Intervention de Jean-Pierre Michel

Réunion du 28 mai 2014 à 14h30
Prescription de l'action publique des agressions sexuelles — Adoption d'une proposition de loi

Photo de Jean-Pierre MichelJean-Pierre Michel :

Monsieur le président, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, avant tout, je tiens à saluer l’initiative des signataires – notamment Mme Dini – de la proposition de loi que nous examinons qui nous permettent de débattre cette après-midi d’un sujet important, horrible : les crimes commis sur des mineurs, garçons ou filles, par des membres ou des amis de leur famille, par des proches, par des éducateurs ou par des ministres du culte.

Nous connaissons ces réalités – de loin – pour avoir entendu des victimes exprimer leurs plaintes dans nos permanences parlementaires, très longtemps après les faits et ne sachant parfois plus à qui s’adresser. Il s’agit, en pareil cas, non de réparer mais de dire ce qui s’est produit des années auparavant.

Pour tenter de faire face à de telles situations, les auteurs du présent texte nous proposent d’allonger le délai de prescription pour ces crimes et délits.

Je souligne d’emblée que la prescription en vigueur en la matière est déjà exceptionnelle : elle court vingt ans après la majorité des victimes, qui peuvent donc porter plainte jusqu’à leurs trente-huit ans. Pourquoi cette exception a-t-elle été introduite dans l’échelle des prescriptions ?

On le sait très bien : dans un premier temps, ces victimes restent sous l’emprise des auteurs des faits, particulièrement lorsqu’il s’agit de membres de leur famille, d’éducateurs, de professeurs ou de maîtres d’internat, comme on l’a vu récemment. Elles éprouvent, de longues années durant, un sentiment de culpabilité extrême.

De surcroît, l’entourage connaît bien souvent l’auteur des faits et s’en rend complice : nous avons tous en tête l’exemple de mères couvrant un père incestueux, ne serait-ce que parce qu’il doit rapporter de l’argent à la maison, pour que le ménage tourne.

Qui plus est, la parole de l’enfant, souvent dénigrée, est rarement entendue, sans compter qu’il est très difficile de se rendre auprès des services de police ou de gendarmerie.

Ces facteurs constituent autant d’obstacles majeurs. Voilà pourquoi la loi permet déjà d’attendre que la victime ait atteint un stade de sa vie auquel sa maturité, les changements survenus dans son existence – elle a pu se marier ou avoir des enfants à son tour – lui permettent de révéler ce qui, quelques années plus tôt, relevait encore de l’indicible.

Le présent texte va encore plus loin : selon sa rédaction actuelle, il fait courir le délai de prescription à partir du moment où la plainte a été déposée ou de l’instant où la victime est à même de réaliser ce qui s’est passé, pour mettre en mouvement l’action publique.

Cette proposition se justifie par une raison qui est aujourd’hui médicalement connue et reconnue, et qui s’ajoute aux difficultés que je viens d’énumérer : c’est le phénomène d’amnésie traumatique, par lequel les victimes enfouissent ce qui s’est passé au fond d’elles-mêmes et le nient. Peut-être s’agit-il pour elles de se reconstruire. Hélas, elles mènent souvent une vie chaotique, parfois faite d’addictions. Dans certains cas, il faut attendre une analyse, une psychanalyse, voire des séances d’hypnose pour que l’horrible souvenir resurgisse tout d’un coup. En cet instant, la victime est en quelque sorte atteinte ou violée une seconde fois. C’est ce qu’expliquent les psychiatres et les médecins spécialistes de ces questions.

Ce moment peut bien entendu survenir après l’âge de trente-huit ans qui, en l’état actuel, marque la limite de la prescription. C’est la raison pour laquelle nos collègues ont déposé la proposition de loi qui nous est soumise.

J’en suis certain, nous toutes, nous tous dans cet hémicycle souscrivons au constat dressé par Mmes Dini et Jouanno, et voudrions apporter une réponse à ce problème.

Néanmoins, plusieurs orateurs l’ont déjà dit, cette proposition de loi, en l’état, n’est pas acceptable, ce pour plusieurs raisons.

Au premier chef, elle tend à l’imprescriptibilité des actes commis. Or seuls les crimes contre l’humanité sont imprescriptibles.

Ensuite, elle vise à suggérer que c’est la victime qui exerce l’action publique, ce qui est impossible – même si nous avons quelque peu corrigé cette rédaction. §

De surcroît – ce motif est, à mon sens, plus important encore – il faut s’interroger sur ce qu’est la prescription. Pour quelle raison existe-t-elle en droit pénal ?

En théorie, on pourrait concevoir que l’on puisse dénoncer les crimes et les délits dont on a été victime jusqu’à la fin de sa vie. Mais dans les faits, il faut ménager un équilibre entre, d’une part, le droit à l’oubli, qui assure la stabilité sociale, et, de l’autre, la répression des coupables et la réparation pour les victimes. Cet équilibre se traduit par les délais de prescription plus ou moins longs. Je le rappelle à mon tour, en matière criminelle, le délai normal est de dix ans. Mais plusieurs exceptions ont été ajoutées au fil des ans pour un certain nombre de situations.

Madame Dini, la commission des lois s’est penchée à plusieurs reprises sur cette question – il faut bien dire que vous l’avez un peu bouleversée, je ne peux pas employer un autre terme. Dans un récent rapport, MM. Hyest, Portelli et Yung ont proposé de revoir totalement le régime de la prescription, pour mieux l’adapter à l’échelle des peines. Ce critère est l’une des raisons pour lesquelles la rédaction que vous proposez ne serait pas acceptée par le Conseil constitutionnel, s’il était saisi du présent texte – je note qu’il pourrait l’être, après son éventuelle entrée en vigueur, par le biais d’une question prioritaire de constitutionnalité. Bien entendu, la commission des lois a eu du mal à accepter la rédaction proposée.

Au surplus, le parallèle que vous tracez avec les infractions occultes ou dissimulées n’est pas acceptable. Cette catégorie regroupe l’abus de biens sociaux, l’abus de confiance, etc.

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