Madame la présidente, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, les auteurs de la proposition de loi rappellent leur opposition à la privatisation de l’intégralité du capital des sociétés d’économie mixte concessionnaires d’autoroutes intervenue en 2006 sur l’initiative du gouvernement de Dominique de Villepin. Ils mettent en avant les faibles recettes attribuées alors à l’AFITF pour le financement des infrastructures de transport : 4 milliards d’euros sur un prix de cession de 14, 8 milliards d’euros. Ils soulignent les fortes augmentations de tarifs constatées depuis, la diminution des effectifs dans le secteur concerné ainsi que la rente de situation dont bénéficient les sociétés d’autoroute. Ils en tirent la conclusion de la nécessité de nationaliser toutes les sociétés concessionnaires, et non pas seulement celles qui ont été privatisées en 2006.
Pour gager cette mesure, le texte prévoit d’augmenter le taux de l’impôt sur les sociétés à due concurrence. Il convient de noter que, contrairement à la formulation de l’intitulé de cette proposition de loi, rien n’est prévu dans le texte pour garantir l’affectation à l’AFITF d’une partie des recettes de péages qui, dans cette hypothèse, reviendrait à l’État.
J’ai souvent dénoncé, en commission et en séance publique, l’erreur, voire la faute politique, qui a consisté à vendre les actifs de l’État dans les sociétés concessionnaires d’autoroutes. D’autres parlementaires socialistes ont exprimé la même position tout aussi clairement. Le groupe socialiste fait donc le même constat que les auteurs de la présente proposition de loi.
Par ailleurs, la Cour des comptes est parvenue aux mêmes conclusions à la suite d’une analyse très précise des conditions de vente des actions de l’État, mais aussi de la gestion des sociétés concessionnaires observée depuis lors.
En effet, dans son rapport de 2008, la Cour a montré que le prix des actifs de l’État vendus aux sociétés concessionnaires d’autoroutes a été sous-évalué. Elle a estimé que cette vente aurait dû rapporter 24 milliards d’euros et non 14, 8 milliards d’euros. La Cour des comptes a également constaté certaines pratiques tarifaires opaques, au moins jusqu’en 2008, allant à l’encontre de la notion de service public. Il s’agit, par exemple, de la technique dite du « foisonnement » qui consiste en une hausse de tarifs ciblée sur les itinéraires les plus fréquentés.
Par ailleurs, dans son rapport de juillet 2013 sur les relations entre l’État et les sociétés concessionnaires d’autoroutes, la Cour des comptes a mis en évidence une progression de 10 %, entre 2008 et 2011, des recettes de péages, lesquelles se sont élevées à 7, 6 milliards d’euros en 2011. Ces chiffres édifiants doivent nous faire réagir, s’agissant de la gestion déléguée d’un service public. La Cour a d’ailleurs indiqué, non sans malice, que la profitabilité de ce secteur « a été beaucoup plus marquée et constante que celle de l’ensemble de l’économie française, hors secteur financier ».
Si nous souscrivons au constat des auteurs de cette proposition de loi, constat dont la pertinence est évidente, faut-il pour autant les suivre dans leur volonté de nationaliser toutes les sociétés concessionnaires d’autoroutes ?
On comprend bien, madame la rapporteur, la logique qui préside à cette proposition. La rente autoroutière ainsi dégagée apporterait dans la durée des recettes suffisantes pour financer la régénération des infrastructures de transport et leur développement. Mais les marges de manœuvre financières de l’État sont aujourd’hui très faibles – c’est le moins que l’on puisse dire ! – et le coût de rachat des actifs des sociétés concessionnaires d’autoroutes est très élevé.
S’agissant d’une éventuelle nationalisation, une première difficulté tient au manque de précisions sur la valeur actuelle des sociétés concessionnaires d’autoroutes.
Dans sa décision du 16 janvier 1982, le Conseil constitutionnel a précisé les grands principes des nationalisations d’entreprises. Ainsi, l’indemnité allouée aux actionnaires des entreprises doit satisfaire aux principes posés par l’article XVII de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 et doit, en conséquence, être juste et préalable. Alors, combien cela pourrait-il coûter ?
Cela a été dit précédemment, la Cour des comptes a estimé que la vente des actifs de l’État aux sociétés concessionnaires aurait dû s’élever à 24 milliards d’euros en 2006. Cette estimation peut constituer le point de départ d’une évaluation du prix de rachat des concessions autoroutières, auquel il faudrait ajouter d’autres éléments.
Tout d’abord, la privatisation des sociétés concessionnaires d’autoroutes en 2006 ne concernait pas la totalité du capital de ces sociétés puisque l’État n’en possédait qu’une partie. Il faudrait donc racheter l’ensemble du capital des sociétés concessionnaires actuelles et non pas seulement l’équivalent de ce qui a été vendu en 2006.
En outre, si l’on devait nationaliser aujourd’hui ces sociétés, sans doute faudrait-il reprendre également leurs dettes, estimées au total à 25 milliards d’euros par le ministère des transports.
Ensuite, la décision de nationaliser entraînerait une rupture des contrats de concession qui prévoient des pénalités importantes dans ce cas.
Enfin, la liste des sociétés concessionnaires à nationaliser dans l’article 1er de la proposition de loi inclut non seulement les anciennes sociétés d’économie mixte concessionnaires d’autoroutes, mais également les autres concessions qui ne faisaient pas partie de la cession de 2006. Nationaliser l’ensemble des sociétés autoroutières alourdirait d’autant plus le coût d’un éventuel rachat.
La nationalisation de l’ensemble des sociétés concessionnaires d’autoroutes pourrait ainsi coûter de 40 à 50 milliards d’euros, selon les estimations provisoires de la Cour des comptes, ce qui amène à évoquer la deuxième difficulté d’application de cette proposition de loi.
En effet, le texte prévoit, dans son article 3, de gager les nationalisations des sociétés concessionnaires d’autoroutes sur une augmentation de l’impôt sur les sociétés.
Pour connaître le niveau d’augmentation de l’impôt sur les sociétés induit par la mise en œuvre de la proposition de loi, il est essentiel de comparer le rendement de cet impôt au coût d’un éventuel rachat.
L’impôt sur les sociétés rapporte globalement chaque année à l’État 50 milliards d’euros. Afin de ne pas remettre en cause les actions financées par cet impôt, tout en rachetant les actions des sociétés concessionnaires d’autoroutes, il faudrait purement et simplement doubler, sur un exercice budgétaire, les recettes actuelles de l’impôt sur les sociétés.
Cette solution apparaissant pour le moins très difficilement supportable par les entreprises françaises, en particulier les plus petites, dans une période de grave crise économique, l’autre solution serait d’augmenter à due concurrence l’endettement de l’État. Cette solution est, là encore, pour le moins, très difficilement envisageable en raison du niveau actuel de la dette.
En outre, comment justifier, dans une période où les contribuables sont fortement sollicités, le fait d’apporter autant d’argent public à des sociétés privées qui n’ont pas, jusqu’à maintenant, suffisamment participé au développement des infrastructures de transports, bien qu’elles aient beaucoup demandé financièrement aux usagers ?
Dans ce contexte, il paraît préférable d’attendre la fin des concessions : les autoroutes reviendront alors progressivement à l’État, puisque, ne l’oublions pas, ces infrastructures appartiennent à la nation.
Pour autant, la situation actuelle n’est absolument pas satisfaisante. Cette proposition de loi a donc le grand mérite – et il convient d’en remercier ses auteurs – de permettre d’engager le débat sur l’ensemble des questions liées aux concessions autoroutières.
Le rapport de la Cour des comptes de juillet 2013, relatif aux relations entre l’État et les sociétés concessionnaires d’autoroutes, constitue une excellente base de travail. En effet, la Cour dresse une série de huit recommandations, notamment pour réguler les tarifs des péages, mieux encadrer les négociations et sanctionner plus lourdement les éventuels non-respects des obligations contractuelles.
La mise en œuvre de ces recommandations permettrait sans doute de rééquilibrer les contrats de concession en faveur de l’État. L’enjeu essentiel porte, à mon sens, sur la manière de faire contribuer plus fortement les concessionnaires actuels à l’effort national de maintenance des infrastructures de transport et de leur développement.
Je souhaite ainsi mettre en débat trois réflexions.
La première porte sur la pertinence de conserver la forme contractuelle du contrat de plan dans les relations entre l’État et les sociétés concessionnaires d’autoroutes. En effet, quand l’État était actionnaire des sociétés concessionnaires d’autoroutes, il disposait de toutes les informations nécessaires sur la réalité des coûts et des besoins, et une partie des résultats financiers lui revenait.
Avec la privatisation des sociétés d’autoroutes, il en est différemment. Le contrat de plan est-il toujours un outil efficace de négociation contractuelle ou un outil performant de suivi des contrats de concessions ? En tout cas, il me semble nécessaire de le vérifier !
Dans la négative, il serait utile de réfléchir à une évolution des formes de relations entre l’État et les concessionnaires, avec l’objectif de redonner du poids à la puissance publique et d’améliorer le contrôle du respect des dispositions du contrat de concession.
La deuxième réflexion concerne la place du Parlement en la matière. Même si les relations entre l’État et les concessionnaires sont purement contractuelles et ne supposent l’intervention d’aucune autre institution publique, il est tout de même important que le Parlement soit au minimum tenu informé des négociations en cours et du suivi des contrats.
La troisième réflexion a trait à la mise en place d’une fiscalité plus adaptée concernant la contribution des sociétés concessionnaires d’autoroutes à l’effort national de développement des infrastructures de transport.
La taxe d’aménagement du territoire est contractuellement liée au tarif des péages et donc à la participation des usagers. Si l’État décide d’augmenter cette taxe, le risque est grand que ce soient les usagers qui la supportent. Pourquoi ne pas imaginer une modulation de cette fiscalité pour peser moins sur l’usager et plus sur les dividendes des sociétés concessionnaires ? Le choix du Gouvernement de relever de plus de 50 % en 2013 la fiscalité domaniale non liée au tarif des péages a été une judicieuse initiative. Cependant, le Conseil d’État a souhaité limiter cette augmentation au motif que le prélèvement supplémentaire doit être justifié par un avantage économique tiré de l’occupation du domaine public. Faut-il alors imaginer une nouvelle fiscalité ?
La question de la nationalisation ou de la participation accrue au financement des infrastructures de transport des sociétés concessionnaires d’autoroutes est donc un sujet complexe et mérite une analyse plus approfondie de sa faisabilité. C’est pourquoi le Gouvernement comme la majorité présidentielle, en particulier le député Jean-Paul Chanteguet, réfléchissent actuellement à des solutions pertinentes.
En attendant que ces réflexions permettent de formuler des propositions, il convient, me semble-t-il, de relever le niveau de la taxe d’aménagement du territoire, tout en surveillant les tarifs de péage.
En conclusion, je rappelle que le groupe socialiste fait le même constat que les auteurs de la proposition de loi. Il n’en tire toutefois pas les mêmes conclusions, à savoir la nationalisation immédiate des actifs de toutes les sociétés concessionnaires d’autoroutes, en raison des marges budgétaires extrêmement limitées de l’État et du coût très élevé que représenteraient le rachat des actifs des sociétés concessionnaires et la rupture des contrats de concessions.
Cette proposition a toutefois le grand mérite – il faut le dire avec force – d’ouvrir le débat sur l’ensemble des questions relatives aux concessions autoroutières, débat qui ne fait que commencer et qui doit être mené à son terme. §