Intervention de Edmond Hervé

Délégation sénatoriale aux collectivités territoriales et à la décentralisation — Réunion du 20 mai 2014 : 1ère réunion
Présentation du rapport de m. edmond hervé sur les politiques temporelles des collectivités territoriales

Photo de Edmond HervéEdmond Hervé, rapporteur :

Je souhaite tout d'abord remercier Madame la Présidente d'avoir accepté que notre délégation s'intéresse à ce sujet.

Il se peut que certains aient été surpris par cette notion de temporalité et de politiques temporelles. Or, il s'agit d'un sujet important car, aujourd'hui, les temps se sont multipliés. Hier il y avait le temps du travail et le temps hors travail. On comptait trois âges de la vie : l'enfance, qui se définissait par le temps des études et de l'acquisition des connaissances ; l'âge adulte, caractérisé par le travail, et enfin la retraite, généralement un temps très court qui était celui du repos.

L'évolution de la société a conduit à une multiplication des temps. Si on regarde par exemple le temps de formation, il est très hétérogène suivant les personnes et occupe désormais tous le cours de la vie, ou du moins de l'activité professionnelle. De même, le temps hors travail est multiple : il peut s'agir du temps familial, du temps domestique, du temps de culture et de loisirs, ou encore du temps de transport. En outre, les temps se concurrencent : le temps de formation, par exemple, peut concurrencer le temps de travail, et le temps de transport celui du temps pour soi.

Le temps est également très hétérogène selon les personnes ; il n'y a qu'à analyser la forte variabilité des temps de transports suivant les territoires et les personnes.

Ainsi, je considère que le temps est un formidable révélateur d'inégalités.

En 2001, alors député, j'avais rédigé un rapport sur les temps de la ville, à la demande de Nicole Péry, secrétaire d'État aux Droits des femmes et à la Formation professionnelle, et de Claude Bartolone, ministre délégué à la Ville. Ce thème m'intéresse donc depuis plusieurs années et je voulais, treize ou quatorze ans plus tard, voir comment les politiques temporelles avaient évolué et s'étaient développées.

Ce sont les Italiens, plus exactement les députées italiennes, qui se sont les premières intéressées à la question, car le temps était révélateur d'inégalités entre les hommes et les femmes. Cette inégalité a été plus flagrante encore à partir du moment où les femmes ont commencé à travailler à l'extérieur de chez elles. En effet, la grande erreur que nous avons commise a été de les considérer comme des travailleurs et non comme des travailleuses. Dès lors, nous n'avons pas fait attention à la coexistence difficile entre leur temps à l'extérieur et le temps de travail domestique.

L'une des grandes inégalités aujourd'hui est entre ceux qui décident pour le temps des autres, par exemple en déterminant les horaires des réunions, ou d'ouverture des services publics, et ceux qui le subissent. À partir du moment où le temps est une construction humaine, essayons de faire en sorte qu'il soit au service de l'égalité. On a beaucoup parlé de l'aménagement de l'espace mais, quelquefois, aménagement de l'espace et des temps sont liés. Pensons à la création du département en 1789 : il y a eu une liaison entre aménagement de l'espace et unité du temps, à savoir la définition d'un territoire permettant d'aller au chef-lieu en un jour.

La première partie de ce rapport évoque les changements qui se sont produits dans la société ainsi que les enjeux de la maîtrise des temps : ceux-ci sont tout à la fois économiques, politiques, financiers, culturels. En outre, cette question de la maîtrise des temps a pour moi une filiation indéniable avec le grand combat pour la diminution du temps de travail. Il y a une grande cohérence entre recherche de la diminution du temps de travail et aménagement des temps. La diminution du temps de travail n'apporte une amélioration à la qualité de la vie que si les personnes sont maîtresses de leur temps hors travail.

Par ailleurs, les politiques temporelles impliquent un nouveau regard. Quand on est responsable d'un service public, il ne suffit pas de se contenter d'une politique de l'offre. Il faut aussi s'interroger sur la demande. Prenons l'exemple des services de l'état-civil : correspondent-ils aux attentes de la population ? Ces attentes peuvent d'ailleurs varier en fonction des jours de la semaine mais aussi du lieu où se situe le service en question.

En matière de politiques temporelles, la négociation joue un rôle extrêmement important. Cependant, il ne faut pas s'intéresser au seul dialogue social, mais également intégrer le dialogue sociétal. Le dialogue social a lieu entre l'employeur et l'employé mais, dans le cas des services municipaux, il s'agit d'un dialogue sociétal car il faut prendre en compte les besoins et attentes des usagers. Évidemment, cela n'est pas toujours aisé.

Lors de nos auditions d'élus locaux et d'agents acteurs en matière de politiques temporelles, nous avons vu, par exemple, que la modification des horaires d'une bibliothèque ou d'un service culturel entraîne une évolution du type d'usagers qui fréquentent ce service. Ainsi, en fonction de l'extension des horaires, des jours d'ouverture, de l'existence de nocturnes, vous aurez permis une démocratisation ou, au contraire, satisfait les usagers habituels. À travers cette politique des temps, on peut retrouver l'intérêt de Jean Vilar pour le non public, le public qui ne vient pas habituellement.

Le rapport évoque ensuite les différents thèmes des politiques temporelles. Le premier est l'égalité homme-femmes. Il me semble qu'un certain nombre d'employeurs ne font pas suffisamment attention à la demande des parents, ne font pas preuve d'assez de flexibilité sur les horaires. Pourtant, un peu de flexibilité permettrait d'améliorer la qualité de vie des uns et des autres, en desserrant l'étau des temps. J'ai connu des situations, dans les abattoirs de Bretagne, où les femmes commençaient à 5 heures du matin avec leur enfant endormi sur la banquette arrière de la voiture. Ces femmes prenaient un quart d'heure pour emmener l'enfant à l'école vers 8 heures. C'est une situation qui n'est pas acceptable.

Le rapport analyse également la question du temps et de la santé, notamment lorsque l'on s'intéresse à l'aménagement du territoire. Il existe un label nommé « ville amie », qui est très précis et a notamment comme critère le temps maximum que les personnes doivent mettre pour accéder à tel ou tel service. Le thème du télétravail est également évoqué.

Par ailleurs, pour rendre hommage à l'ensemble des élus et agents qui s'investissent dans les politiques temporelles, qui innovent, j'ai souhaité que les comptes rendus de l'intégralité des auditions figurent dans le corps même du rapport. De même, les annexes présentent de nombreux documents relatifs aux actions menées par ces collectivités, ainsi qu'un résumé du rapport de M. Bailly relatif aux exceptions au repos dominical dans les commerces. M. Bailly et moi-même avions déjà travaillé en 2001 sur des sujets voisins, puisque, pour le conseil économique et social, il avait travaillé sur cette problématique des temps.

Ainsi, les politiques temporelles sont constituées de l'ensemble des décisions que peuvent prendre les élus par rapport aux horaires, aux politiques de jour, de nuit et du dimanche.

Enfin, un dernier sujet ne doit pas être oublié : le temps périscolaire, au sujet duquel les collectivités discutent, négocient et travaillent depuis déjà de nombreuses années.

Pour finir, je vais vous exposer de manière résumée les principales propositions du rapport. En nous intéressant à la maîtrise et à la gestion du temps, nous abordons un sujet politique d'une extrême importance. Si, dans une collectivité, un établissement public, une entreprise, ce n'est pas le premier responsable qui s'en saisit et s'y intéresse, alors les actions menées se solderont forcément par un échec. En effet, une démarche politique est nécessaire car nous sommes là au coeur de la transversalité. Il faut une implication très forte de la part du maire, du président de l'établissement public ou de l'assemblée délibérante, du chef d'entreprise ou de tel ou tel responsable administratif.

Deuxièmement, il est nécessaire de connaître exactement ce qui se passe, c'est-à-dire de comprendre comment fonctionne tel service, comment a lieu telle activité. Une expertise, une analyse de la situation par l'intermédiaire d'agents ou d'un bureau spécialisé est nécessaire. Je vais vous donner un exemple : lorsque j'étais député, j'étais frappé de rencontrer à la sortie des séances de nuit, vers 3 heures du matin, les femmes de ménages qui nettoyaient les locaux de l'Assemblée nationale. Sur ce même sujet, le livre Le quai de Ouistreham, de Florence Aubenas, est l'une des meilleures observations de la condition de travail des femmes de ménage. J'étais à l'époque également maire de Rennes et je me suis intéressé aux conditions de travail des femmes de ménage dans ma ville. Elles commençaient à travailler vers 7 heures du matin jusqu'à 9 heures, puis reprenaient leur travail de 16 heures à 19 heures ou 20 heures Parfois, elles étaient aussi chargées de la surveillance des enfants dans les cantines scolaires. C'est un système terrible, avec un temps de travail très fractionné. En outre, que faire pendant les intervalles ? Nous avons mis en place une démarche, dont la phase d'études et expertises a duré six mois. Dans un premier temps, nous avons interviewé l'ensemble de ces femmes - en réalité 49 femmes et 1 homme - sur leurs conditions de travail, les outils qu'elles utilisaient, la nature des sols nettoyés, mais également les difficultés techniques rencontrées, etc. Dans un deuxième temps, nous sommes allés voir les chefs de service pour connaître les moments d'occupation des bureaux. Cela a été mal pris par certains, qui y voyaient une volonté du maire de contrôler leur présence. À la suite de cette phase d'analyse, nous avons mis en place le travail continu, entraînant, parmi d'autres conséquences pour ces femmes, un changement de régime de sécurité sociale leur permettant de bénéficier d'une meilleure couverture sociale. En outre, ont été constatées une augmentation de la productivité et une chute de l'absentéisme. Ainsi, il faut à la fois une implication politique forte et une expertise approfondie, sans toutefois que les experts prennent les décisions en lieu et place des responsables.

Troisième point, pour que ces politiques soient pleinement efficaces, l'ensemble des services doivent être intéressés et chacun doit avoir le réflexe du temps. En effet, tous les services sont concernés. Il faut ainsi réfléchir au meilleur temps pour permettre d'atteindre l'optimum du service, aux conséquences temporelles de l'installation de tel ou tel bâtiment, à tel endroit, dans tel quartier. Par ailleurs, il est important de faire des évaluations afin d'étudier les conséquences de l'application de ces politiques, les changements induits, les améliorations à apporter...

La proposition suivante insiste sur l'importance de la concertation. Il faut certes qu'il y ait une décision finale, mais il faut que le maximum de gens concernés soit impliqués. Dans son rapport, M. Bailly propose d'ailleurs une démarche très intéressante. Outre l'augmentation de 5 à 12 du nombre de dimanches pouvant faire l'objet d'une autorisation d'ouverture des magasins, il suggère la délimitation de circonscriptions dans lesquelles le travail le dimanche présente une particularité et serait autorisé. Pour cela, il propose une double concertation : la première est territoriale et permet de délimiter le périmètre dans lequel il sera possible d'ouvrir les commerces. Élus locaux, acteurs de la vie économiques, chambres consulaires participent à la concertation. Dans un deuxième temps a lieu la concertation sociale avec les syndicats, et ne porte pas sur le périmètre d'ouverture mais sur la rémunération des personnels. Si on mélange les deux concertations, les risques d'échec sont maximaux. Lorsque j'étais maire de Rennes, j'avais tenu à rencontrer tous les présidents d'établissements consulaires et d'universités ainsi que le conseil économique et social de la ville afin de développer une culture commune de la concertation.

La proposition suivante vise à profiter de l'expérience que certaines collectivités ont acquise en matière de politiques temporelles. À cet égard, je souhaite mentionner l'existence de l'association Tempo Territorial, réseau comprenant la plupart des collectivités ayant mis en place des politiques temporelles, et qui fait un travail remarquable. Il peut être intéressant que des collectivités territoriales non encore impliquées puissent bénéficier des acquis d'expérience, par exemple par la mise à disposition de personnels qui connaissent déjà bien ces questions. Le format reste à définir : stages, conventions, etc.

La proposition suivante vise à demander au comité national de l'égalité des territoires de prendre le temps comme référence. En outre, il est proposé de mener sur ce thème une grande campagne d'information et de sensibilisation des collectivités territoriales.

Le dernier point concerne le télétravail. Les décrets d'application de la loi n'ont toujours pas été pris. Le télétravail a d'ailleurs beaucoup évolué depuis sa naissance dans les années 90. La DATAR le présentait alors comme le moyen de rééquilibrer le rural et l'urbain et de lutter contre la diminution de la population rurale. Cela n'a pas fonctionné. Mais aujourd'hui, le télétravail est en plein développement en raison des innovations récentes dans le domaine numérique.

Je terminerai mon propos par les conséquences de l'innovation numérique sur le commerce. Nous devons faire très attention à la sélection des activités commerciales dans les centres villes, dont la configuration va très fortement évoluer au cours des prochaines années, de même que les environnements commerciaux et culturels des grandes gares, amenés à se développer fortement.

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