Intervention de Brigitte Gonthier-Maurin

Délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes — Réunion du 5 juin 2014 : 1ère réunion
Prostitution — Examen du rapport d'information

Photo de Brigitte Gonthier-MaurinBrigitte Gonthier-Maurin, présidente, rapporteure :

J'ai souhaité que nous examinions le rapport d'information que je vous soumets sur la proposition de loi renforçant la lutte contre le système prostitutionnel, même si l'on est encore dans l'incertitude concernant son inscription à l'ordre du jour, afin que la délégation puisse contribuer à éclairer le débat.

Je vous ai fait envoyer par courriel le projet de rapport pour faciliter nos échanges de ce matin.

La proposition de loi fait depuis plusieurs mois l'objet d'un débat opposant deux approches de la prostitution.

L'une défend celle-ci au nom de l'expression d'une liberté : celle de gagner sa vie par des relations sexuelles tarifées, et celle d'acheter des relations sexuelles. Dans cette logique, à laquelle je vous propose de nous opposer avec détermination, la prostitution relèverait d'une activité professionnelle comme une autre. S'y opposer reviendrait donc à contester le « droit » qu'auraient les femmes de se vendre et celui - éminemment contestable - qu'auraient les hommes d'acheter leur corps.

Selon un autre point de vue, qui me semble être celui de la délégation, la prostitution est avant tout une violence faite aux femmes ; elle relève d'une forme d'esclavage. Elle est la manifestation la plus inacceptable de l'inégalité entre les hommes et les femmes, car elle repose sur l'idée que les hommes ont le droit de disposer du corps des femmes pour satisfaire des pulsions sexuelles considérées à la fois comme licites et irrépressibles.

Il était donc tout-à-fait naturel que la délégation se saisisse de ce sujet parallèlement à la commission spéciale qui s'est constituée en janvier de cette année. Je remercie d'ailleurs notre collègue Jean-Pierre Godefroy de m'avoir associée aux auditions de la commission dont il est le président.

Le rapport que je vais vous présenter s'appuie sur douze auditions et deux déplacements effectués depuis novembre 2013, parallèlement aux travaux de l'Assemblée nationale puis de notre commission spéciale. Il s'appuie aussi sur les informations recueillies lors des trois auditions organisées par la délégation entre janvier et mars 2013 et des trois déplacements auxquels la délégation du Sénat avait été associée, entre 2012 et 2013, dans le cadre de la préparation de la proposition de loi élaborée initialement par la délégation aux droits des femmes de l'Assemblée nationale.

Le rapport est assorti de onze recommandations que je vais vous présenter dans le désordre, en fonction de leur place dans le rapport.

Ainsi que je vous l'ai proposé dès le début de nos travaux, j'ai souhaité orienter le contenu du rapport sur les points suivants :

- les motivations des acheteurs de relations sexuelles ;

- et les moyens de prévenir le développement de la prostitution au moyen de l'éducation à l'égalité entre hommes et femmes et à la lutte contre les stéréotypes sexistes, dès le plus jeune âge.

Dans cette logique de prévention de la prostitution et de sensibilisation de la jeunesse aux réalités de ce fléau, je me suis également intéressée aux liens entre la prostitution et la pornographie et sur les conséquences possibles de l'apparente banalisation de la pornographie auprès des jeunes sur l'évolution des relations entre hommes et femmes.

J'en viens au constat que présente la première partie du rapport sur les caractéristiques actuelles de l'univers prostitutionnel. Ce constat est sans surprise.

Premier point : la prostitution se développe actuellement, tout d'abord sous l'influence croissante de la traite des êtres humains. Ce fait a des conséquences terribles sur les violences faites aux victimes de ce système, dont la situation sanitaire et sociale effroyable est mieux connue grâce à nos collègues Jean-Pierre Godefroy et Chantal Jouanno.

Parmi les recommandations que je vous propose figure donc le lancement d'une grande campagne d'information sur les réalités de l'univers prostitutionnel, pour que chacun comprenne que défendre la prostitution et a fortiori acheter un rapport sexuel revient à être complice d'un système barbare et esclavagiste (il s'agit de la recommandation n° 10).

Or - j'en viens maintenant à un point technique - malgré la responsabilité immense de la traite des êtres humains dans le développement de la prostitution, les magistrats semblent ne pas s'être appropriés l'infraction de traite aux fins de proxénétisme et semblent toujours privilégier le chef de proxénétisme.

Pourtant, la qualification de traite présente des avantages pour une répression plus efficace des responsables car cette infraction offre des possibilités de poursuite beaucoup plus grandes que la seule référence au proxénétisme et parce que la qualification de traite présente des avantages certains dans des dossiers internationaux nécessitant une entraide répressive avec des pays comme l'Allemagne, qui n'incriminent pas le proxénétisme.

Je vous propose donc que la délégation recommande qu'une circulaire du garde des Sceaux attire l'attention des magistrats sur les avantages que présente la qualification de traite des êtres humains et que les magistrats et les policiers soient formés à cet effet (il s'agit de la recommandation n° 4).

De manière très concrète, le code pénal pourrait par ailleurs être modifié pour prévoir que les personnes condamnées pour traite des êtres humains aient à rembourser les frais de rapatriement de leurs victimes, comme c'est actuellement le cas pour le proxénétisme : tel est l'objet de la recommandation n° 8.

L'autre vecteur de développement de la prostitution est Internet, avec toutes les difficultés qui en résultent pour la traque des responsables de sites qui relèvent pourtant du proxénétisme.

Je déplore la faiblesse des moyens disponibles pour lutter efficacement contre la prostitution sur Internet et je m'étonne que des sites Internet qui relèvent manifestement du proxénétisme ne puissent pas être interdits. Mais je suggère que la délégation s'en remette à la commission spéciale sur ce sujet complexe.

Un troisième élément possible du développement de la prostitution est encore très mal connu et je suis très prudente sur ce sujet : il s'agit de la prostitution étudiante. L'une des recommandations que je vous propose d'adopter concerne la réalisation d'une enquête sur ce sujet déterminant pour l'avenir de notre société (il s'agit de la recommandation n° 11).

La deuxième caractéristique de l'univers prostitutionnel, après son développement actuel, c'est qu'il s'agit d'une violence inacceptable faite aux femmes mais aussi aux enfants. Ce point ne va pas de soi et je vous rappelle qu'il n'est pas question de prostitution dans la convention d'Istanbul, pourtant dédiée aux violences faites aux femmes.

Je vous propose que figurent parmi nos recommandations :

- le fait que tous les professionnels en contact avec des femmes victimes de violences soient sensibilisés et formés au lien entre violences et prostitution afin de permettre un véritable repérage des victimes de la prostitution et d'améliorer leur prise en charge ;

- et que cette formation soit étendue aux personnes, notamment dans le cadre de l'Aide sociale à l'enfance, qui accueillent des enfants victimes de violences, car ceux-ci peuvent être menacés à terme par le danger de la prostitution. Tel est l'objet de la recommandation n° 9.

Dans cet esprit, pour renforcer le message de la délégation, je vous propose d'intituler le rapport : « La prostitution : la plus vieille violence du monde faite aux femmes ».

La troisième caractéristique de la prostitution est qu'elle fait obstacle à l'égalité entre hommes et femmes et que lutter contre la prostitution s'inscrit dans la lutte pour les droits humains.

À cet égard, je ne vous propose pas de recommandation concrète mais le rappel de deux convictions fortes au nom de la délégation :

- premièrement : la prostitution ne saurait être considérée comme un métier comme un autre, ou alors peut-on souhaiter que son enfant, son compagnon ou sa compagne l'exerce ? De même, pourrait-on souhaiter d'avoir un proxénète comme enfant, compagne ou compagnon ?

- deuxièmement : il est inacceptable de justifier la prostitution par la liberté sexuelle, qui ne saurait en aucun cas passer par la marchandisation d'un corps.

J'en viens à l'autre aspect de l'univers prostitutionnel qui est celui du client ou plutôt de l'acheteur de sexe, ce fameux « Monsieur tout le monde » auquel est consacrée la deuxième partie du rapport.

Le rapport présente la synthèse de nos auditions sur la psychologie du client et sur les différentes typologies que nous ont présentées certains observateurs du système prostitutionnel.

Il consacre aussi un passage particulier à La Jonquera, qui met en évidence la consommation courante, par de nombreux hommes jeunes, de relations sexuelles tarifées. Mais l'analyse de La Jonquera montre aussi et de manière très éclairante - cela a été une découverte pour moi - la souffrance que cause aux femmes de la région la fréquentation de ces clubs par leurs compagnons.

Toujours dans la partie relative aux clients de la prostitution, le rapport consacre un développement à la pornographie : nos interlocuteurs ont établi un lien, semble-t-il, entre consommation de pornographie et consommation de sexe tarifé.

Le problème réside dans la grande diffusion de la pornographie chez les jeunes, souvent dès l'école primaire, en lien avec la multiplication des supports (téléphones portables, internet, tablettes...). Des observateurs nous ont dit combien le fait de recevoir ces images pouvait être choquant et porteur d'une forme de violence pour certains enfants.

Or la pornographie véhicule un modèle de relations sexuelles sur lequel je ne porterai pas de jugement moral, mais qui repose sur un modèle de sexualité inégalitaire fondé sur la soumission de la femme. Cela me semble susceptible d'affecter les relations entre garçons et filles, puis entre hommes et femmes. La solution me semble résider dans l'éducation au regard critique des jeunes.

J'en viens donc à la troisième partie du rapport sur les réponses à apporter au développement de la prostitution.

Il s'agit tout d'abord de permettre aux victimes de la prostitution de changer de vie si elles le souhaitent. Cela suppose deux conditions.

Il faut tout d'abord - et c'est l'objet de la recommandation n° 3 - que des moyens suffisants et pérennes soient consacrés au financement du parcours de sortie de prostitution, que ce parcours soit organisé de manière à couvrir l'ensemble des besoins des personnes concernées et que les associations qui participeront à la mise en oeuvre du parcours de sortie de prostitution fassent l'objet d'une sélection attentive.

Il faut ensuite, pour que les personnes prostituées soient encouragées à engager cette démarche, qu'elles puissent instaurer des relations de confiance avec la police, ce qui suppose que le délit de racolage soit abrogé. Tel est l'objet de la recommandation n° 2. Ce délit est certes jugé utile par les services enquêteurs car il faciliterait la collecte de renseignements et ne servirait pas à sanctionner les personnes prostituées. Je ne suis pas, pour ma part, convaincue par ces arguments et je pense que le fait de pouvoir être mis en garde à vue n'est pas de nature à rassurer qui que ce soit.

Du côté de l'acheteur, la proposition de loi part du principe que sans acheteur, pas de prostitution, pas de traite, pas de proxénètes... Elle prévoit donc de réprimer l'achat d'un acte sexuel par une amende, le cas échéant assortie d'un stage de sensibilisation.

Il ne s'agit pas de faire la morale, mais de dire tout simplement quelle société nous voulons : une société inégalitaire où l'on peut acheter le corps de femmes ou une société où cela est interdit.

Je vous propose de considérer la valeur dissuasive et pédagogique de la pénalisation du client et de préconiser l'adoption de ces dispositions. Tel est l'objet de la recommandation n° 1.

Abordons maintenant les questions relatives à l'éducation des jeunes, dans une logique de prévention, le plus en amont possible, de la prostitution.

Le code de l'éducation prévoit deux types de formation qui peuvent se rattacher à cette logique :

- l'éducation à la sexualité, à laquelle l'article L. 312-16 prévoit de consacrer trois séances par an dans les écoles, les collèges et les lycées ;

- la formation à l'égalité entre hommes et femmes, que l'article L. 312-17-1 prévoit de dispenser à tous les stades de la scolarité, sans plus de précision sur les horaires et le niveau de l'enseignement.

Pour avoir assisté à deux séances de formation à l'égalité, l'une dans un lycée professionnel de l'Essonne et l'autre dans un collège de Seine-Saint-Denis, je peux vous assurer que ces modules sont utiles et que les animateurs qui les assurent font un travail remarquable.

J'en ai tiré la conviction qu'il est nécessaire d'intervenir le plus tôt possible contre les stéréotypes sexistes et pour promouvoir l'égalité entre filles et garçons : au lycée, il est déjà trop tard...

Le seul problème est que ces séances dépendent de la sensibilisation des chefs d'établissement (tous les projets d'établissement ne les prévoient pas) et que tous les élèves n'en sont pas bénéficiaires. Et quand ils ont la chance de pouvoir assister à ces modules, il est loin d'être acquis que le rythme de trois séances par an soit respecté. Enfin, il n'y a pas de vrai suivi de ces séances, ce qui me semble regrettable.

Je vous propose donc, par la recommandation n° 5, de préconiser :

- la mobilisation des chefs d'établissements pour que ces ateliers d'éducation à la sexualité et d'information sur l'égalité soient effectivement organisés dans tous les établissements ;

- l'instauration d'un suivi de ces séances ;

- l'adoption, par le Sénat, sous réserve le moment venu d'ajustements rédactionnels, des modifications apportées par l'Assemblée nationale aux articles L. 312-16 et L. 312-17-1 du code de l'éducation, qui orientent l'éducation à la sexualité vers « l'estime de soi et de l'autre » et le « respect du corps », dans un esprit d'égalité, et la formation à l'égalité vers « les réalités de la prostitution ».

Certes, ces séances de formation à l'égalité et d'éducation à la sexualité sont très pertinentes, mais elles ne remplacent pas, j'en suis convaincue, l'intégration de la problématique de l'égalité dans l'enseignement lui-même, dans tous les programmes et dans toutes les disciplines. Tel est l'objet de la recommandation n° 6 : l'égalité entre hommes et femmes doit pouvoir être abordée de manière transversale, dans toutes les matières, le plus en amont possible.

Dans cette logique, la recommandation n° 7 vise la généralisation des ABCD de l'égalité et recommande que les conséquences en soient tirées sur la formation initiale et continue des enseignants.

Ces deux recommandations rejoignent les réflexions que nous nous sommes faites lors des auditions sur les manuels scolaires : ce n'est pas étonnant puisque la prostitution s'inscrit dans une société inégalitaire, et que lutter contre l'inégalité entre hommes et femmes commence dès le plus jeune âge.

Voilà, mes chers collègues, ce que je vous propose à l'égard de la proposition de loi dont la délégation a été saisie par la commission spéciale.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion