Intervention de Michel Teston

Réunion du 27 mai 2014 à 21h00
Charte de l'environnement — Adoption d'une proposition de loi constitutionnelle dans le texte de la commission modifié

Photo de Michel TestonMichel Teston :

Monsieur le président, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, le débat sur la proposition de loi constitutionnelle visant à modifier la Charte de l’environnement pour exprimer plus clairement que le principe de précaution est aussi un principe d’innovation intervient dans un contexte médiatique relativement passionnel, faisant suite à l’arrêt de la cour d’appel de Colmar du 14 mai dernier, qui a relaxé cinquante-quatre personnes accusées d’avoir détruit volontairement, en 2010, une parcelle expérimentale de soixante-dix porte-greffes de vigne génétiquement modifiés, exploitée par l’INRA.

Dans ces circonstances, il est essentiel de faire preuve de rigueur juridique et de mesure politique pour que le débat sur un sujet aussi important que le principe de précaution soit le plus serein possible. C’est dans cet esprit que je souhaite vous faire part de mes interrogations concernant cette proposition de loi constitutionnelle. Elles sont au nombre de trois.

La première porte sur la méthode. Il est proposé de procéder à une réécriture substantielle de la Charte de l’environnement, en particulier de son article 5 relatif au principe de précaution. Or la Charte de l’environnement, adoptée par le Parlement réuni en Congrès le 28 février 2005, a donné lieu à quatre années de travaux, menés notamment par des comités scientifiques, avec la consultation de près de 14 000 acteurs régionaux. Sur la forme, le choix d’une proposition de loi constitutionnelle pour modifier la Charte de l’environnement traduit un certain empressement, alors que l’aménagement du principe de précaution mériterait le temps d’une plus large concertation.

Ma deuxième interrogation tient à l’analyse qui est faite du principe de précaution dans l’exposé des motifs de la proposition de loi constitutionnelle. En effet, ce principe est présenté, au mieux, comme la source d’une inaction, au pire, comme un empêchement à agir.

L’auteur du texte souhaite exprimer plus clairement le principe de précaution par l’introduction d’un principe d’innovation. Cette approche laisse entendre, d’une part, que le principe de précaution serait mal défini et qu’il donnerait lieu à des interprétations restrictives de la part des juges et, d’autre part, que, dans les faits, il constituerait une contrainte et même un empêchement à l’exercice de la recherche scientifique et au développement économique.

Concernant la définition du principe de précaution, le rapporteur du texte, Patrice Gélard, a pourtant souligné que « les personnes entendues […] ont toutes estimé que les juges saisis de contentieux s’appuyant sur le principe de précaution en faisaient une application mesurée, circonscrite et raisonnable ». Même si des améliorations sont toujours possibles, on peut donc se poser la question de savoir pourquoi il serait nécessaire de définir encore plus clairement, et surtout à la hâte, le principe de précaution.

En outre, le rapport souligne bien que le principe de précaution n’est « pas une règle de fond interdisant d’agir dès qu’un risque existe, même de façon hypothétique ». Cela démontre bien une certaine modération dans l’application du principe de précaution, car, comme le souligne Patrice Gélard, « le juge se [limite] à contrôler, sur le fondement de l’erreur manifeste d’appréciation, les mesures qui doivent être prises par l’administration pour parer à la réalisation » des risques éventuels. Le principe de précaution est donc avant tout un principe procédural, encadrant l’exercice des pouvoirs de l’administration, qui ne juge pas de l’opportunité d’une innovation ou d’une recherche.

Ainsi, l’arrêt de la cour d’appel de Colmar s’inscrit bien dans la logique de la jurisprudence actuelle, puisque celle-ci a estimé que l’arrêté ministériel qui avait autorisé l’expérimentation de l’INRA était illégal, en raison d’une erreur manifeste d’appréciation sur les risques inhérents à une culture d’organismes génétiquement modifiés en plein champ, sans mesures de confinement. La cour d’appel n’a donc pas sanctionné le fait de réaliser des recherches sur les OGM, ni même le fait de ne pas avoir pris les précautions suffisantes pour les réaliser, mais l’absence de données scientifiques nécessaires au dossier d’autorisation de dissémination volontaire dans l’environnement demandé par la directive européenne du 12 mars 2001.

Quant à l’affirmation selon laquelle le principe de précaution constituerait un empêchement à l’exercice de la recherche scientifique et à l’innovation, elle est difficilement évaluable.

D’abord, la jurisprudence portant sur le principe de précaution reste relativement rare pour avoir un réel impact dans le quotidien des chercheurs et des entreprises.

Ensuite, si le principe de précaution constituait une importante contrainte économique et scientifique, le volume des brevets déposés, élément essentiel en matière d’innovation, devrait s’en ressentir. Or, selon l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle, l’OMPI, en 2013, la France a déposé 7 844 brevets, contre 6 256 en 2006, et ce malgré la crise économique et l’affaiblissement de son secteur industriel.

Enfin, le principe de précaution ne paraît nullement nuire à la compétitivité de la France par rapport à celle des autres pays. En effet, comme le rappelait Christine Noiville, directrice de recherche au CNRS, lors de son audition par l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques, en 2009, la Cour de justice de l’Union européenne et l’Organisation mondiale du commerce sont rentrées dans « une dynamique d’homogénéisation de la jurisprudence » du principe de précaution.

Cela me conduit à une troisième interrogation sur les raisons ayant motivé le dépôt de cette proposition de loi constitutionnelle.

Sur la forme, la proposition de loi constitutionnelle a été déposée le 3 décembre 2013, soit deux mois après la décision du 1er octobre 2013 du Conseil constitutionnel, saisi par le Conseil d’État d’une question prioritaire de constitutionnalité, par une société, à propos des articles 1er et 3 de la loi du 13 juillet 2011 visant à interdire l’exploration et l’exploitation des mines d’hydrocarbures liquides ou gazeux par fracturation hydraulique et à abroger les permis exclusifs de recherche comportant des projets ayant recours à cette technique.

Sur le fond, l’argumentaire présenté à l’appui de la proposition de loi constitutionnelle est relativement proche des griefs soulevés contre l’abrogation des permis exclusifs de recherche devant le Conseil constitutionnel. En effet, les requérants avaient mis en avant le fait que la loi du 13 juillet 2011 méconnaissait l’article 6 de la Charte de l’environnement, qui impose la conciliation entre la protection et la mise en valeur de l’environnement, d'autre part, et le développement économique, d'autre part. Le Conseil constitutionnel a jugé que l’article 6 n’instituait pas un droit ou une liberté que la Constitution devait garantir.

L’auteur de cette proposition de loi constitutionnelle espère-t-il que cette conciliation, sous une nouvelle forme, c’est-à-dire entre principe de précaution et principe d’innovation, pourrait instituer un droit ou une liberté garantie par la Constitution, ouvrant ainsi la voie à un revirement de jurisprudence du Conseil constitutionnel s’agissant des OGM et des huiles et gaz de schistes ?

Certes, j’entends bien l’argumentaire sur la « nécessité » d’aménager les conditions d’application du principe de précaution pour favoriser l’innovation, mais un tel aménagement doit être entrepris après une large concertation de l’ensemble des acteurs du territoire. Il serait peu judicieux, à mon sens, de prendre position sur ce texte dans le contexte médiatique actuel, exacerbé par une décision de justice d’appel commentée hâtivement, et sans prendre le temps d’effectuer un travail approfondi sur une proposition de loi soulevant tant d’interrogations.

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