Intervention de Jeanny Lorgeoux

Réunion du 18 juin 2014 à 14h30
Débat sur les zones économiques exclusives ultramarines

Photo de Jeanny LorgeouxJeanny Lorgeoux :

Madame la présidente, madame la ministre, monsieur le président de la délégation sénatoriale à l’outre-mer, mes chers collègues, le président de la commission, M. Carrère, vient de mettre en lumière l’importance et la profondeur stratégiques de l’enjeu que représente pour la France la possibilité d’exploiter, au fur et à mesure que les technologies le permettront et à un coût raisonnable, les richesses de ses zones économiques exclusives ultramarines.

Seulement, cette perspective n’a de sens que si nous réussissons à faire respecter nos intérêts sur la scène internationale, en utilisant toutes les opportunités qu’offrent le droit et la diplomatie. Or les limites de nos ZEE ne sont ni clairement ni complètement établies, tout particulièrement dans l’océan Indien.

En effet, si des accords bilatéraux ont pu être conclus avec l’île Maurice, en 1982, et avec Madagascar, en 2005, respectivement pour l’est et l’ouest de la Réunion, les limites ne sont pas fixées officiellement autour de l’île Tromelin, faute d’accord.

Autour de Mayotte, aucune des limites de la ZEE n’est stabilisée. Les Comores ont même autorisé la délivrance de permis d’exploration pétrolière sur une surface de 6 000 kilomètres carrés empiétant sur le périmètre théorique de notre zone économique exclusive. Que se passera-t-il si un gisement est découvert et mis en exploitation ? Indépendamment même de la perte de recettes que subiraient la France et, particulièrement, le département de Mayotte, les explorations, du seul fait qu’elles existent, renforcent les prétentions comoriennes sur notre espace maritime.

Au demeurant, les questions soulevées par cette situation se posent au sujet d’une grande partie de notre ZEE.

Dans la zone Antilles-Guyane, le travail est certes plus avancé, mais non achevé. En particulier, si la délimitation avec la ZEE du Brésil est effective depuis 1981, la délimitation n’a pas abouti avec le Surinam.

À Saint-Pierre-et-Miquelon, la délimitation est effective à la suite d’un arbitrage, rendu en 1992, qui est très défavorable à la France. En Nouvelle-Calédonie, la délimitation est réalisée avec les îles Salomon, les Fidji et, partiellement, avec l’Australie. Pour Wallis-et-Futuna, le travail est pour partie achevé.

Les incertitudes qui demeurent sont accentuées par le caractère relatif du principe de l’équidistance adopté pour le tracé, et par les interprétations divergentes qui lui sont données. Sans compter qu’il manque encore des décrets portant délimitation des lignes de base pour nombre de territoires, décrets dont la publication est pourtant nécessaire pour conforter les notifications de limites à l’ONU. Il s’agit aujourd’hui pour les services compétents du ministère des affaires étrangères de mettre les bouchées doubles et d’affecter les moyens nécessaires à ce travail, qui touche à l’intérêt supérieur à long terme de la France.

Enfin, cette fragilité juridique se double de fortes incertitudes sur l’extension du plateau continental. À cet égard, l’absence de limitations claires de nos ZEE n’est pas de nature à conforter les demandes françaises d’extension.

Mes chers collègues, imaginez-vous que, sur quatorze demandes soumises à l’étude, quatre seulement à ce jour ont donné lieu à une recommandation de la Commission des limites du plateau continental, la CLPC ; aucune n’ayant été traduite dans le droit par les autorités nationales, le processus d’ensemble pourrait ne pas aboutir avant une dizaine d’années au moins.

En outre, la CLPC ne dispose pas de moyens suffisants pour accomplir sa mission dans des délais raisonnables ; la France devrait insister auprès des Nations unies pour qu’elle en soit dotée.

En l’absence de délimitation établie, l’étendue de notre domaine maritime n’est pas opposable aux États tiers, ce qui fragilise les actions de protection et d’exploitation. Cette situation est propice au développement de véritables zones de non-droit dans des espaces théoriquement, et jusqu’à preuve du contraire, sous juridiction française. La crédibilité de l’action de l’État en mer en est inévitablement affaiblie, de même que la capacité de celui-ci à exercer ses responsabilités.

Au demeurant, l’affirmation de la souveraineté française ne dépend pas seulement de la sécurisation juridique du statut des ZEE ultramarines ; elle appelle aussi une présence effective et visible de l’État, laquelle n’est pas aisée à assurer compte tenu de l’éloignement de ces territoires de la métropole et même, pour les plus isolés, par rapport à nos principaux points d’appui outre-mer. La difficulté est d’autant plus grande que l’État consacre à cette mission des moyens insuffisants – notre collègue André Trillard abordera cette question de manière plus approfondie dans quelques instants.

Madame la ministre, tout ce qui peut être fait par le droit et la diplomatie préviendra des conflits futurs et évitera d’avoir à engager des moyens militaires, dont on sait qu’ils sont comptés, sur des fondements incertains et contestables.

La faiblesse des moyens mis en œuvre pour étayer nos dossiers et le peu d’empressement mis à délivrer des titres miniers aux compagnies françaises nous conduisent à nous interroger sur la volonté de certaines administrations d’affirmer notre souveraineté et d’exploiter les zones en cause.

Pourtant, la souveraineté de la France sur sa ZEE est d’ores et déjà contestée – je le dis sans ambages. De fait, sur les désaccords touchant à la délimitation se greffe parfois une contestation de la souveraineté même de la France sur le territoire concerné. C’est le cas, naturellement, pour Mayotte, où notre souveraineté n’a jamais été reconnue par l’État comorien, mais aussi pour certains îlots de dimension réduite, difficilement habitables.

Or ce sont des zones économiques immenses, et convoitées, qui dépendent de notre souveraineté sur ces territoires.

Je pense par exemple à l’île Tromelin, revendiquée par la République de Maurice ; un accord de cogestion sectoriel, portant sur les ressources halieutiques, a été signé en 2010, mais il est difficilement acceptable sous certains aspects, dès lors que Maurice continue de délivrer des licences de pêche pour une zone qui empiète sur la nôtre.

Je pense aussi aux îles Éparses, dans le canal du Mozambique, revendiquées par Madagascar de façon plus ou moins forte – plus souvent forte à mesure que les résultats des explorations laissent entrevoir des gisements d’hydrocarbures prometteurs. En vérité, l’enjeu est de taille : dans cette zone, la ZEE de la France correspond potentiellement à un espace de 425 000 kilomètres carrés, ce qui représente les deux tiers du canal du Mozambique.

Je pense encore à l’île de Clipperton, dont la zone est particulièrement poissonneuse et constitue un réservoir potentiel d’énergies renouvelables. Elle fait l’objet d’une revendication récente, mais constante, du Mexique, qui conteste son caractère habitable dans la durée, alors même que nous bénéficions d’un arbitrage international favorable rendu en 1931.

En 2008, nous avons introduit ce territoire à l’article 72-3 de la Constitution, mais, à la même époque, nous avons signé avec le Mexique un accord de pêche particulièrement complaisant, sans contrepartie véritable, dont on peut légitimement se demander s’il n’affaiblit pas notre position.

Pour mémoire, je veux citer également les îles Matthew et Hunter, contestées par le Vanuatu.

Enfin, la France devrait s’intéresser davantage à la gouvernance mondiale des océans.

La convention de Montego Bay n’a pas seulement reconnu des droits aux États côtiers : elle a également défini le statut des eaux et du sous-sol marin situés dans la zone internationale, et confié à l’Autorité internationale des fonds marins, l’AIFM, l’organisation et le contrôle des activités d’exploration et d’exploitation des ressources du sol et du sous-sol.

Cette autorité, qui, aux termes de la convention, agit pour le compte de l’humanité tout entière, est appelée à jouer un rôle central dans la gouvernance des océans, par l’édiction de normes et la délivrance de permis aux États signataires et aux entreprises qu’ils patronnent. Il est donc impératif de s’en préoccuper.

À ce jour, elle a établi des réglementations sur les nodules et sur les sulfures polymétalliques ; elle a aussi délivré une quinzaine de permis, dont certains portent sur la zone de fracture Clipperton-Clarion, à proximité de notre ZEE. La présence, parmi les titulaires de permis, de puissances comme la Russie, la Chine et la Grande-Bretagne met en exergue l’intérêt porté par les grandes nations industrielles à l’exploitation des fonds marins.

En l’absence des États-Unis, non signataires de la convention, au sein de l’AIFM, la France, parce qu’elle est, comme l’a souligné M. le président de la commission, l’État qui dispose de la ZEE la plus étendue, située de surcroît sur trois océans, et compte tenu de son expertise technique et géographique, et des talents qu’elle possède dans ce domaine, doit peser de tout son poids dans la définition d’un cadre raisonné et protecteur de l’environnement pour l’exploitation des fonds marins. L’enjeu est essentiel, car ce cadre servira de référence pour les activités dans les ZEE nationales.

La France doit également être active dans le domaine de l’exploration des grands fonds, en déposant des demandes de permis et en développant son expertise. Or elle y consacre trop peu de moyens : de fait, deux campagnes seulement ont été entreprises dans la zone Clipperton-Clarion, alors que le permis de quinze ans s’achèvera en 2016 ! Le même constat vaut pour le permis portant sur la dorsale atlantique, une zone dans laquelle les Russes et les Chinois mènent cinq campagnes par an !

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