Intervention de Pierre Bordier

Réunion du 10 juin 2014 à 21h30
Débat sur les collectivités locales et la culture

Photo de Pierre BordierPierre Bordier :

Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, aujourd’hui, les collectivités locales sont les premiers financeurs de l’activité culturelle en France. Elles prennent en charge 70 % des dépenses, et leur contribution financière a progressé de 12 % depuis 2006, selon un rapport commun des inspections générales des affaires culturelles et des finances publié en janvier dernier. Cette contribution se chiffre à 7, 6 milliards d’euros. Ce sont les régions et les établissements publics de coopération intercommunale, les EPCI, qui ont le plus augmenté leur effort financier, tandis que les communes, propriétaires de la plupart des équipements culturels et monuments historiques, sont désormais les principales contributrices de la dépense culturelle publique ; celle-ci représente 8 % du budget des communes de plus de 10 000 habitants.

La décentralisation culturelle a permis la démocratisation de l’accès à la culture et la diffusion de l’action culturelle sur l’ensemble du territoire, à travers le soutien à un réseau de structures très dense. Les collectivités assurent la mise en œuvre opérationnelle et, notamment, le financement des grandes politiques culturelles définies par l’État. Elles pallient de plus en plus la faiblesse des crédits engagés par l’État, par exemple dans les domaines de l’archéologie préventive, du patrimoine, du spectacle vivant ou de l’accès aux savoirs.

Aujourd’hui, dans un contexte de crise économique et sociale, et à l’approche d’une recomposition territoriale, certains principes doivent être réaffirmés. Ce doit être également l’occasion d’une clarification des rôles. Je pense qu’il existe deux enjeux : la clarification des différentes interventions au niveau local et la réaffirmation d’une direction générale définie par l’État.

Tout d’abord, la Cour des comptes a relevé les chevauchements des actions culturelles menées aux niveaux territorial et national, un manque de cohérence entre les interventions et un empilement de dispositifs contractuels complexes. Un rapport d’information rédigé en 2009 par Yves Krattinger et Jacqueline Gourault au nom de la commission des finances du Sénat a fait le même constat.

Certes, la réalisation de projets importants repose souvent sur un partenariat entre plusieurs acteurs, mais l’empilement des structures et l’enchevêtrement des compétences et des financements peuvent être sources d’erreurs, de doublons, de perte de temps et de moyens. Aussi la commission des finances avait-elle cherché des voies de clarification, pour une meilleure coordination et une meilleure lisibilité. Elle préconisait notamment de généraliser des instances et outils de concertation entre les acteurs au niveau régional, afin d’assurer la coordination des actions, de simplifier les modalités de financement et de définir des objectifs partagés.

Madame la ministre, pourriez-vous préciser la politique du Gouvernement sur cette question de la clarification des rôles ?

Je voudrais à présent évoquer une réforme majeure, celle des établissements publics de coopération culturelle, dont la création provient d’une initiative sénatoriale prise il y a un peu plus de dix ans. La loi relative à la création des EPCC, votée en 2002, visait à organiser le partenariat entre l’État et plusieurs collectivités territoriales, ou seulement entre ces dernières, sur la base du volontariat, autour d’un projet culturel de territoire. Le but était de partager les initiatives culturelles et de leur donner plus d’ambition, de mutualiser les projets pour les rendre plus efficaces et plus visibles.

On compte aujourd’hui plus de 90 EPCC. Cela démontre que cette création était nécessaire et que les territoires – départements, régions, communes – se sont emparés des EPCC, notamment pour gérer leur patrimoine, le mettre en valeur et l’ouvrir le plus largement possible au public, ou pour développer les enseignements artistiques, notamment dans le cadre des écoles d’art, afin de permettre à un plus grand nombre d’usagers d’en bénéficier. À titre d’exemple, je citerai l’Opéra de Lille, le Centre Pompidou-Metz, le Louvre-Lens ou l’École supérieure d’art et de design de Saint-Étienne.

En 2011, j’ai présidé avec Cécile Cukierman une mission destinée à faire le bilan de dix années d’EPCC. Nos travaux ont montré les atouts des EPCC, mais également l’existence de dysfonctionnements. Certains EPCC n’ont pas été suffisamment préparés en amont ; d’où des désaccords entre partenaires ou la sous-estimation des coûts engendrés. La place de l’État, investisseur souvent minoritaire, face aux collectivités locales, n’est pas toujours facile à trouver. L’État doit pourtant exercer ses missions d’expertise, de conseil et parfois d’arbitre.

Les EPCC ont surtout pâti d’un statut fiscal complexe et défavorable. J’ai pu le constater dans mon département, où un EPCC que j’avais créé et présidé regroupait le conseil général de l’Yonne et la ville d’Auxerre. Après deux ans et demi de fonctionnement, les services fiscaux ont réclamé le paiement de la taxe sur les salaires, alors que les deux collectivités concernées n’y étaient pas assujetties auparavant pour les mêmes activités. Cette situation pour le moins surprenante est due à l’évolution de la jurisprudence européenne et à son respect par l’instruction fiscale. Les EPCC ayant une forte masse salariale ont ainsi pu voir leur charge fiscale décuplée. Au final, l’EPCC de l’Yonne a été dissous, la ville d’Auxerre et le conseil général reprenant leurs compétences et financements antérieurs. Piètre résultat !

Pour éviter que de nombreux projets soient ainsi privés du cadre offert par les EPCC, notre mission avait proposé soit que le ministère interprète favorablement les dispositions législatives concernant la taxe, soit que des dérogations soient accordées. Depuis, le dossier n’a pas du tout avancé. Madame la ministre, je souhaiterais connaître vos intentions à ce sujet.

Notre mission avait également pointé le problème des établissements d’enseignement artistique, auxquels le statut d’EPCC a été imposé. Sans anticiper sur ce que nous dira certainement Catherine Morin-Desailly, je tiens à rappeler que, si cette transformation obligatoire poursuivait l’objectif louable d’une plus grande autonomie des établissements, elle n’en a pas moins engendré de nombreuses difficultés : mise en place précipitée, diversité des statuts des personnels et inégalité des rémunérations, déficit d’information, problèmes de participation à la gouvernance.

Si le bilan des EPCC demeure globalement positif, sans doute faudrait-il procéder à des ajustements législatifs en ce qui concerne l’enseignement artistique. Notre débat est l’occasion de le rappeler.

Autre point que je souhaitais aborder : la place de l’État au moment où une réforme des collectivités territoriales est en cours de discussion et sera bientôt débattue au Parlement.

Par le passé, l’État a été le décideur en matière de politique culturelle. Aujourd’hui, il est davantage un facilitateur, accompagnant les projets des collectivités. Je pense que la culture doit demeurer un champ d’intervention commun, dans lequel l’État et les collectivités peuvent travailler ensemble de façon complémentaire.

Or, madame la ministre, l’article 1er de la loi de modernisation de l’action publique territoriale et d’affirmation des métropoles, adoptée en décembre 2013, a éveillé les craintes des organisations professionnelles du secteur des arts et de la culture. Cet article permet en effet à l’État de déléguer par décret certaines de ses compétences à une collectivité qui en ferait la demande. Le fonctionnement du réseau des directions régionales des affaires culturelles, les DRAC, pourrait donc se trouver affecté, ce qui nuirait à l’homogénéité de la politique nationale de soutien à la culture.

La présence de l’État à travers ses services déconcentrés est fondamentale. Elle garantit l’égalité territoriale, qui irrigue les territoires ou les quartiers éloignés d’une offre culturelle de qualité. Lorsque la compétence « culture » aura été déléguée, comment l’État pourra-t-il tenir son engagement de ne supprimer aucune DRAC ? Je pense que cette disposition ouvre la voie à un désengagement de l’État, et il me semble donc souhaitable qu’un prochain texte législatif, par exemple le projet de loi sur les territoires actuellement en préparation, établisse clairement une compétence partagée et réaffirme le rôle de l’État.

La culture et les arts favorisent l’épanouissement personnel et collectif des individus, ainsi que la cohésion et le dialogue social. Ces activités constituent également un formidable enjeu économique. . Selon le rapport commun des inspections générales des affaires culturelles et des finances, elles représentent 3, 2 % du PIB de la France et 670 000 emplois ; en valeur ajoutée, c’est autant que l’agriculture et l’agroalimentaire, deux fois plus que les télécommunications et sept fois plus que l’automobile. C’est dire combien l’État et les collectivités territoriales, qui sont directement concernés, doivent veiller au maintien et à l’essor des industries culturelles et créatives.

Le processus de décentralisation en cours – métropoles, intercommunalité, etc. – mettra chaque élu devant une situation politique largement inédite. Aussi l’État devra-t-il jouer pleinement son rôle de facilitateur des actions locales. J’espère que ce débat nous permettra d’obtenir une clarification quant à ses intentions.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion