Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, l’invention du super-conteneur dès le début des années soixante-dix a profondément changé la donne du commerce international. Nous le constatons aujourd’hui, la mondialisation s’accompagne, outre la généralisation des flux financiers, d’un important processus de maritimisation, c’est-à-dire d’une ouverture de plus en plus importante de nos économies sur le grand large.
Dans son discours de Brest, le général de Gaulle estimait : « L’activité des hommes se tournera de plus en plus vers la recherche de l’exploitation de la mer. Et, naturellement, les ambitions des États chercheront à la dominer pour en contrôler les ressources ».
À ce titre, la France semble effectivement plutôt bien dotée par l’histoire et la richesse de ses territoires. C’est tout l’objet de notre débat d’aujourd’hui.
En effet, la zone économique exclusive nationale est généralement classée à la deuxième place mondiale, après celle des États-Unis. D’aucuns considèrent, en particulier l’ancien Premier ministre Michel Rocard, que, avec des critères plus affinés, notamment en prenant en compte la côte Antarctique de la Terre-Adélie, elle accéderait au premier rang.
Notre domaine maritime, fort de ses 11 millions de kilomètres carrés, est ainsi quatre fois plus étendu que la Méditerranée et vingt fois plus que le territoire hexagonal. À titre d’exemple, la superficie de la zone polynésienne – à cet égard, j’ai été très surpris lors de ma première visite sur place – est, à elle seule, plus importante de 300 000 kilomètres carrés que celle de l’Union européenne, évidemment sans la Russie. Toujours est-il que nous disposons d’une spécificité : grâce à nos territoires ultramarins, notre zone économique exclusive est répartie au large des cinq continents et sur tous les océans. Nous avions un empire colonial, nous disposons maintenant d’un empire maritime.
La France est présente aussi bien dans l’océan Pacifique grâce à la Nouvelle-Calédonie et à la Polynésie française que dans l’océan Atlantique via ses territoires antillais, sans oublier l’océan Indien grâce à l’île de la Réunion, mais aussi à Mayotte, et les terres australes françaises.
Ce rapide tour du monde de la présence française dans les océans donne une idée non seulement des atouts, mais également des défis que représente la possession d’une telle zone économique exclusive.
En effet, cela a déjà été évoqué, la richesse des sous-sols marins, le bénéfice des activités de la pêche et l’exploitation générale de la mer sont des atouts indéniables. Or nous ne disposons pas d’une cartographie assez bien étayée des zones à forts potentiels stratégiques, notamment au regard de la présence d’hydrocarbures dans le sous-sol marin. Il y a là un véritable enjeu pour la recherche océanique qui pourrait utilement servir notre objectif de relance de l’activité économique.
En l’état actuel des connaissances, on espère pouvoir amorcer l’exploitation fossile des fonds marins en Guyane, avec une cible minimale de 100 000 à 200 000 barils par jours. Ce n’est pas rien, même si c’est moins bien que l’Irak ! En dehors de ce cas bien spécifique, on ne mesure pas encore bien l’éventail des possibilités offertes par nos fonds marins. Je pense bien évidemment à la zone exclusive de la Nouvelle-Calédonie qui pourrait être très riche en gisements de fer et de cobalt.
Il conviendrait également d’exploiter les ressources marines renouvelables. Les énergies marines constituent des marchés d’avenir. À cet égard, la France dispose d’acteurs industriels importants et d’un territoire marin propice à l’expérimentation et à l’exploitation. Comme l’a indiqué Joël Guerriau, dans les mers tropicales, la différence de température entre les eaux de surface et les eaux profondes offre des perspectives d’exploitation de l’énergie thermique des mers, secteur très prometteur. L’acheminement à terre de l’énergie produite au large ouvre le champ à de nouvelles innovations. Pourtant, l’énergie thermique est une technologie très ancienne, que Jules Vernes évoquait déjà dans son livre Vingt mille lieues sous les mers, et qui a été mise au point en 1930 par Georges Claude, dont les brevets sont à l’origine de la société Air Liquide.
Je ne suis pas un spécialiste technique de ces questions, mais peut-être ne serait-il pas déraisonnable de fixer l’autosuffisance énergétique des territoires ultramarins comme un objectif prioritaire de nos politiques publiques.
Un tel engagement valoriserait à coup sûr nos territoires ultramarins en dynamisant leur tissu économique et social. Le bénéfice tiré de la mer profiterait aussi bien à la métropole qu’à nos territoires les plus éloignés.
Un tel programme est certes ambitieux, mais il n’est pas à l’abri de tous risques.
Dans le rapport d’information de MM. Jeanny Lorgeoux et André Trillard sur la maritimisation rendu au mois de juillet 2012 a bien été mise en évidence la concurrence de plus en plus grande des États en matière d’exploitation marine. C’est, de surcroit, une préoccupation récurrente de la commission des affaires étrangères. À titre d’exemple, au cours du cycle des auditions budgétaires menées lors de l’examen du dernier projet de loi de finances, l’amiral Bernard Rogel, chef d’état-major de la marine, avait évoqué l’interception dans le canal du Mozambique d’un bâtiment étranger d’exploration sismique.
Cette anecdote illustre particulièrement bien la difficulté de maîtriser un espace océanique aussi étendu. Or la première condition d’une maîtrise efficiente – je pense bien entendu à la seule délimitation géographique des frontières des zones concernées – n’est pas nécessairement bien établie.
C’est dans l’océan Indien que la situation est la plus délicate. La frontière de notre zone avec la zone malgache est encore mal cartographiée. Dans l’océan Pacifique, la zone de l’île de Clipperton est contestée, notamment par le Mexique, qui menace régulièrement de saisir les juridictions internationales sur la base de la convention de Montego Bay, afin de faire la preuve de l’impossibilité de maintenir l’exclusivité économique au large de ces côtes.
La concurrence étatique n’est pas le seul risque lié à l’exploitation de notre ZEE ultramarine, loin s’en faut.
Je pense, tout d’abord, au risque environnemental, comme l’a évoqué Leila Aïchi. L’exploitation des fonds marins est une promesse de croissance rapide et soutenue, mais il nous faudra en mesurer le prix. J’ai cité les gisements de fer et de cobalt de la Nouvelle-Calédonie, mais n’oublions pas non plus que c’est aussi là-bas que se trouve notre plus importante barrière de corail ! Nous devons donc penser à la préservation des écosystèmes et de la biodiversité marine, sans quoi nous finirons par assécher la mer de toute forme de vie. Je vous rappelle, mes chers collègues, que notre pays accueillera au mois de décembre 2015 la prochaine conférence mondiale sur le climat.
Le risque est également géopolitique. La géopolitique des océans reflète celle de la mondialisation. Ainsi, nous observons sur les mers des travers identiques à ceux que nous pouvons constater dans différentes autres sphères de la globalisation : piraterie, trafics de drogues, contrebande, immigration clandestine, ou encore pêche illicite.
La prolifération de ces activités soulève la question de la maîtrise d’un tel espace océanique. Notre outil naval est-il adapté pour intervenir dans des zones aussi vastes, aussi éloignées les unes des autres et différentes sur un plan géographique ?
Toujours selon la dernière audition de l’amiral Rogel, la marine française procède à deux types de contrôles, similaires à ceux qui sont pratiqués, par exemple, sur les axes routiers. Les zones les plus à risques font l’objet de déploiements réguliers à l’image des radars fixes. Les zones moins exposées ou moins connues font en revanche l’objet d’interventions plus ponctuelles en fonction des moyens disponibles. Les drones vont peut-être arranger la situation…
La maîtrise et la sécurité de ces espaces sont donc fonction à la fois de la conjoncture internationale et de nos propres moyens d’intervention. En la matière, la priorité affichée via la loi de programmation militaire est respectée par la précédente loi de finances.
Les crédits d’entretien programmé du matériel de la marine ont été augmentés en 2014, afin de maintenir le taux d’activité dans ce domaine à un niveau comparable à celui de 2013, c’est-à-dire légèrement en deçà de la norme rappelée dans le rapport annexé à la loi de programmation militaire.
Au-delà, la marine est un vaste agencement de filières très spécialisées. Aussi, il faudra accorder une attention toute particulière aux prochains crédits budgétaires qui seront alloués à la mission « Défense ».
En effet, l’investissement en matière de défense est la condition nécessaire à l’exploitation économique des ZEE. Sans cet effort, nos atouts marins, notre potentiel resteront en jachère. De plus, une réduction trop brusque risquerait de remettre en cause la cohérence d’ensemble de notre marine nationale. Le prochain projet de loi de finances rectificative sera donc un rendez-vous incontournable pour la poursuite de ce débat.
Je tiens à remercier le président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées d’avoir réagi si vigoureusement aux menaces pesant sur cette loi de programmation militaire, que le Sénat a adoptée.
Par ailleurs, je souhaite connaître les intentions du Gouvernement.
La marine nationale devra-t-elle fournir de nouveaux efforts budgétaires au-delà de la trajectoire fixée via la dernière loi de programmation militaire ?
Notre effort en faveur d’une marine de qualité sera-t-il relayé dans les territoires d’outre-mer par un travail de mise en valeur de nos zones économiques exclusives, au-delà des seules activités de pêche ?
Comment l’exploitation des ressources non renouvelables des fonds marins sera-t-elle conciliée avec l’impératif de préservation de l’environnement ?
Madame la ministre, ce sont là autant de zones d’ombre, autant de points sur lesquels je souhaite que le Gouvernement nous réponde.
La France entretient depuis des siècles une relation particulière avec la mer et les océans. Notre éminent ancien collègue Victor Hugo déclarait déjà que « la mer est un espace de rigueur et de liberté ». La mondialisation et le développement des transports maritimes ont dès à présent transformé notre lien à la mer. Au-delà des paroles du poète, gardons à l’esprit que la valorisation de nos territoires marins dépendra de nos efforts et de notre audace pour les mettre en valeur avec force et imagination, pour préparer l’avenir !