Madame la présidente, mesdames, messieurs les sénateurs, l’examen de la proposition de loi relative à la réhabilitation collective des fusillés pour l’exemple de la guerre de 1914-1918 suscite un débat dont je mesure toute la solennité. De même, je suis conscient de l’importance que revêt ce matin l’expression de la représentation nationale et du Gouvernement.
La question que plusieurs de vos collègues ont souhaité soumettre au débat parlementaire est avant tout une question humaine, de cœur et parfois d’émotion.
Je tiens à commencer mon intervention en rappelant l’histoire des fusillés, même si les deux orateurs qui m’ont précédé s’y sont déjà attachés.
Cette histoire est d’abord celle d’un conflit dévastateur ; elle ne peut se lire qu’à travers le filtre de la Première Guerre mondiale. De fait, l’histoire des fusillés s’est jouée dans l’ombre d’une guerre totale, d’une guerre mondiale, d’une guerre brutale qui a jeté dans l’horreur des tranchées, dans le froid des hivers, dans la violence des combats 65 millions d’hommes à travers le monde. Aussi devons-nous prendre garde que le rappel de l’histoire des fusillés n’occulte celle des millions d’hommes et de femmes qui sont allés au bout de leur combat, parfois jusqu’au sacrifice suprême. Il ne peut ni ne doit rien enlever au courage et à l’héroïsme des soldats auxquels nous rendons hommage à Verdun, dans la Somme, dans la Marne ou au Chemin des Dames.
Parler de la Grande Guerre, c’est parler des 10 millions de combattants morts au combat et des 20 millions de blessés : les amputés, les gazés, les « gueules cassées », qui portèrent à jamais dans leur âme et dans leur chair l’empreinte de cette guerre. C’est parler des combattants de l’arrière, de ce peuple sans armes, de ces femmes et de ces hommes qui ont souffert, qui ont tenu et maintenu l’économie de notre pays pour que la France puisse rester debout.
Parler de la Grande Guerre, c’est aussi parler de ceux qui n’ont pas tenu face à la peur du lendemain, face à l’âpreté des combats, face à l’horreur du quotidien ; de ceux qui, parfois, furent condamnés pour n’avoir été que des hommes.
En vérité, les conditions dans lesquelles s’est déroulée la Première Guerre mondiale furent d’une brutalité si grande que Maurice Genevoix a écrit : « Ce que nous avons fait, c’est plus qu’on ne pouvait demander à des hommes, et nous l’avons fait ».
Qui furent les soldats de la Grande Guerre fusillés dans ce contexte ? La pluralité des cas rend difficile la définition d’un périmètre de réhabilitation générale. Ainsi, Joseph Maire est fusillé le 11 septembre 1914 pour abandon de poste en présence de l’ennemi, alors que son dossier laisse penser qu’il ne s’est jamais soustrait au combat ; Lucien Bersot, que Mme la rapporteur a mentionné, est fusillé le 13 février 1915 pour avoir refusé de porter le pantalon souillé du sang de l’un de ses camarades ; sept soldats du 327e régiment d’infanterie sont fusillés sans jugement pour abandon de poste ; l’officier G. est fusillé en 1917 pour intelligence avec l’ennemi.
Dans leur grande majorité, les fusillés sont des militaires condamnés par un conseil de guerre et qu’un peloton d’exécution a passés par les armes. S’ajoutent à eux quelques civils français et étrangers condamnés en conseil de guerre pour faits d’espionnage. Enfin, quelques militaires ont fait l’objet d’une exécution sommaire au front, par des officiers.
L’expression « fusillés pour l’exemple » résiste mal à l’épreuve de ces quelques remarques. Si l’exemplarité est une notion pertinente dans la mesure où elle a guidé la stratégie disciplinaire des officiers, il n’y a pas eu à proprement parler de décimation ; un seul cas est avéré, selon le rapport que le professeur Antoine Prost m’a remis le 1er octobre dernier.
L’exemplarité est le souci qui anime un officier décidant de faire exécuter l’un de ses soldats au motif de désobéissance, dans l’intention de prévenir de nouveaux abandons de poste. Elle réside dans ce moment insupportable où des hommes voient leur camarade rejoindre le peloton d’exécution, puis tomber en son nom.
Si la faute commise aurait parfois été condamnée par une autre juridiction qu’un tribunal militaire, le verdict rendu imposait à des hommes qui supportaient déjà le pire de voir tomber un frère d’armes, un camarade, un ami. Des historiens rapportent que, face au peloton d’exécution, nombreux furent ceux qui clamèrent qu’ils n’étaient pas des lâches, mais que la condamnation était juste. L’exemplarité n’excluait donc pas la culpabilité au regard du droit de l’époque, mais elle imposait aux hommes le spectacle de la souffrance.
Personne aujourd’hui ne conteste cette réalité. D’ailleurs, c’est dès le lendemain du conflit que familles et associations se sont mobilisées pour que de nombreux fusillés soient réhabilités.
Des questions récurrentes se posent, qui traversent les générations ; celle des fusillés de la Grande Guerre en fait partie.
Le débat mémoriel s’est ouvert en France sitôt la guerre terminée. Plusieurs cas de condamnés à mort et d’exécutés ont été dénoncés comme des injustices. Des lois d’amnistie sont revenues sur les condamnations prononcées par les tribunaux militaires : ce sont les lois des 24 octobre 1919, 29 avril 1921, 9 août 1924 et 3 janvier 1925. En outre, la loi du 9 mars 1932 a institué une cour spéciale de justice militaire destinée à examiner les recours présentés par les familles.
Dans certains cas, l’annulation du jugement a été prononcée et la réhabilitation ordonnée ; je pense aux fusillés de Vingré et aux caporaux de Souain, réhabilités respectivement en 1921 et 1934. Nombreux sont les cas pour lesquels une solution a été trouvée : la réhabilitation, voire l’octroi de la mention « Mort pour la France ».
Je profite de ma présence à la tribune ce matin pour saluer très sincèrement devant la représentation nationale le combat mené depuis les années vingt par plusieurs associations, en particulier la Ligue des droits de l’homme et la Ligue pour les familles de fusillés. Depuis des décennies, elles agissent pour défendre la mémoire de ceux qui n’étaient, comme nous, que des hommes.
En 1957, Hollywood s’est emparé à son tour de la figure du fusillé de 14-18, derrière la caméra de Stanley Kubrick. Dans Les Sentiers de la gloire, le grand public a découvert dans quel contexte des soldats ont été fusillés : celui d’une justice militaire devenue une justice d’exception. Le film met en scène trois hommes du 701e régiment repliés sous le feu ennemi, qui sont tirés au sort, condamnés à mort et exécutés – un récit qui lui a valu d’être censuré en France jusqu’en 1975.
Le tournant mémoriel s’est opéré ensuite sur le champ politique, avec le discours prononcé par Lionel Jospin à Craonne, le 5 novembre 1998. Dans ce discours, l’ancien Premier ministre forme le vœu que « ces soldats, fusillés pour l’exemple, au nom d’une discipline dont la rigueur n’avait d’égale que la dureté des combats, réintègrent aujourd’hui, pleinement, notre mémoire collective nationale ».
Dix ans plus tard, le Président Nicolas Sarkozy s’exprimait dans ces termes : « […] quatre-vingt-dix ans après la fin de la guerre, je veux dire, au nom de notre nation, que beaucoup de ceux qui furent exécutés alors ne s’étaient pas déshonorés, n’avaient pas été des lâches, mais que simplement ils étaient allés jusqu’à l’extrême limite de leurs forces ».
J’ai tenu – je le dis sans aucune prétention – à inscrire mon action dans la continuité de ces paroles. C’est ainsi que, en novembre 2012, j’ai attribué la mention « Mort pour la France » au lieutenant Chapelant, l’un des trois soldats du film de Kubrick, fusillé sur sa civière le 11 octobre 1914. Ce geste symboliquement fort était pour moi un premier pas : un pas pour dire que ce débat était toujours ouvert, que j’en étais totalement conscient et que je l’abordais avec responsabilité.
Je rappelle que la mention « Mort pour la France » oblige l’inscription du nom sur le monument aux morts. Les termes de l’article 2 de la loi du 28 février 2012 fixant au 11 novembre la commémoration de tous les morts pour la France sont à cet égard tout à fait clairs : « Lorsque la mention ″Mort pour la France″ a été portée sur son acte de décès [...], l’inscription du nom du défunt sur le monument aux morts de sa commune de naissance ou de dernière domiciliation ou sur une stèle placée dans l’environnement immédiat de ce monument est obligatoire. »
La mention « Mort pour la France » peut être attribuée à des cas singuliers, à des personnes ayant fait l’objet d’une réhabilitation, mais pas de manière collective ; du reste, la pluralité des cas et des parcours, que j’ai soulignée au début de mon intervention, rendrait impossible une mesure générale.
Le centenaire de la Première Guerre mondiale offre un cadre propice à un nouveau débat public sur la postérité mémorielle des soldats fusillés. C’est pourquoi j’ai demandé la rédaction d’un rapport qui me fournisse un état des lieux complet de la question.
Le Président de la République considère le sujet avec la plus grande attention, la plus grande humanité, la plus grande précision historique et juridique.
Aucune décision ne pouvait être prise sans le souci de ne pas trahir l’histoire. Cette exigence est au fondement de la décision annoncée par le Président de la République le 7 novembre dernier, qui permet une réhabilitation collective, la seule possible, sur le plan moral, civique et mémoriel. Permettez-moi de citer le chef de l’État : « […], je souhaite, au nom de la République, qu’aucun des Français qui participèrent à cette mêlée furieuse ne soit oublié. C’est pourquoi je demande au ministre de la défense qu’une place soit accordée à l’histoire des fusillés au musée de l’armée, aux Invalides, dans ce lieu qui porte le récit de la guerre. De même, je souhaite que les dossiers des conseils de guerre soient numérisés et disponibles. »
La réintégration des fusillés dans la mémoire nationale avait été opérée par le discours de Craonne ; elle trouve aujourd’hui une concrétisation en un lieu chargé d’histoire. Cette décision est aussi le seul moyen pour la France de ne pas trier, parmi ses morts, ceux tombés au front sous les balles ennemies et ceux exécutés sous les yeux de leurs camarades.
Le ministère de la défense s’est immédiatement mis au travail. Parce que la plus grande des reconnaissances passe à mes yeux par la connaissance, le musée de l’armée a été chargé de réintégrer l’histoire des fusillés dans celle de la Première Guerre mondiale, et donc dans la mémoire collective de ce conflit. Pour réaliser cet objectif, la direction du musée a souhaité faire appel aux recommandations d’un conseil scientifique ad hoc, composé d’éminents historiens spécialistes de l’époque et placé sous la présidence du professeur Antoine Prost.
Je le répète, c’est en réintégrant cette histoire dans son contexte de guerre que nous la préserverons de l’oubli. Aussi les équipes du musée élaborent-elles actuellement un parcours chronologique à travers les salles consacrées à la guerre de 14-18. Les visiteurs qui traversent chaque année ces salles découvriront l’histoire des fusillés grâce à des photographies commentées de conseils de guerre ou liées à l’exécution d’un militaire, mais aussi grâce à des documents tels que des ordres d’exécution. Le parcours invitera le visiteur à se plonger au cœur de la justice militaire de l’époque, dont il faut rappeler les fondements pour comprendre le cas des fusillés. Je signale que les équipes de recherche n’ont découvert aucune trace d’éventuelles lettres adressées par les condamnés à leur famille avant leur exécution. Si certaines personnes possèdent de telles archives, le musée est tout à fait disposé à en exposer une copie.
La visite de ce parcours « fusillés » sera conçue autour de quatre étapes à vocation pédagogique. La première rappellera le contexte des premiers mois du conflit ; il faut se souvenir que près de 200 soldats ont été fusillés pendant les seuls quatre premiers mois. La deuxième étape sera consacrée à la loi du 27 avril 1916 relative au fonctionnement et à la compétence des tribunaux militaires en temps de guerre. La troisième étape visera à faire comprendre l’état et le moral des troupes à partir de 1917, c’est-à-dire le contexte dans lequel les mutineries ont eu lieu. La dernière étape présentera un bilan de la guerre et abordera plus précisément la question de la mémoire des fusillés dans l’immédiat après-guerre.
Mesdames, messieurs les sénateurs, je suis très content de pouvoir vous annoncer que le travail remarquable accompli par les équipes du musée de l’armée permettra l’inauguration des nouvelles salles 14-18 le 7 novembre prochain, soit un an après la décision du Président de la République. La création de ces salles représente un investissement important pour le ministère de la défense, mais c’est un projet auquel nous sommes attachés, et ce sera bientôt un engagement tenu.
Les documents présentés permettront au visiteur de saisir la question dans toute sa complexité et dans toute la pluralité de ses dimensions. Dès l’entrée dans les salles 14-18, l’écran d’accueil fera désormais mention, parmi les 1, 4 million de soldats morts pour la France, des soldats fusillés. C’est là, je le crois, une véritable reconnaissance.
Enfin, le musée disposera de la base de données de tous les fusillés ; cet outil est en cours de réalisation, conformément à la volonté du Président de la République. Il ne s’agira pas d’un site internet spécifique, qui tendrait à traiter la question des fusillés comme une problématique anhistorique, mais bien d’un enrichissement du chapitre « Première Guerre mondiale » au sein du site « Mémoire des hommes ». Une telle recherche n’avait jamais été entreprise jusqu’alors par l’État. Elle me permet de vous annoncer que, à ce jour, ce ne sont pas 650, mais 918 fusillés qui ont été recensés pour l’ensemble des années de guerre. Ce travail est la preuve de ma volonté de transparence, d’ouverture et de vérité.
Pour certains fusillés, nous ne détenons que très peu d’informations, mais tous seront mentionnés, sans distinction. La base de données comportera la fiche d’identité du fusillé, ainsi que le contenu des dossiers de jugement dont nous disposons à son sujet. Le travail de numérisation a commencé le 12 juin dernier et cinq vacataires ont été recrutés par le ministère de la défense pour travailler spécifiquement à cette mission qui, si elle ne connaît aucun aléa, devrait être menée à terme pour le 7 novembre prochain.
Reste que le ministère n’a pas encore reçu l’accord de la Commission nationale de l’informatique et des libertés. Des discussions sont en cours, car certaines données qui seront mises en ligne peuvent être jugées sensibles. Nous espérons avoir l’accord définitif de la CNIL dans le courant de l’été.
Voilà, mesdames, messieurs les sénateurs, ce que je tenais à dire devant la représentation nationale. Je voulais rappeler l’importance que le Président de la République a accordée à la question des fusillés de 14-18 et souligner que les engagements qui ont été pris sont en voie d’être tenus, les projets en cours mobilisant des équipes du ministère de la défense pour faire la lumière sur cette histoire. Ce n’est que par la connaissance précise et exhaustive de ce dossier que le grand public lui donnera toute la place qu’il mérite dans sa mémoire collective.
C’est avec la volonté de construire une mémoire apaisée que la France est entrée dans le centenaire. C’est aussi avec l’ambition d’adresser un message de cohésion nationale, de paix et de fraternité, après que les Français et les Allemands ont fait tant d’efforts sur le chemin de la réconciliation, après que l’Europe s’est construite sur les cendres et les ruines de la guerre. C’est enfin avec le souci de rendre hommage aux oubliés que la France est entrée dans le centenaire : je pense aux femmes, aux troupes coloniales, aux travailleurs étrangers, aux victimes civiles et aux fusillés. Il importe que tous réintègrent la mémoire nationale, en respectant la vérité historique. C’est dans cet esprit de réconciliation et en menant jusqu’au bout les missions qui m’ont été confiées que nous pourrons réintégrer pleinement et collectivement les fusillés, sans les distinguer, dans la mémoire nationale.
Pour conclure, je veux vous exprimer, monsieur Fischer, madame la rapporteur, toute ma gratitude pour la qualité de vos interventions. Je mesure pleinement la nécessité pour notre pays de se retrouver autour d’une mémoire dont le maître mot serait l’apaisement. C’est d’ailleurs ma volonté de créer une cohésion autour de notre histoire, dans le respect de chacun, mais en évitant l’idée de repentance.
La question posée aujourd’hui n’est pas seulement d’ordre juridique, même si je l’entends, elle a aussi une dimension humaine et émotionnelle, et j’y prête attention. Cependant, ce que vous préconisez dans le cadre de la proposition de loi n’apporte pas à mes yeux une réponse satisfaisante. J’espère vous avoir convaincus qu’un important travail a été entrepris, dans un souci permanent du respect de notre histoire et de nos morts. J’émettrai donc un avis défavorable sur ce texte.