la « nécessité » d’aménager les conditions d’application du principe de précaution pour favoriser l’innovation, mais un tel aménagement doit être entrepris après une large concertation de l’ensemble des acteurs du territoire. Il serait peu judicieux, à mon sens, de prendre position sur ce texte dans le contexte médiatique actuel, exacerbé par une décision de justice d’appel commentée hâtivement, et sans prendre le temps d’effectuer un travail approfondi sur une proposition de loi soulevant tant d’interrogations.
Exclamations sur les travées de l'UMP.
M’exprimant à titre personnel, et non pour le groupe socialiste, j’indique que je suis favorable à l’amendement de Jean-Pierre Sueur, qui tend à renvoyer les conditions d’application du principe de précaution à une loi organique.
En revanche, je suis défavorable à l’amendement d’Yves Détraigne, qui vise à maintenir la proposition de loi Bizet, en renvoyant à une loi ordinaire le soin de définir les conditions d’application du principe de précaution incluant un principe d’innovation et non les conditions d’application du seul principe de précaution.
Je demeure attaché au principe de précaution, car, comme le soulignait Jean Jaurès : « Les progrès de l’humanité se mesurent aux concessions que la folie des sages fait à la sagesse des fous. »
Monsieur le président, madame la secrétaire d’État, monsieur le président de la commission des lois, monsieur le rapporteur, mes chers collègues, j’ai cosigné cette proposition de loi constitutionnelle.
Le principe d’innovation, auquel il s’agit de donner une portée constitutionnelle, permettrait en effet de tempérer et de prévenir des interprétations excessives, et même erronées, du principe de précaution. Cependant, il ne s’agit pas de remettre en cause ce principe.
Si le principe de précaution est au cœur de la problématique du développement durable, cet instrument juridique encore nouveau, mais déjà incontournable, doit être manié avec discernement et prudence. Il ne doit pas servir de caution à des approches passéistes, immobilistes ou obscurantistes, en faisant de l’irrationalité et de la peur les nouvelles vertus cardinales de l’action publique et de l’écologie.
Chacun ne le sait que trop, il est plus facile d’inquiéter que de rassurer. Le principe de précaution doit être mis en œuvre avec objectivité, en évitant de lui donner une portée qu’il n’a pas et de l’instrumentaliser à tout propos. Il renferme aussi une exigence de recherche et d’expertise, d’ailleurs réaffirmée par l’article 9 de la Charte. Il ne saurait être hâtivement traduit par une sorte d’impératif d’interdiction systématique de tout ce qui n’est pas conforme à l’utopie du risque zéro.
La Charte de l’environnement est un progrès majeur de notre ordre juridique. Voulue par le Président de la République Jacques Chirac, qui en avait pris l’engagement devant les Français lors de la campagne de l’élection présidentielle de 2002, elle établit les fondements constitutionnels d’une écologie humaniste. Elle est aussi à l’origine du Grenelle de l’environnement.
L’adossement de ce texte à la Constitution, formule nouvelle et originale, et son adoption par le Congrès dans les formes prévues par l’article 89 de la Constitution lui donnent la même valeur juridique que la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 et le Préambule de la constitution de 1946. Ainsi, la protection de nos droits fondamentaux repose désormais sur trois piliers : les droits individuels, les droits économiques et sociaux, les droits environnementaux.
La Charte de l’environnement proclame avec force, quoique dans une langue qui n’est plus celle de Mirabeau, que « les choix destinés à répondre aux besoins du présent ne doivent pas compromettre la capacité des générations futures et des autres peuples à satisfaire leurs propres besoins ».
Certains y ont vu une forme de désarmement unilatéral dans la compétition économique. Pourtant, nul ne conteste aujourd’hui, notamment au travers des effets de plus en plus tangibles du réchauffement climatique, que l’humanité doit inventer de nouveaux modes de développement pour assurer son avenir.
Que la France fasse partie des nations pionnières ne doit pas choquer ceux qui croient en sa mission historique pour l’affirmation et l’approfondissement des droits universels. Du reste, dans le domaine de l’environnement, notre pays est aussi redevable de l’œuvre accomplie par la communauté internationale depuis l’adoption de la Déclaration de Rio en 1992, ainsi que des principes forgés au sein de l’Union européenne, qui ont débouché sur l’article 174 du Traité.
La Charte doit donc être défendue, et non pas fragilisée. Et j’ai le sentiment, au fond, qu’elle sera mieux défendue si elle peut être complétée par la proposition de loi dont nous débattons.
S’agissant en particulier du principe de précaution, celui-ci n’a pas attendu la Charte de l’environnement pour faire partie du droit positif français, tant en application du régime juridique propre à l’incorporation du droit communautaire dans le droit français qu’en vertu du principe selon lequel les traités, parmi lesquels, bien sûr, les traités relatifs à l’environnement, ont une valeur supérieure à celle des lois. Ce principe est également pris en compte par la loi Barnier de 1995.
Dès avant la Charte de l’environnement, l’ensemble des juridictions françaises de l’ordre judiciaire et de l’ordre administratif avait donc déjà à faire respecter le principe de précaution. La portée constitutionnelle donnée par la Charte à ce principe est d’ailleurs plus étroite qu’on le croit souvent.
Tout d’abord, cela a été dit, l’article 5 ne crée d’obligation que pour les autorités publiques, dans la limite de leurs attributions, et non pour les personnes privées, qu’il s’agisse de personnes physiques ou d’entreprises. Ensuite, il ne vise que des dommages dont la nature reste incertaine, mais qui, s’ils se réalisaient, auraient pour l’environnement des conséquences dramatiques, qualifiées dans le texte de « graves et irréversibles ». Enfin, il n’impose rien de plus que des mesures « provisoires et proportionnées afin de parer à la réalisation du dommage ». Cela ne postule pas l’interdit de la prise de risque ; cela pose simplement l’exigence que des mesures de précaution appropriées soient prises.
Dans ces conditions, il est clair que le principe de précaution ne saurait ni exonérer de leur responsabilité pénale ceux qui détruisent des installations de recherche ni imposer l’interdiction systématique des cultures d’OGM, de l’exploitation du gaz de schiste, ou de la production d’électricité nucléaire. De telles mesures relèvent de choix politiques, que l’on peut soutenir ou combattre – je les combats !–, mais ne résultent pas d’une obligation juridique relevant du principe de précaution.
La proposition de loi constitutionnelle de notre collègue Jean Bizet ne retire rien à l’article 5 de la Charte, qui fait référence au principe de précaution. Elle se borne à le compléter. L’interprétation de ce principe devrait dorénavant tenir compte d’un nouveau principe constitutionnel, le principe d’innovation. C’est une explicitation, car le principe de précaution, dans son acception la plus rigoureuse, implique nécessairement que la recherche soit stimulée pour apporter des solutions à des risques dont l’éventualité est identifiée.
L’histoire de l’homme, celle des sociétés humaines, s’inscrit depuis toujours dans une tension dynamique, positive, féconde, entre les risques et les progrès induits par l’extension continue du champ des connaissances. Jusqu’à nos jours, l’homme a su se doter des instruments permettant de surmonter les dangers nés de ses propres découvertes. Sa faute est de n’avoir pas toujours voulu les mettre en œuvre.
La confiance dans la science et la notion de progrès sont cependant des ressorts essentiels de notre civilisation et elles conservent une place éminente dans notre idéal républicain. Le progrès sans le risque, cela n’existe pas, depuis la maîtrise du feu jusqu’à la découverte de l’atome, en passant par la recherche d’une meilleure adaptation des productions végétales aux besoins alimentaires de la planète.
On ne peut renoncer au progrès à cause du risque. C’est pourquoi il faut répondre aux risques non par l’interdit, mais par la précaution, par la prévention, et surtout par de nouveaux progrès. C’est ainsi que nos sociétés parviennent inlassablement à améliorer la qualité et la durée de vie, ainsi que la situation matérielle de leurs membres.
Il reste bien sûr que l’accélération inouïe des technologies nouvelles dans tous les domaines, leur diffusion mondiale, le formidable développement économique des pays émergents, font craindre aujourd’hui la réalisation de risques environnementaux massifs, d’une ampleur et d’une gravité sans précédent si de nouveaux modèles de développement ne sont pas rapidement mis en œuvre.
C’est pourquoi, si nous précisons aujourd'hui le texte de la Charte grâce à la proposition de loi de notre collègue Jean Bizet, nous voulons le faire avec prudence, sans en atténuer la portée. Il me semble justement que cette proposition de loi est utile, clarificatrice, et qu’elle respecte bien les contraintes de l’exercice.
Très bien ! et applaudissements sur les travées de l'UMP.
Monsieur le président, madame la secrétaire d'État, mes chers collègues, la révision constitutionnelle du 1er mars 2005 a inscrit dans le préambule de notre loi suprême la Charte de l’environnement, qui, à son article 5, définit le principe de précaution. Dix ans après cette révision, la constitutionnalisation du principe de précaution, déjà consacré dans notre droit par la loi Barnier de 1995, fait toujours l’objet d’un vif débat. La controverse continue entre partisans et détracteurs non pas de ce principe, mais de son inscription dans la Constitution.
Certes, face aux grands risques technologiques, sanitaires et environnementaux auxquels nous sommes confrontés, il convient d’anticiper, afin d’éviter les dommages que ces risques peuvent engendrer pour l’homme et la société. Cependant, l’inscription du principe de précaution dans la Constitution, sans un encadrement précis de son application, peut constituer un frein au développement de la recherche, de l’innovation et donc de l’activité économique.
Depuis dix ans, des voix s’élèvent contre l’usage excessif du principe de précaution, contre les dérives dont il peut faire l’objet, contre le climat préjudiciable à l’innovation et à la croissance qu’il peut provoquer. Récemment, la cour d’appel de Colmar a ainsi relaxé cinquante-quatre faucheurs volontaires qui avaient détruit une parcelle de vigne OGM expérimentale cultivée par l’Institut national de la recherche agronomique, l’INRA.
… a suscité, à juste titre, une très forte inquiétude de la communauté scientifique. Il n’est pas de la compétence de la justice d’évaluer le travail scientifique du Haut Conseil qui avait légalement donné l’autorisation de pratiquer cette culture.
Si une telle jurisprudence venait à s’imposer, elle empêcherait toute expérimentation scientifique et toute innovation technologique.
En janvier 2008, dans le rapport de la Commission pour la libération de la croissance française, Jacques Attali préconisait d’abroger l’article 5 de la Charte de l’environnement ou, à tout le moins, de préciser très strictement la portée du principe de précaution.
L’article 5, soulignait-il, « risque d’inhiber la recherche fondamentale et appliquée, dans la mesure où une innovation qui générerait potentiellement un dommage dont la réalisation serait “incertaine en l’état des connaissances scientifiques” pourrait ouvrir des recours en responsabilité, tant à l’égard des entreprises ou des instituts de recherche que des collectivités publiques en charge de la police administrative ».
En novembre 2012, dans un rapport au Gouvernement préconisant un « pacte pour la compétitivité de l’industrie française », Louis Gallois soulignait quant à lui que « la notion même de progrès technique [était] trop souvent remise en cause à travers une interprétation extensive – sinon abusive – du principe de précaution et une description unilatérale des risques du progrès, et non plus de ses potentialités ». Il ajoutait que « le principe de précaution [devait] servir à la prévention ou à la réduction des risques, non à paralyser la recherche ».
Nous savons en effet que la prise de risque est inhérente à la compétitivité ; elle est l’un des fondements de la recherche et développement, générateur d’innovations et de croissance.
En octobre 2013, la commission « Innovation 2030 », présidée par Anne Lauvergeon, proposait « de reconnaître, au plus haut niveau, l’existence d’un principe d’innovation équilibrant le principe de précaution, yin et yang du progrès des sociétés ». Les membres de cette commission considéraient qu’il fallait « réapprendre à oser, à accepter le risque » et encourager « l’expérimentation l’audace, la création » et l’innovation qui « permet à l’Homme d’évoluer sans cesse ». Ils concluaient ainsi : « L’innovation est indispensable pour que la France, dans dix ans, soit dans la course mondiale et conserve son niveau de vie et son modèle social. »
Il convient de redire aujourd’hui haut et fort que l’innovation, fruit de la recherche et de sa valorisation, est devenue, en ce début de XXIe siècle, le moteur de la croissance économique et de la création d’emplois. L’innovation est la clef des grands défis auxquels nous devons faire face, à commencer par celui de la compétitivité internationale. Oui, l’innovation est au cœur de la nouvelle économie de la connaissance et de la sortie de la crise de la mondialisation.
Enfin, le récent rapport d’Alain Feretti – c’est le dernier rapport que je citerai –, adopté à l’unanimité des membres du Conseil économique, social et environnemental, le CESE, préconise lui aussi une meilleure articulation entre principe d’innovation et principe de précaution, après avoir souligné que le principe de précaution est souvent dévoyé par la gestion émotionnelle des crises, l’emballement médiatique et les attentes irrationnelles de la société face aux inquiétudes et même aux peurs qui la caractérisent aujourd’hui : peur du nucléaire et des gaz de schiste, peur des biotechnologies et des nanotechnologies, peur des OGM et des ondes électromagnétiques.
Je partage les réflexions et les préconisations des auteurs des rapports que je viens de citer. Le principe de précaution ne peut être appréhendé, compris, appliqué qu’à travers un autre principe, celui d’innovation. Il ne s’agit pas d’opposer l’un à l’autre, puisqu’ils sont complémentaires, mais de reconnaître l’un et l’autre.
Il ne me paraît guère possible aujourd’hui d’ôter au principe de précaution sa portée constitutionnelle. Ce serait incompris ; ce serait un recul et non un progrès. En revanche, la reconnaissance d’un principe d’innovation adossé au principe de précaution et conçu comme un principe de vigilance et de transparence, d’expertise et d’action, serait un progrès.
Le principe de précaution est essentiel. Il suffit pour s’en convaincre de rappeler les tragédies du sang contaminé, de l’amiante, de l’hormone de croissance ou encore de l’épidémie de la vache folle. Cependant, le principe de précaution ne doit pas être considéré comme un principe d’interdiction et d’immobilisme, comme une méfiance à l’égard de l’innovation et du progrès technologique. Il ne peut pas être un frein aux activités de recherche et développement, puisque la mise en application du principe de précaution nécessite précisément le développement des connaissances scientifiques. Ainsi interprétés, principe de précaution et principe d’innovation vont de pair ; ils sont indissociables.
Le redressement de notre économie, le développement de notre société, la foi républicaine dans la science et le progrès, qu’il nous faut d'ailleurs retrouver, passent par la double reconnaissance du principe de précaution et du principe d’innovation, sans que l’un prime sur l’autre. Nous n’avons pas à choisir entre précaution et recherche ou entre compétitivité et précaution. Dans la société de la connaissance et du risque qui est la nôtre aujourd’hui, le progrès repose sur un équilibre responsable entre le principe de précaution et le principe d’innovation.
Précaution, innovation et progrès sont des principes fondamentaux qui doivent être inscrits dans notre Constitution. La proposition de loi constitutionnelle que nous examinons concourt opportunément, utilement, sagement à l’approfondissement du débat public sur ces principes, un débat qui se prolongera d'ailleurs le 5 juin prochain lors de l’audition publique de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques, l’OPECST, sur le principe d’innovation, qui vise en particulier à analyser ce que pourraient être demain – rêvons un instant – les fondements d’une Charte de l’innovation.
Applaudissements sur les travées de l'UMP et du RDSE, ainsi que sur certaines travées du groupe socialiste.
Monsieur le président, je sollicite une suspension de séance de cinq minutes.
Le Sénat va bien sûr accéder à votre demande, madame la secrétaire d’État ;
La séance est suspendue.
La séance, suspendue à vingt-deux heures cinquante-cinq, est reprise à vingt-trois heures cinq.
La séance est reprise.
La discussion générale est close.
Nous passons à la discussion du texte de la commission.
La Charte de l’environnement de 2004 est ainsi modifiée :
1° L’article 5 est ainsi modifié :
a) (nouveau) Après le mot : « proportionnées », sont insérés les mots : «, à un coût économiquement acceptable, » ;
b) Il est ajouté un alinéa ainsi rédigé :
« Elles veillent également au développement des connaissances scientifiques, à la promotion de l’innovation et au progrès technique, afin d’assurer une meilleure évaluation des risques et une application adaptée du principe de précaution. » ;
2° L’article 7 est complété par deux alinéas ainsi rédigés :
« L’information du public et l’élaboration des décisions publiques s’appuient sur la diffusion des résultats de la recherche et le recours à une expertise scientifique indépendante et pluridisciplinaire.
« L’expertise scientifique est conduite dans les conditions définies par la loi. » ;
3° À l’article 8, après les mots : « formation à l’environnement », sont insérés les mots : « et la promotion de la culture scientifique ».
Je suis saisi de quatre amendements faisant l'objet d'une discussion commune.
L'amendement n° 1, présenté par M. Sueur et les membres du groupe socialiste et apparentés, est ainsi libellé :
Rédiger ainsi cet article :
Après l’article 34-1 de la Constitution, il est inséré un article 34-2 ainsi rédigé :
« Art. 34 -2. – Le principe de précaution inscrit dans la Charte de l’environnement s’applique dans les conditions fixées par une loi organique. »
La parole est à M. Jean-Pierre Sueur.
Monsieur le président, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, j’ai écouté avec beaucoup d’intérêt, comme vous tous, ce débat depuis le début, …
… et toutes ces interventions, très riches, m’ont conduit à quelques réflexions que je souhaite partager avec vous.
Il est permis, me semble-t-il, d’être un farouche partisan du principe de précaution, qui est non pas un dogme, effectivement, mais un principe qu’il est important de respecter et de mettre en œuvre.
En même temps, il est aussi permis de croire, comme vous-même, madame la secrétaire d’État, depuis bien avant votre entrée au Gouvernement, …
Sourires.
… dans les vertus de la recherche scientifique, d’être persuadé qu’elle est indispensable et que rien ne doit porter atteinte à la liberté des chercheurs, dès lors que, bien sûr, ils respectent un certain nombre de principes fondamentaux auxquels nous sommes attachés.
Il ne peut pas y avoir, il ne doit pas y avoir, il n’y a pas de contradiction entre le principe de précaution et la conception du progrès, notamment scientifique, à laquelle nous sommes très nombreux à croire. Aussi, nous en venons parfois à nous demander si certaines oppositions ne sont pas quelque peu forcées…
L’amendement que j’ai eu l’honneur de déposer a suscité un grand intérêt, et je remercie Mme la secrétaire d’État, ainsi que Mme Jouanno et M. Teston, d’avoir marqué un peu plus que de l’intérêt pour cette proposition.
Je dois dire qu’il s’agit d’un amendement de fidélité. Vous le savez, il arrive que, dans la vie politique, nous ayons des maîtres, des personnes qui nous marquent, qui nous influencent beaucoup.
Pour ma part, je n’oublierai jamais le discours qu’a fait ici même, voilà dix ans, Robert Badinter.
C’est pour faire suite à ce discours et à ce qu’il a énoncé alors avec une grande force que j’ai déposé cet amendement.
Robert Badinter avait expliqué de manière très convaincante qu’il n’était pas justifié, à son sens, d’inscrire le principe de précaution sans que la manière dont celui-ci s’applique donne lieu à une loi.
Mme la secrétaire d’État l’a déjà cité, mais permettez-moi de reprendre certains passages de son intervention de ce jour-là : « Reconnaître ce principe et lui donner une applicabilité directe en se dispensant expressément, consciemment, délibérément de l'intervention du législateur, pourtant prévue pour les autres articles – je pense en particulier au principe de prévention –, en prétendant qu'il pourra toujours intervenir plus tard, mais que c'est pour l'instant inutile, puisque le principe est d'applicabilité directe, c'est négliger la hiérarchie des normes et ouvrir la voie à un désordre juridique ».
Il poursuivait : « Le véritable risque de confusion s'inscrit ailleurs : il réside dans l'applicabilité directe, innovation majeure et fâcheuse ».
Il s’interrogeait ensuite : « Pourquoi ne pas prévoir que le principe de précaution, comme le principe de prévention, s'exercera dans des conditions prévues par une loi, organique ou ordinaire, débattue et votée par le Parlement ? Pourquoi cette défiance à ce sujet, dans cet article, à l'égard du législateur, quand il s'agit du principe de précaution ? »
Enfin, il concluait sur ce sujet : « Du fait de ce refus, pour moi incompréhensible, d'un renvoi à la loi organique ou ordinaire, l'article 5 signifie à la fois l'abaissement du législateur et la montée en puissance constitutionnelle du juge administratif – qui d'ailleurs n'en demande pas tant ! ».
Je conclus, monsieur le président.
J’ai présenté cet amendement ce matin en commission, à la suite de quoi nous avons eu un très riche débat, comme tous les membres de la commission des lois peuvent en témoigner.
À la demande de M. Patrice Gélard, rapporteur, les membres du groupe socialiste, qui avaient cosigné cet amendement, ont accepté de le retirer, au bénéfice de celui qui a été présenté par M. Détraigne. Les dispositions de ce dernier reprennent certains points du texte qui, à notre sens, ne sont pas contradictoires avec le principe de précaution, c’est-à-dire tout ce qui favorise nécessairement, légitimement, positivement la recherche scientifique.
De surcroît, dans votre amendement, monsieur Détraigne, figure ce point essentiel selon lequel le principe de précaution s’applique dans les conditions fixées par la loi.
Comme il s’agit pour nous du point absolument essentiel du débat, un point que nous défendons depuis dix ans, nous avons choisi de retirer notre amendement au bénéfice de celui que vous allez présenter dans quelques instants.
Monsieur Sueur, je dois le dire, j’ai beaucoup de regrets à vous voir retirer ainsi cet amendement.
Je suis perplexe, car votre proposition avait le mérite de s’appuyer sur l’argumentaire de Robert Badinter, que j’ai moi-même évoqué dans mon propos liminaire et qui me paraissait tout à fait pertinent, tant sur le plan juridique que sur le plan de l’état d’esprit qui le sous-tend.
En effet, un principe d’innovation, comme d’ailleurs un principe de précaution, ne se décide pas de manière précipitée. C’est quelque chose qui doit être discuté, partagé, débattu. Pour ces raisons, j’étais tout à fait favorable à votre amendement, monsieur Jean-Pierre Sueur, et je dois dire que je n’ai pas bien compris les raisons pour lesquelles vous avez décidé de le retirer. Sans doute y a-t-il eu des débats dont je n’ai pas eu connaissance ou qui m’ont échappé…
Il me semble en effet que le principe d’innovation, plutôt que d’être décrit dans la Constitution – ce n’est pas la vocation de cette dernière –, devrait figurer dans les dispositions d’une loi organique.
Je le répète, monsieur Sueur, je suis perplexe, même si j’ai bien compris que vous aviez pris une décision dont les tenants et les aboutissants m’échappaient.
Vous le savez, je suis aussi en charge de la recherche, et j’ai pu mesurer, à de nombreuses reprises, la défiance provoquée par des jurisprudences qui, même si elles sont peu nombreuses, ont un impact extrêmement négatif, notamment sur les vocations scientifiques, dont nous déplorons régulièrement le tarissement.
Toutefois, posons-nous les bonnes questions : pourquoi sont-elles en train de se tarir ? Pourquoi, dans les médias et dans le débat politique, donne-t-on une image bien trop négative de la recherche en ne s’attachant qu’à ses dysfonctionnements et en n’évoquant pas assez ses formidables découvertes ?
Je représente, certes, le Gouvernement, mais également la communauté des chercheurs, à laquelle le Président de la République et le Premier ministre tiennent beaucoup, et qui doit dialoguer davantage avec la population, car je crois que notre débat public n’est au niveau ni de notre recherche scientifique ni de la démocratie à laquelle nous aspirons tous.
Nous avons jusqu’à présent raté presque tous nos débats nationaux, que ce soit sur les nanotechnologies ou sur d’autres techniques issues de découvertes scientifiques pouvant, à juste titre, poser des questions, mais sur lesquelles nous devrions apprendre à travailler et à discuter de façon beaucoup plus mature. Certains pays l’ont fait pour certaines découvertes, mais nous n’avons pas été capables, à ce jour, d’en débattre avec l’intelligence nécessaire, et je le regrette.
Si j’ai dit que j’étais perplexe, c’est parce que j’ai dû m’adapter à ce changement dont je n’avais pas connaissance, et je suis donc amenée à prendre une position qui doit, pour le coup – c’est l’ironie de l’histoire ! –, tenir compte des avantages et inconvénients ou des risques et avantages, selon cette fameuse méthode que je préconisais. Seulement, il se trouve que je dois prendre cette décision quelque peu à chaud.
Je ne veux pas adresser un signe négatif supplémentaire à la communauté scientifique, à tous les chercheurs qui, dans les laboratoires, travaillent avec acharnement et dévouement. Ils le font, non pas pour des intérêts mercantiles – on sait, et cela a été maintes fois souligné sur toutes les travées de cette assemblée, que la recherche publique ne permet guère de s’enrichir –, mais par vocation, qu’ils soient dans la recherche fondamentale, dans la recherche appliquée ou dans la recherche partenariale. Même quand ils font du transfert – et c’est important, car le transfert de la recherche, de l’innovation, vers l’industrie crée des emplois –, ils le font en accord avec leur mission de service public.
J’ai un très grand respect pour ces chercheurs, à qui on ne rend jamais suffisamment hommage, de la recherche fondamentale jusqu’à la recherche appliquée et aux activités de transfert.
Mesdames, messieurs les sénateurs, c’est ce respect des chercheurs qui me conduira à m’en remettre à la sagesse de votre assemblée sur l’amendement n° 3 rectifié bis, qui sera présenté dans quelques minutes. Je ne lui donnerai pas un avis favorable, car je regrette que cette mention de la loi soit conservée, ma préférence allant à une loi organique. Et je déplore le retrait inattendu, mais sûrement opportun, pour des raisons qui m’échappent, de l'amendement n° 1.
Sourires sur les travées de l'UMP.
Toutefois, je veux avant tout redonner confiance à la communauté des chercheurs, parce qu’elle en a besoin et parce notre avenir en dépend.
Le rayonnement de notre pays, la survie non pas seulement de notre économie, mais aussi de notre société, dépendent de la confiance que nous accorderons au progrès, un progrès maîtrisé, respectueux de l’environnement, mais qui soit tout de même porté par l’ensemble des citoyennes et des citoyens.
Donc, pour ces raisons, je le répète, tout en déplorant le retrait de l'amendement n° 1, …
… je m’en remettrai tout à l'heure à la sagesse du Gouvernement sur l'amendement n° 3 rectifié bis.
L'amendement n° 1 ayant été retiré, les trois amendements suivants seront examinés séparément.
L’amendement n° 4 rectifié, présenté par Mme Jouanno, MM. Lasserre et Roche, Mme Morin-Desailly et M. Marseille, est ainsi libellé :
Alinéas 2 à 8
Supprimer ces alinéas.
La parole est à Mme Chantal Jouanno.
Comme je l’ai expliqué dans le cadre de la discussion générale, la plupart des dispositions de cet article unique me posent problème. Aussi, je propose de n’en conserver que la dernière partie concernant la formation à l’environnement et de supprimer toutes les autres dispositions, qui m’apparaissent soit inutiles, soit dangereuses en termes de contentieux potentiels.
La commission émet un avis défavorable sur cet amendement, pour l’évidente raison que l’adoption de ce dernier aurait pratiquement pour effet de faire disparaître la proposition de loi !
Avis défavorable, pour les mêmes raisons.
M. Jean-Claude Lenoir. Nous vous retrouvons, madame la secrétaire d'État !
Sourires sur les travées de l'UMP.
L'amendement n'est pas adopté.
L'amendement n° 3 rectifié bis, présenté par M. Détraigne, Mme Férat et MM. Capo-Canellas, J. Boyer, Merceron et Amoudry, est ainsi libellé :
Après l'alinéa 2
Insérer un alinéa ainsi rédigé :
...) Les mots : « et dans leurs domaines d'attributions » sont remplacés par les mots : « dans leurs domaines d'attributions et dans les conditions définies par la loi » ;
La parole est à M. Yves Détraigne.
Cet amendement vise également à préciser, à encadrer par la loi l’application exacte du principe de précaution, mais dans des conditions qui seraient définies par une loi simple, et non pas par une loi organique.
L’application du principe de précaution doit être encadrée ; le législateur explique ce qu’il veut au travers du principe de précaution qu’il a voté. Nous suggérons donc, au travers de cette disposition qui avait déjà été proposée au moment de la discussion initiale de la Charte, d’encadrer dans des conditions définies par la loi l’application du principe de précaution.
La commission a donné un avis favorable à cet amendement, que j’expliciterai en apportant quelques explications complémentaires.
Tout d’abord, je souligne que l’amendement de M. Détraigne est conforme à la position exprimée il y a dix ans par M. Robert Badinter. Celui-ci ne parlait pas de loi organique, il parlait de la loi. Ce n’est même pas la loi ordinaire, c’est la loi in abstracto, c’est-à-dire le texte qui crée des normes applicables. Il peut donc, dans certains cas, s’agir d’un règlement.
Ainsi, le Préambule de la Constitution de 1946 énonce que « le droit de grève s’exerce dans le cadre des lois qui le réglementent ». Or il y a très peu de lois qui réglementent le droit de grève.
Il y en a bien une sur la grève dans les services publics, mais c’est la seule.
Par conséquent, nous sommes là dans un domaine où « la loi » est un terme abstrait. Ce n’est pas un terme qui désigne la loi ordinaire ou la loi organique ou la loi constitutionnelle ou un règlement.
Voilà ! Par ailleurs, pourquoi ne peut-il s’agir d’une loi organique ? L’article 46 de la Constitution dispose : « Les lois auxquelles la Constitution confère le caractère de lois organiques sont votées [….] » En d’autres termes, c’est la Constitution qui confère le caractère organique à une loi. A-t-on jamais vu une seule disposition du préambule de la Constitution, que ce soit la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, le Préambule de 1946 ou la Charte de l’environnement renvoyer à une loi organique ?
Ce serait d'ailleurs extrêmement dangereux pour la suite. Imaginez que puisse être renvoyée à une loi organique la modification de telle ou telle disposition du Préambule de 1946 ! Dès lors, le caractère supraconstitutionnel ou constitutionnel des préambules se trouverait affecté par cette disposition.
Par conséquent, la formulation proposée par M. Détraigne est conforme à ce qui s’est déjà pratiqué pour le Préambule de 1946, mais il ne faut pas aller plus loin.
En outre, la loi organique prévue par l’amendement n° 1, qui a été retiré, avait un grave inconvénient, celui de rendre inapplicable le principe de précaution tant qu’une loi organique n’aurait pas été adoptée. Pour l’instant, tant qu’il n’y a pas de loi, ce principe est d’application immédiate, exactement comme le droit de grève.
C’est la raison pour laquelle nous donnons, dans un esprit de consensus, un avis favorable à cet amendement déposé par M. Détraigne.
À l’égard de la proposition de M. Détraigne, je réitère tout de même mes réserves, qui ne portent pas tant sur l’aspect juridique que sur l’aspect politique de son argumentation.
Si l’on juxtapose les principes d’innovation et de précaution dans la Constitution, on retrouvera exactement les mêmes désordres de jurisprudence. On ne pourra pas avoir de débat démocratique, ni les précisions que permet une loi, qu’il s’agisse d’une loi ordinaire ou d’une loi organique.
Le problème est donc plutôt de surcharger la Constitution et de juxtaposer des notions qui ne devraient jamais être mises en complémentarité ou en opposition, pour peu qu’elles soient définies dans un texte de loi qui a été débattu démocratiquement.
Or, là, en faisant les choses à la va-vite, on prend pour le coup un plus grand risque – puisqu’il a été question de risques –, celui d’introduire dans la Constitution une complexité complémentaire que l’on ne maîtrisera pas, dont on ne contrôlera pas la jurisprudence, parce que les précisions n’auront pas été données.
Encore une fois – que ce soit bien compris –, le Gouvernement est tout à fait favorable à l’innovation. Il a été le premier à demander un rapport à Louis Gallois, qui avait une expérience de cette innovation et de sa diffusion. Il a aussi été le premier à renverser la logique s'agissant de la recherche sur les cellules souches embryonnaires. D'ailleurs, je n’ai pas souvenance, monsieur Détraigne, que votre parti ait, à ce moment-là, émis un seul vote favorable sur ces questions, tant à l’Assemblée nationale qu’au Sénat…
Nous avons donc donné des preuves de notre attachement à l’innovation, au progrès et surtout à la liberté de la recherche, pour peu que celle-ci soit encadrée lorsque les procédés ou les explorations mis en œuvre requièrent des précautions particulières.
C’est pourquoi, tout en réitérant sa confiance dans la recherche et dans l’innovation – ce sont deux choses différentes –, mais aussi dans les chercheurs et dans la capacité de notre pays d’entreprendre, afin de transformer l’invention du laboratoire en innovation adaptée à l’industrie et développée en emplois, le Gouvernement ne peut pas souscrire à la complexité juridique et aux risques supplémentaires en termes de jurisprudence que votre amendement tend à introduire.
Telles sont les raisons pour lesquelles le Gouvernement s’en remet à la sagesse de votre assemblée. Je ne veux pas que notre position soit mal interprétée, mais je tenais à réitérer ces réserves, qui me paraissent tout de même pouvoir être prises en considération et débattues.
Nous ne sommes pas ici dans une démarche de grand débat, je le regrette également, mais je m’en remets à la sagesse du Sénat, à qui l’on reconnaît traditionnellement cette qualité.
Je ne suis pas un grand scientifique, je ne suis qu’un modeste juriste. On m’a appris, à la faculté de droit, ce qu’était qu’une loi organique : l’application de certaines dispositions constitutionnelles à l’organisation des pouvoirs publics. Il y en a d'ailleurs extrêmement peu dans la Constitution.
Renvoyer un principe à une loi organique, c’est juridiquement absurde. Et ma position sur ce point tient uniquement à des motifs juridiques.
Par ailleurs, j’observe – M. Détraigne aurait pu faire cette remarque – que le texte ne crée pas de principe d’innovation, mais précise que l’on veille à l’innovation. Il est dit, dans les dispositions relatives au principe de précaution, que l’on doit veiller aussi à « la promotion de l’innovation », ce qui n’est pas tout à fait pareil.
En fait, on applique le principe de précaution inscrit dans la Charte depuis son adoption ; des lois existent qui permettent de veiller à l’application du principe de précaution, mais il y a aussi des règlements, des décisions administratives. C’est un principe de procédure, nous a-t-on dit – je renvoie sur ce sujet au rapport de notre excellent doyen Gélard –, et qui est d’application directe.
On peut bien sûr faire des lois, mais prévoir une loi organique, ce qui serait tout de même un paradoxe juridique, et même introduire un nouvel article 34-2 dans la Constitution, c’est peut-être aller trop loin... On peut certes bouleverser la Constitution. On a déjà fait la Charte de l’environnement, qui est, de mon point de vue, un objet juridique et constitutionnel assez mal identifié. Certains auraient été prêts aujourd'hui à adopter un article 34-2 pour l’appliquer. Il me paraît préférable de s’en tenir à quelques principes juridiques ; c’est quand même la moindre des choses !
Je me demande d'ailleurs, mon cher collègue – vous l’aviez proposé à l’époque et cela n’avait pas été accepté, je m’en souviens fort bien –, si le principe de précaution s’applique uniquement dans le cadre des lois. Ce n’est pas sûr… À ce moment-là, faudrait-il renvoyer à l’article 34 de la Constitution, en disant que les textes qui concernent ce principe de précaution font l’objet de lois ? Non ! On voit bien qu’il y a quand même là une hésitation. Je m’interroge donc encore sur l’intérêt d’ajouter cette notion de loi.
Sourires.
Je ne fais que donner mon avis, mais je pense qu’il faut se méfier des blocages. On dira : « il faut une loi ! » ; mais cela entre-t-il dans le domaine de la loi ?
Je ne suis pas un scientifique et je suis un bien plus modeste juriste que Jean-Jacques Hyest. Néanmoins, j’ai effectivement appris en première année de droit quel était l’objet de la loi organique, et nous n’y sommes pas du tout lorsqu’il s’agit de mettre en œuvre des principes ou des droits, qu’ils soient sociaux, économiques, civils ou environnementaux d'ailleurs.
Nous ne sommes pas là pour définir le fonctionnement de nos institutions, de nos corps constitués. Nous sommes en plein dans le domaine de la loi. Et je m’étonne quelque peu que Mme la secrétaire d’État parle de la complexité qu’induirait cet amendement, alors que c’est précisément la loi organique, en l’espèce inadaptée, qui ajouterait une complexité !
Je suis, pour ma part, très attaché à la valeur constitutionnelle du principe de précaution. Mme la secrétaire d'État disait que celui-ci peut être en contradiction avec d’autres principes. Certes, mais c’est tout à fait normal ! Tous les principes constitutionnels sont, dans l’absolu, contradictoires les uns avec les autres : on en a un exemple avec la liberté et l’égalité. C’est à la loi et à la jurisprudence constitutionnelle d’établir des compromis entre des principes contradictoires. Pour autant, il serait souhaitable, dans bien des cas, que cela soit réglé par la loi.
J’avais d’abord craint que l’adoption de l’amendement de M. Détraigne n’offre à ceux qui, sans forcément le dire, parfois même dans ma famille politique, sont opposés au principe de précaution le moyen de supprimer l’applicabilité directe de ce dernier. Il faudrait, en effet, attendre une loi, ce qui, finalement, pourrait ôter toute portée à ce principe.
En réalité, ce n’est pas du tout le cas ! Le renvoi à la loi pour la mise en œuvre d’un principe constitutionnel ne supprime nullement l’applicabilité directe de celui-ci, même si cela n’a pas été précisé. L’exemple le plus flagrant a été rappelé par M. le rapporteur : c’est l’exercice du droit de grève. Il s’agit d’un droit à valeur constitutionnelle qui, bien qu’il renvoie à une loi, s’applique malgré tout. Les victimes de risques potentiels doivent bénéficier du droit que leur ouvre le principe de précaution.
Par ailleurs, je rappelle que le principe de précaution est inscrit dans l’ordre juridique européen : il a donc, de toute façon, une valeur supra-légale.
Cet amendement n’est donc pas forcément indispensable, mais, sur un plan pédagogique, il n’est pas inutile. L’objet principal de la proposition de loi constitutionnelle que nous examinons aujourd’hui est de rappeler que le principe de précaution est également un principe d’innovation.
Personnellement, j’estime que la rédaction initiale de la Charte, que j’ai relue avant notre débat de ce soir, est excellente. Pour autant, il ne serait pas forcément inutile que, dans certains domaines, le législateur précise les modalités de mise en œuvre des principes constitutionnels.
Pour conclure, cet amendement n’est pas indispensable, mais il n’est pas non plus inutile. Dès lors, autant le voter !
Vous l’avez rappelé, monsieur Grosdidier, le principe de précaution figure dans l’ordre juridique européen : un règlement de 2002 prévoit un processus précis, en six étapes, d’évaluation et de prévention des risques connus.
Force est de constater que, en réalité, l’introduction du principe de précaution, par la Charte de l’environnement, dans notre Constitution est d’une portée qui est à la fois plus exigeante et plus floue. Par conséquent, si l’on souhaite éviter que les non-juristes ne fassent du principe de précaution un principe d’abstention, il est préférable de le préciser dans une loi plutôt que d’attendre la jurisprudence.
Je formulerai quelques remarques supplémentaires.
Tout d’abord, le progrès scientifique n’entraîne pas toujours celui des sociétés. En revanche, il en est une condition indispensable.
Ensuite, la situation actuelle de la planète et l’exploitation de cette dernière exigent que des efforts scientifiques soient menés pour comprendre la situation et protéger ses habitants. Dans ces conditions, le premier risque, c’est de ne pas en prendre.
Le principe de précaution devrait plutôt s’appeler « obligation d’anticipation ». Il faudrait d’abord procéder à une analyse raisonnée, maîtrisée et collective du risque. La régulation devrait se faire par la démocratie représentative et ne pas consister en une gestion médiatique des fantasmes véhiculés sur des bases non rationnelles.
Le principe de précaution doit s’appuyer sur une analyse des conséquences néfastes possibles sur la base des connaissances scientifiques disponibles. Par conséquent, sans approfondissement de ces connaissances, il ne pourra être correctement appliqué.
Enfin, cela a été rappelé, le principe de précaution doit être contrôlé par les tribunaux. Il s’agit, en fait, d’une procédure.
En conclusion, le principal risque pour la planète et ses habitants, c’est l’incapacité des hommes à s’émanciper de l’ignorance et de l’oppression. La France a toujours porté un message universel issu du siècle des Lumières : il faut comprendre l’inconnu et s’émanciper par l’éducation et la recherche. Aujourd’hui, nous devons rester fidèles à ce message. Je le redis, plutôt que de principe de précaution, je préférerais que l’on parle d’obligation d’anticipation, qui conjuguerait conviction dans la force du progrès et maîtrise collective de celui-ci par l’éducation et le droit.
Pour ces raisons, je voterai l’amendement de M. Détraigne.
Ma conviction est toujours la même : ce texte est absolument inutile et vain, à moins que l’on estime, si l’on est quelque peu paranoïaque, qu’il cache d’autres desseins…
J’aimerais éclaircir les choses. On compare l’amendement de M. Sueur, qui tend à renvoyer à une loi organique, à celui de M. Détraigne, qui vise à proposer une loi simple. Toutefois, ce n’est pas la seule différence ! Le premier a pour objet de prévoir une rédaction de l’article 34-2 de la Constitution qui se substitue à celle de la proposition de loi constitutionnelle, alors que le second tend à en quelque sorte à s’introduire dans le texte visé.
Aujourd’hui, j’ai vraiment l’impression que nous assistons à un jeu de rôles, dont on connaît déjà l’issue. On dépose un amendement pour le retirer ensuite, on a des états d’âme, on défend les chercheurs, mais on s’en remet avec tristesse à la sagesse du Sénat… Madame la secrétaire d'État, nous avons adopté une loi sur les lanceurs d’alerte, certes, mais cela fait plus d’un an que nous attendons les décrets d’application. Pendant ce temps, les lobbys sont tranquilles ! Tout cela me donne une mauvaise impression.
On se réfère au grand Robert Badinter. Les propos qui ont été cités sont admirables. Nous avons tous connu son charisme et son talent. Néanmoins, rappelez-vous, mes chers collègues, que lorsque nous avons débattu de la Charte de l’environnement, ce n’était pas son meilleur jour : il en avait contesté la rédaction au nom de la laïcité. En effet, il était écrit que l’avenir de l’humanité dépendait du bon état des écosystèmes, et Robert Badinter estimait que cela pouvait froisser les croyants, pour lesquels l’avenir dépend d’autre chose…
Je n’aurais pas voté l’amendement de M. Sueur s’il avait été maintenu, pas plus que je ne voterai celui de M. Détraigne. J’ai entendu les propos du doyen Gélard, repris par certains de nos collègues. Pour autant, en tant que citoyenne et parlementaire, il ne m’a pas convaincue que le renvoi à une loi ne risque pas d’ouvrir un espace-temps dans lequel s’engouffreront les lobbys du gaz de schiste. Ces derniers pourront arguer que, en l’absence de loi, le principe de précaution ne s’applique pas : « En attendant, allons-y, sortons les foreuses ! »
Mes chers collègues, la loi qui complète la Charte existe déjà : il s’agit du code de l’environnement et de la réglementation du ministère de la santé !
Par conséquent, cet amendement n’est, en quelque sorte, que la reconnaissance d’une réalité.
J’ajouterai que, sans l’amendement de M. Détraigne, rien n’interdira un jour à un justiciable de déposer une question prioritaire de constitutionnalité contre les dispositions du code de l’environnement pour non-conformité à la Charte de l’environnement.
Cet amendement est donc tout à fait logique. Une loi existe déjà ; il ne fait que la reconnaître.
Je mets aux voix l'amendement n° 3 rectifié bis.
J'ai été saisi d'une demande de scrutin public émanant du groupe de l'UDI-UC.
Je rappelle que l'avis de la commission est favorable et que le Gouvernement s’en remet à la sagesse de la Haute Assemblée.
Il va être procédé au scrutin dans les conditions fixées par l'article 56 du règlement.
Le scrutin est ouvert.
Le scrutin a lieu.
Personne ne demande plus à voter ?…
Le scrutin est clos.
J'invite Mmes et MM. les secrétaires à procéder au dépouillement du scrutin.
Il est procédé au dépouillement du scrutin.
Voici le résultat du scrutin n° 185 :
Le Sénat a adopté.
L'amendement n° 2 rectifié, présenté par M. Grosdidier, est ainsi libellé :
Alinéa 3
Après les mots :
, à un coût économiquement acceptable,
insérer les mots :
au regard des enjeux sanitaires et environnementaux
La parole est à M. François Grosdidier.
Cet amendement vise à modifier la rédaction de l’alinéa 3, qui mentionne un « coût économiquement acceptable » à l’article 5 de la Charte de l’environnement.
J’étais décidé à voter le texte initial, mais cette rédaction, issue de l’adoption d’un amendement de M. le rapporteur, me gêne énormément. En effet, les mesures, notamment d’évaluation, à prendre en cas de survenue d’un risque potentiel doivent rester proportionnées à ce risque qui, même s’il est hypothétique, pourrait tout de même affecter l’environnement « de manière grave et irréversible ». Autrement dit, le coût des mesures doit tenir compte de la gravité des risques.
Le texte évoque un coût « économiquement acceptable », sans préciser, d'ailleurs, pour qui il le serait. Est-ce pour le générateur du risque, qui prend le risque non pas pour lui, mais pour la société ou pour l’environnement ? Il est assez rare qu’il considère le coût des mesures comme inacceptable ! Du reste, s’agit-il du coût immédiat ou d’un bilan coûts-avantages agrégeant l’ensemble des coûts, y compris sociaux, sanitaires, environnementaux et éventuellement économiques, pour la société elle-même ?
Selon la rédaction actuelle du texte, le « coût économiquement acceptable » concerne celui qui crée le risque sans le prendre. Or, ceux qui prennent le risque ne l’ont généralement pas souhaité ! Les dispositions de l’alinéa 3 sont donc contradictoires avec l’idée de proportionnalité.
Pour reprendre l’exemple de l’amiante, que certains ont évoqué, nous sommes, depuis les années quatre-vingt, dans la prévention, le risque étant certain, avéré. Toutefois, des années soixante aux années quatre-vingt – on peut débattre de la date –, le risque était encore incertain, contesté : il était nié par le patronat, les syndicats, la représentation nationale et même l’Académie de médecine.
Marques d’approbation sur les travées du groupe CRC.
On peut considérer que nous étions alors dans la précaution. Dès lors, si les mesures nécessaires pour contrer ce risque avaient été prescrites à l’époque, leur coût aurait été considéré comme n’étant pas économiquement acceptable.
Tout le problème est de savoir si l’on place la compétitivité et l’emploi, auxquels nous sommes tous sensibles, au-dessus des considérations de santé ou de l’environnement. Il s'agit véritablement d’un problème de hiérarchie des valeurs.
Dans ces conditions, parler de « conditions économiquement acceptables », sans préciser pour qui – est-ce uniquement pour celui qui génère le risque et le fait supporter aux autres ? –, fait passer la considération économique au-dessus de toute autre.
C'est la raison pour laquelle je conditionne mon vote sur l’article unique de la proposition de loi à l’adoption du présent amendement, lequel vise à rétablir cette idée de proportionnalité, sans faire primer la considération économique sur les autres.
Mon cher collègue, votre amendement est satisfait par les articles 1er, 2, 3 et 4 de la Charte, qui ne sont ni modifiés ni abrogés par le présent texte, ainsi que par l’adoption de l’amendement n° 3 rectifié bis de M. Détraigne, qui permet de tenir compte de la préoccupation que vous venez d’exprimer.
La commission sollicite donc le retrait de l’amendement. À défaut, elle émettra un avis défavorable.
L'amendement n'est pas adopté.
Avant de mettre aux voix l’article unique constituant l’ensemble de la proposition de loi constitutionnelle, je donne la parole à M. Jean-Claude Lenoir, pour explication de vote.
Monsieur le président, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, étant cosignataire de la proposition de loi constitutionnelle, je n’insisterai pas sur les vertus que je trouve à ce texte, ni sur le fait que je l’adopterai.
Néanmoins, je tiens à souligner que notre débat, extrêmement intéressant, a permis de mettre en valeur un certain nombre de principes auxquels nous sommes attachés et qui, d'ailleurs, se fondent sur le principe de la liberté.
On ne peut aujourd'hui, par prudence, éventuellement par maladresse et, très souvent, par confort intellectuel se réfugier derrière des arguments pour tout simplement décider qu’il ne se passera rien.
La France est le pays des Lumières ; c’est le pays de la science.
On pourrait réciter la liste de toutes les innovations et inventions qui n’auraient jamais vu le jour si avait été appliqué le principe de précaution tel qu’il a été décrit par certains, en particulier à l’extérieur de notre assemblée.
Heureusement, le bon sens l’a emporté et le courage a caractérisé aussi bien des responsables publiques, notamment politiques, que des chercheurs qui ont beaucoup donné pour mener à bien un certain nombre de travaux.
Je souhaite insister, et c'est la raison pour laquelle je me suis permis, monsieur le président, de prendre la parole, sur une autre disposition de la proposition de loi constitutionnelle, dont il n’a pas été vraiment question jusqu’alors : l’information du public.
Pour m’être vu confier un certain nombre de travaux, notamment dans cette assemblée, j’ai été frappé de voir à quel point les mauvais arguments chassaient les bons, comme la mauvaise monnaie chasse la bonne. Lorsque l’on s’intéresse à un sujet assez complexe et susceptible d’avoir un impact sur la vie quotidienne, combien de fois entend-on se dresser devant nous des arguments qui heurtent la vérité et, surtout, le bon sens ? Or, malheureusement, le public retient ce qui fait peur, au détriment des bons arguments. C’est un phénomène très répandu et entretenu, en particulier, par le développement des réseaux sociaux et par l’accès à des informations non fiables.
À l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques, l’OPECST, dont je salue le président et les collègues qui en sont membres, combien de fois, mus par la même volonté de faire progresser la science et de faire reculer l’obscurantisme, nous sommes-nous dit qu’il était absolument nécessaire que la vérité puisse être établie de façon impartiale et indépendante ?
C’est ce que permet la présente proposition de loi constitutionnelle, qui, dans sa seconde partie, dont nous avons moins discuté, dispose que « l’information du public et l’élaboration des décisions publiques s’appuient sur la diffusion des résultats de la recherche et le recours à une expertise scientifique indépendante et pluridisciplinaire ». Il est précisé, à l’alinéa suivant, que « l’expertise scientifique est conduite dans les conditions définies par la loi ».
Bien évidemment, il est difficile d’édifier, sur la seule base du présent texte, un dispositif juridique complet, permettant d’atteindre cet objectif. Néanmoins, il est absolument indispensable que l’on puisse disposer d’expertises avérées, incontestées et réfutant les arguments inspirés par la méfiance, le doute, mais aussi la mauvaise foi, et entretenus par des personnes qui, de toute façon, s’opposent à ce qu’il se passe quelque chose.
Je veux donc souligner le mérite de cette proposition de loi constitutionnelle, en toute modestie puisque j’y ai apporté ma signature
Sourires.
, mais en insistant sur ce point, qui mériterait certainement d’autres développements. En effet, mes chers collègues membres de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques, il me semble que nous tenons là un bon moyen de consolider la vérité contre la mauvaise foi !
MM. Jean Bizet et Bruno Sido applaudissent.
À l’instar de Mme la secrétaire d’État, je me réjouis que cette proposition de loi constitutionnelle envoie un message positif à nos chercheurs.
En effet, pour être élu dans une ville où se trouve un grand centre de l’INRA, l’Institut national de la recherche agronomique, je puis vous dire que plus aucun doctorant ne veut s’aventurer dans le domaine de la génétique, en raison des pressions psychologiques, quand ce ne sont pas des menaces physiques, qu’ils subissent.
Marques d’approbation sur les travées de l'UMP.
C’est un véritable problème, dont je parlais encore récemment avec Marion Guillou. Dans le domaine de la recherche, en particulier dans la génétique du végétal, nous sommes en train de nous démunir complètement. Cela dit, je puis comprendre les chercheurs qui n’ont pas envie de prendre des coups !
Je veux ensuite rappeler que l’innovation a toujours conduit à une prise de risque. À cet égard, avec l’interprétation que certains font du principe de précaution, jamais Pasteur n’aurait pu combattre la rage !
En outre, je ne voudrais pas que les tribunaux se mettent à interpréter la volonté du législateur.
Or, dans l’amendement de M. Détraigne, qui vise à faire appel à la loi, cette dernière, comme l’a dit le doyen Gélard, renvoie à l’ensemble du contexte législatif, mais aussi réglementaire !
Je pense en particulier au texte relatif aux OGM que nous avons examiné voilà quelques semaines : les essais en champ étaient cadrés par le code de l’environnement. Malgré tout, une opération qui, comme l’a rappelé M. Bizet, avait reçu l’aval à la fois du Haut Conseil des biotechnologies, des élus locaux et des associations environnementales, a été saccagée, et la Cour d’appel de Colmar a rendu un jugement différent de celui qui avait été prononcé en première instance. Je suis choqué par cette décision, même si elle s’appuie sur un texte antérieur à la Charte de l’environnement, et non sur le principe de précaution.
L’action en question ne peut rester impunie, quel que soit le texte sur lequel on s’appuie.
M. Daniel Raoul. En tout cas, j’espère qu’elle aura permis de rappeler le contexte dans lequel on peut faire de la recherche : dans le respect des règlements et des lois. J’espère aussi qu’il servira à redonner confiance au monde de la recherche. C’est indispensable ! Sinon, nos laboratoires ne pourront plus innover.
Très bien ! et a pplaudissements sur les travées de l'UMP . – M. le président de la commission des lois et M. Yves Détraigne applaudissent également.
Pour les raisons que j’ai eu l’occasion d’exposer dans la discussion générale, je voterai contre cette proposition de loi constitutionnelle.
Un certain nombre de membres du groupe socialiste émettront le même vote.
Je ne répéterai pas ce que j’ai dit lors de la discussion générale. Simplement, je pense que, aujourd'hui, le principe de précaution, tel qu’il figure dans la Constitution, n’entrave pas le développement de la recherche. Au contraire, il la favorise !
Les problèmes posés par des actions comme le fauchage d’OGM n’ont rien à voir avec la Charte de l'environnement ; ce n’est pas elle qui les provoque, et l’on fait des amalgames qui ne sont pas corrects !
Je pense que l’on vient de mettre le doigt dans l’engrenage. Depuis toujours, notre collègue Jean Bizet attaque le principe de précaution au travers d’amendements et de cavaliers. Nous pouvons avoir confiance dans sa pugnacité pour tenter de mettre un coin dans ce principe, pour arriver progressivement à détricoter – je ne le souhaite pas, mais je le crains – ce qui constituait tout de même un beau travail.
Ce travail tenait juridiquement la route, puisque le principe de précaution était d’application directe et que – vous l'avez presque tous dit, chers collègues – cette dernière est loin d’empêcher aujourd'hui toute recherche ou toute innovation ; vous l’indiquez aussi par ailleurs, monsieur Bizet.
Non, il y a bien d’autres freins, dont je dirai que le premier est constitué par les abus et les excès. N’oubliez pas qu’il y a eu l’amiante, et l’on sait bien le temps qu’il a fallu pour que certains admettent la vérité. Il y a eu Métal Europe, et bien d’autres affaires qui ont créé les conditions pour que l’on se sente effectivement dans l'obligation de mettre un frein aux atteintes à l'environnement.
Cela va donc continuer. Je pense que de nouveaux amendements ne tarderont pas à attaquer ce principe, jusqu’à ce que mort s'ensuive !
Exclamations sur les travées du groupe UMP.
En dépit de ses redondances, j’aurais aimé pouvoir voter ce texte. Il n’est pas forcément inutile de rappeler que le texte initial de la Charte de l’environnement, dont je continue à dire qu’il est excellent et plus pertinent que jamais, et que le président Jacques Chirac avait bien fait d’en demander l’adoption à la représentation nationale, pose bien un principe d’action et d’innovation, même s’il est souvent invoqué comme un principe d’abstention dans le débat public.
Je suis donc d’accord pour le rappeler, même dans un texte comprenant des redondances. De même, je suis d’accord pour rappeler la nécessité d’expertises contradictoires, indépendantes et pluridisciplinaires. Je suis également d’accord pour renforcer l'information et je suis même heureux d’appuyer cette initiative : on oppose parfois le secret industriel à un renforcement de l’information, alors que celle-ci ne peut que lever toutes les suspicions et combattre l’obscurantisme.
Venant d’une famille politique qui est le gaullisme, je n’ai aucune approche idéologique des questions liées à l'environnement ou à la santé ; je cherche simplement à me forger un jugement en honnête homme.
Or, la raison, ce n’est pas de penser que l’homme peut tout se permettre, y compris des dégâts irréversibles, et qu’il trouvera toujours le moyen de les corriger. Ce n’est pas davantage penser que tout changement de l’ordre naturel constitue une faute à ne pas commettre. Les uns et les autres, nous devons éviter de tomber dans ces excès.
Sur l’application directe, il y a débat. Je pense que l’absence de loi n’interdit pas la mise en œuvre du principe. D’ailleurs, si la loi doit préciser un certain nombre de modalités, elle ne déterminera pas tout. Comment, en effet, pourrait-elle prévoir la gestion de risques encore inconnus aujourd'hui, dans des domaines qui ne sont peut-être même pas envisagés à ce jour ? Il existe donc des limites à l’anticipation législative.
Par ailleurs, je réitère mon regret que les considérations économiques, la santé et l’environnement ne soient pas au moins placés sur le même plan. Peut-être cela aurait-il été redondant, peut-être ce souhait était-il déjà satisfait, mais ce texte est précisément le support d’une succession de redondances sur bien d’autres sujets, et j’estime que, chaque fois que l’on pose le principe des considérations économiques, on doit aussi poser les principes d’intérêt public de la santé et de l'environnement.
Selon moi, ce texte risque de rompre cet équilibre et c'est pourquoi, avec regret, je ne le voterai pas.
Je peux le dire, notre groupe déplore unanimement que le principe de précaution ait été inscrit dans la Constitution. Nous voterons donc très majoritairement cette proposition de loi – seuls deux membres du groupe s'abstiendront, mais c’est en fait parce qu’ils sont complètement opposés au principe de précaution.
Il est des messages qu’il est important d’adresser à nos concitoyens. Pour notre part, il est à la fois nécessaire de préserver notre environnement – c'est une évidence –, et indispensable de permettre à nos chercheurs de continuer à faire leur travail. Et ce que nous constatons en France – Daniel Raoul l’a rappelé avec pertinence –, ce sont des comportements qui sont devenus strictement inacceptables.
Je suis de ceux qui ont fait voter par le Sénat la proposition de loi sur la recherche sur les cellules souches embryonnaires – elle a été déposée par le groupe RDSE –, dont je me réjouis qu’elle ait pu ensuite prospérer à l’Assemblée nationale. Même si ce texte n’est pas exactement de la même nature que celui qui nous occupe, il est aussi le signe, parmi d’autres, de l’accumulation des obstacles opposés à tout ce qui relève de la recherche, ainsi que de l’accumulation de discours mettant en cause la santé de nos concitoyens en leur faisant peur.
Il suffit d'ailleurs de consulter sur internet nombre de sites d’organisations politiques pour se rendre compte que tout cela est extrêmement néfaste au développement de notre pays. La fuite de nombreux chercheurs à l’étranger est une réalité !
Il est donc urgent d’inverser très clairement cette tendance, et c'est aussi ce message qui est envoyé ce soir.
Le doyen Gélard nous a expliqué avec beaucoup de finesse que, depuis vingt et une heures, nous débattons pour rien, et cela à un double titre : d'une part, in fine, cette proposition n’aboutira pas, et, d'autre part, l’application du principe constitutionnel de précaution par la jurisprudence a été maîtrisée, mesurée et raisonnable. Depuis vingt et une heures, nous sommes donc présents ici pour rien !
Nous avons eu un débat, certes, mon cher collègue, mais je ne sais pas s'il enverra un signal positif. Nous n'avons pas eu un débat de fond sur le contenu même de la proposition de loi. Nous n’avons pas débattu du principe de proportionnalité, ni de la rédaction précise de l’article 5, ni des risques de contentieux liés à cette nouvelle rédaction de l’article 7.
Je les ai évoqués tout à l'heure en discussion générale, mais je ne me souviens pas que nous ayons ensuite creusé ces différents sujets.
La réalité, c'est que le principe de précaution a bon dos, qu’il permet de masquer certaines de nos lâchetés… Par exemple, lorsque des parcelles de recherche sur les OGM ont été détruites, je n’ai pas entendu s'élever un concert politique de condamnations de ces agissements.
Sourires sur les travées du groupe socialiste.
À de rares exceptions près, le silence a été généralisé, sans prise de risque. De même, lors de l’obstruction du débat sur les nanotechnologies, on n’a rien entendu.
Certes, le principe de précaution existe. Cependant, en réalité, s'il n’y a pas d’innovation, c'est d’abord parce que l’on n’a pas été suffisamment courageux pour dénoncer ces différentes exactions, parce que l’on ne trouve pas les financements pour l’innovation et parce que certaines procédures sont trop longues, si bien que l’on n’arrive pas à les mettre en œuvre ni à les faire aboutir.
L’appel à manifestation d’intérêt pour les hydroliennes, on parviendra à le mettre à jour dans deux ans. Or dans deux ans, les Canadiens auront maîtrisé cette technologie et développé leur propre projet depuis bien longtemps…
Ce débat s'imposait, c’est vrai. Il était nécessaire de discuter de l’innovation, comme il serait nécessaire de débattre d’une charte de l’innovation en tant que telle. Toutefois, de grâce, n’opposons surtout pas le principe de précaution au principe d’innovation !
Dans notre groupe, les votes sont extrêmement partagés. Je voterai contre ce texte, mon collège Yves Détraigne votera pour, et certains autres s'abstiendront.
Je dois dire que j’attendais avec impatience cette loi associant l’innovation à la précaution. D'ailleurs, avec le même esprit que celui qui m'anime aujourd'hui, je suis déjà intervenu sur la loi d’avenir agricole.
Quand, sur un territoire, on vit au quotidien certaines innovations dans le domaine des biotechnologies, quand, par la voie fermentaire, par la voie blanche, ce que l’on produit dans notre sol connaît des transformations extraordinaires, on se trouve confronté au principe de précaution, que l’on nous oppose régulièrement.
Je crois que, dans nos débats, nous devrons évoluer dans le domaine des biotechnologies, dans le domaine bioéthique, dans le domaine génétique… Si l’on veut réaliser des avancées, faire de la médecine prédictive – on voit bien les limites de la prévention actuelle –, avec notamment le décryptage du génome, une avancée législative s'impose par rapport à une éthique prenant insuffisamment en compte l’évolution technologique et la mutation que nous vivons actuellement.
Il faut remettre les choses à l’endroit ! On m'a toujours appris que l’on faisait de la recherche fondamentale avant de faire de la recherche appliquée. De même, je crois que l’innovation doit s'entourer de précaution et que le principe de précaution s'accompagne réciproquement d’innovation. C'est la raison pour laquelle il est temps de mettre innovation et précaution en rapport : l’une ne va pas sans l’autre.
Dans un monde en train de se transformer, c'est un signe de modernité que de ne pas avoir d’appréhension vis-à-vis de l’innovation. Les autres pays avancent plus vite que nous, ils arrivent à des résultats, tandis que nous demeurons attachés à des raisonnements archaïques, ancrés sur des grands principes, en voulant toujours donner des leçons, mais sans avancer face à la réalité d’un monde qui bouge, hélas, plus que nous ne le faisons.
C'est pourquoi je voterai avec un véritable enthousiasme ce principe d’innovation accompagnant la précaution.
Le président de l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques que je suis encore pour quelque temps ne peut que se féliciter de la qualité des débats qui se sont tenus, ce soir, au sein de la Haute Assemblée.
Naturellement, chacun le sait, notre société progresse dans des domaines toujours plus difficiles, toujours plus pointus et – pardonnez-moi l’expression –, toujours plus improbables. Je pense qu’il était donc nécessaire et important, à un moment donné, d’introduire le principe de précaution et de l’adosser à notre Constitution.
Hélas, il a été, sinon mal compris, du moins mal interprété et, je dois le dire, trop souvent mobilisé, alors que l’on devrait préciser que, du point de vue constitutionnel, le principe de précaution ne s'applique qu’en matière environnementale, et dans aucun autre domaine.
Je voudrais remercier Mme la secrétaire d'État d’avoir rappelé que le monde de la recherche est inquiet et qu’il a besoin du signe fort que nous lui adressons ce soir : le principe de précaution n’empêche pas, évidemment, l’innovation et la recherche. C'était toute l’utilité du débat de ce soir.
Il a été rappelé que certains secteurs de la recherche sont presque abandonnés.
Les chercheurs voyant le produit de leur recherche finalement détruit, abandonné, arraché, se demandent en effet à quoi bon continuer. Cela, monsieur Raoul, vous avez parfaitement raison de l’avoir dit et précisé.
Notre pays, qui est tout de même la patrie des lumières, ne peut pas, de mon point de vue, rester dans cette ambiguïté et poser ce principe de précaution sans plus d’explication. Je voudrais donc remercier notre collègue Jean Bizet d'avoir rédigé cette proposition de loi constitutionnelle. Si elle est votée, elle rendra confiance au monde de la recherche et de l’innovation et permettra à notre pays, à notre chère France, de tenir son rang et sa grandeur.
MM. Jean Bizet et Jean-Claude Lenoir applaudissent.
S’il est un point sur lequel nous sommes tous d’accord, c’est le lien étroit entre le principe de précaution et l’innovation et la recherche. Ce texte était donc inutile, même s’il a été fort bien emballé.
Vous êtes vraiment adroit, monsieur Bizet. Vous savez occuper les postes utiles : à la commission des affaires européennes, où l’on anticipe la transposition des textes relatifs, par exemple, à la brevetabilité des semences ; à l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques, qui est vraiment devenu le lieu où l’on ouvre grand les oreilles aux industries et aux innovations, mais où il ne reste plus personne pour écouter, lors des troisièmes tables rondes, les victimes de vaccinations, contre la grippe notamment.
À l’Office, on écoute de plus en plus d’une seule oreille ; c’est une constante qui va en s’intensifiant, et je ne dis pas cela contre vous, monsieur Sido. Du reste, comme vous pouvez le constater vous-même, les rangs se désertifient, pendant ces journées d’étude, lorsqu’il s’agit d’entendre un autre son de cloche.
Une majorité va sans doute se dégager sur ce texte. Les écologistes voteront contre. Je forme des vœux pour qu’il n’aboutisse pas et soit arrêté à un moment donné de la procédure. Dans le cas contraire, je vous donne rendez-vous, et nous vérifierons ensemble qui était dans le cheval de Troie !
Ce texte devrait rassembler une majorité de notre assemblée, et je m’en réjouis. Il a simplement pour but – je voudrais rassurer Mme Blandin, mais je crains malheureusement de ne pas y parvenir – d’expliciter que le principe de précaution est aussi un principe d’innovation. Si cela peut paraître superfétatoire, c’est précisément parce que, au fil du temps, la lecture qu’en ont faite nos concitoyens n’est pas celle qu’a voulue le législateur voilà une dizaine d’années. Le temps a passé ; nous sommes, selon moi, dans notre rôle de législateur en apportant un éclairage sur ce principe, qui est aussi un principe d’inaction.
Je déplore, tout comme Mme la secrétaire d’État – M. Raoul a aussi succinctement évoqué ce problème – que le débat public n’ait pas, en France, le même succès que dans les démocraties d’Europe du nord. Nous avons essayé de le susciter, voilà plus d’une dizaine d’années, avec le député Jean-Yves Le Déaut. La société française est réticente à ce type de débats, que ce soit sur les biotechnologies ou sur les nanotechnologies, et c’est dommage, parce que nous aurions ainsi évité bien des erreurs et des pertes de temps.
Je suis surpris, madame la secrétaire d’État, que vous considériez que, au travers de ce texte, nous envoyions un message négatif aux chercheurs. Je côtoie des chercheurs – sans doute beaucoup moins que vous. Je suis en relation depuis plusieurs années avec l’actuelle secrétaire perpétuelle de l’Académie des sciences, avec laquelle j’ai partagé la première réflexion sur l’évolution négative de la perception du principe de précaution par nos concitoyens, en vue justement de le clarifier et d’en faire aussi un principe d’innovation. Je puis donc vous dire que les chercheurs, les entreprises, les hommes et les femmes qui, au sein des entreprises, font de la recherche et du développement attendent cet éclairage.
Il est vrai, je suis d’accord sur ce point avec le doyen Gélard, que la jurisprudence n’a pas maltraité le principe de précaution. Toutefois, nous devons apporter un éclairage. Si ce débat n’avait que cette seule finalité – j’espère, madame Blandin, qu’il en aura bien d’autres –, il aurait atteint son but. Cette discussion aura en outre permis d’adresser un message au Gouvernement, aux chercheurs, aux chefs d’entreprise, sur ce que pense et veut la représentation nationale.
J’invite donc le Président de la République à considérer cette proposition de loi constitutionnelle, en cohérence tant avec les rapports de M. Gallois et de M. Attali, hier, et de M. Feretti, du Conseil économique, social et environnemental, aujourd'hui, qu’avec les recommandations de Mme Lauvergeon.
Madame la secrétaire d’État, vous dites que le Gouvernement veut développer la recherche et l’innovation. Eh bien, chiche ! Ce texte vous en donne l’occasion. J’ignore quel parcours lui sera réservé au-delà de son adoption par la Haute Assemblée, mais je souhaite vivement qu’il prospère.
Je ne suis pas un constitutionnaliste, encore moins un juriste, mais je sens confusément que nous avons besoin de dire à nos concitoyens et surtout aux chefs d’entreprise, qui sont les véritables créateurs de richesse de notre pays, que nous croyons à une écologie scientifique, dans laquelle les sauts technologiques permettent de conjuguer modernité et respect de l’environnement. C’est tout simplement la quintessence du développement durable ! À cet égard, je me réjouis de la prise de position de M. Raoul, avec lequel nous avons de grandes convergences de vues sur ce sujet comme sur certains autres, au-delà de nos différentes sensibilités politiques.
Pour conclure, je le répète, je souhaite que ce texte puisse prospérer au-delà du vote de notre assemblée, parce que la mondialisation, qui fait partie de notre quotidien, et ce sera encore davantage le cas demain, doit se vivre dans la modernité et dans le respect de l’environnement !
Applaudissements sur les travées de l'UMP.
Personne ne demande plus la parole ?...
Je mets aux voix l’article unique de la proposition de loi constitutionnelle dans le texte de la commission, modifié.
En application de l'article 59 du règlement, le scrutin public ordinaire est de droit.
Il va y être procédé dans les conditions fixées par l'article 56 du règlement.
Le scrutin est ouvert.
Le scrutin a lieu.
Personne ne demande plus à voter ?…
Le scrutin est clos.
J'invite Mmes et MM. les secrétaires à procéder au dépouillement du scrutin.
Il est procédé au dépouillement du scrutin.
Voici le résultat du scrutin n° 186 :
Nombre de votants342Nombre de suffrages exprimés335Pour l’adoption291Contre 44Le Sénat a adopté.
Applaudissements sur les travées de l'UMP et du RDSE, ainsi que sur certaines travées du groupe socialiste.
Voici quel sera l’ordre du jour de la prochaine séance publique, précédemment fixée au mercredi 28 mai 2014, de quatorze heures trente à dix-huit heures trente :
1. Proposition de loi modifiant le délai de prescription de l’action publique des agressions sexuelles (n° 368, 2013-2014) ;
Rapport de M. Philippe Kaltenbach, fait au nom de la commission des lois (n° 549, 2013-2014) ;
Résultat des travaux de la commission (n° 550, 2013-2014).
2. Suite de la proposition de loi relative à l’accueil et à la prise en charge des mineurs isolés étrangers (n° 154, 2013-2014) ;
Rapport de M. René Vandierendonck, fait au nom de la commission des lois (n° 340, 2013-2014) ;
Texte de la commission (n° 341, 2013-2014).
Personne ne demande la parole ?…
La séance est levée.
La séance est levée le mercredi 28 mai 2014, à zéro heure vingt-cinq.