Monsieur le président, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, « en cas de risque de dommages graves ou irréversibles, l’absence de certitude scientifique absolue ne doit pas servir de prétexte pour remettre à plus tard l’adoption de mesures effectives visant à prévenir la dégradation de l’environnement ». Ce sont les termes fondateurs du principe de précaution, posé dans le principe 15 de la déclaration de Rio de 1992, traduite en droit interne au travers de la loi Barnier de 1995.
En 2005, la Charte de l’environnement a fait un pas supplémentaire, en intégrant le principe de précaution au bloc de constitutionnalité. Pourtant, presque dix ans après, ce principe fait encore largement débat, comme en témoigne cette proposition de loi constitutionnelle.
Je voudrais d’abord revenir, loin des caricatures qui ont pu être faites du principe de précaution, sur ses conditions d’application concrète. Ce principe n’est ni général ni absolu. Il est, de plus, largement encadré.
Pour que le principe de précaution puisse être invoqué, il faut non seulement que le risque de dommages soit grave, mais également qu’il soit irréversible – je ne l’ai pas assez entendu dans ce débat ! En outre, il est nécessaire que les hypothèses de risque soient suffisantes, comme les jurisprudences de la Cour de justice de l’Union européenne et du Conseil d’État l’ont établi. Ainsi, il est « défendu aux autorités d’adopter une approche purement hypothétique du risque et d’orienter leurs décisions à un niveau de risque zéro ».
Ainsi que le spécifie l’article 5 de la Charte de l’environnement, la décision doit également être révisable, à l’aune de l’évolution des connaissances, et elle doit être proportionnée. Tous ces mots ont un sens, et leur application est lourde de conséquences. L’article L. 110-1 du code de l’environnement a également inséré le concept de « coût économiquement acceptable ». Autant d’éléments qui nous conduisent à penser que ce principe est aujourd’hui suffisamment encadré et précisé au niveau constitutionnel. Nous pourrions même dire qu’il est tellement encadré qu’il a été appliqué avec la plus grande parcimonie.
Pourtant, nombre d’économistes et de politiques – je souhaite moi aussi rendre hommage à la constance de Jean Bizet – voudraient le remettre en cause en lui reprochant de constituer un frein à la recherche et au développement économique, bref à la sacro-sainte compétitivité économique. Ils tentent alors de lui adjoindre le principe d’innovation, sous-entendant ainsi que ces deux principes seraient antinomiques, voire contradictoires.
Or le principe de précaution est par essence un principe d’innovation. En effet, le principe de précaution a pour corollaire celui du renforcement de la recherche scientifique, afin d’évaluer précisément les risques et, par conséquent, de faire évoluer les technologies. Comme l’a dénoncé le comité de la prévention et de la précaution, « il est spécieux de discerner une machination anti-science dans un principe qui, tout au contraire, vise à redoubler l’effort de recherche ». Cela supposerait d’ailleurs de renforcer l’indépendance des chercheurs, en travaillant à lutter contre les conflits d’intérêts, à augmenter les bourses des doctorants et les crédits des laboratoires et des instituts de veille sanitaire.
Nous nous inscrivons donc en faux avec la vision portée par la proposition de loi constitutionnelle, qui ferait du principe de précaution un principe d’inaction. Il n’y a pas d’un côté les modernes et de l’autre les archaïques, les pro-sciences et les obscurantistes ! D’ailleurs, si l’on cherche bien les archaïsmes, ils sont plutôt à trouver du côté de ceux qui veulent opposer systématiquement considérations environnementales et économiques, alors même que ces considérations doivent aujourd’hui, au regard des déréglementations environnementales liées à l’activité humaine, être appréhendées dans un même mouvement. Il est vrai que les résistances du monde économique libéral sont fortes…
Anne Lauvergeon a récemment déclaré qu’il « faut instaurer un principe d’innovation, fondé sur l’acceptation du risque et reconnaissant davantage le droit à l’échec ». Ne mélangeons pas tout ! Cela n’a rien à voir avec le droit à l’échec. L’institut économique Molinari, think tank libéral implanté à Bruxelles, est plus clair encore en indiquant que « le principe de précaution contrevient à des intérêts économiques ». Voilà un bel a priori ! Toujours selon cet institut, le principe de précaution « sert aussi à justifier de nombreuses interventions de l’État dans l’économie. Il comprend notamment une insécurité juridique accrue pour l’économie et l’innovation dans le marché. »
On voit bien que, derrière ces déclarations, ce qui est fondamentalement reproché au principe de précaution, c’est le symbole qu’il porte d’affirmation de la capacité du politique à intervenir pour réguler l’économie. Cela est fondamentalement jugé par les marchés comme une intervention indue des pouvoirs publics, parce que, par principe, ils refusent toute entrave.
Par ailleurs, à l’époque de la discussion sur la Charte de l’environnement, le président du MEDEF faisait déjà part de ses inquiétudes a priori, arguant d’un retard de la France, de menaces pour la compétitivité, de coûts inacceptables, de pertes de parts de marché… C’est toujours la même chose !