Avant d'en venir aux principaux enseignements de notre mission, je crois qu'il est utile de rappeler que la crise actuelle en RCA est un échec flagrant des dirigeants politiques centrafricains, mais aussi de la communauté internationale qui, depuis l'indépendance de ce pays, ne cesse de se pencher sur les drames qu'il a traversés, de coup d'Etat en coup d'Etat et d'aide internationale en aide internationale. L'incapacité totale de l'État (« il y a quatre armées », nous a dit un responsable ministériel : autant que de présidents qui ont recruté prioritairement dans leur région) et la crise humanitaire, politique et économique qui en résulte, montrent à l'évidence que les efforts déployés étaient insuffisants et qu'aucune alerte sur la gravité de la situation et la proximité de la crise n'a été donnée. La crise centrafricaine pose avec acuité la question de l'efficacité de la prévention des conflits inter ou intra étatiques.
C'est un débat récurrent, et que nous connaissons bien, entre le principe d'indépendance et de souveraineté des Etats et l'évidente faillite de leurs pseudo-élites, corrompues et incompétentes. Depuis quelques années, les Nations unies ont décidé d'intervenir, que ce soit au nom du devoir de protéger les populations civiles (résolution de l'AGNU de 2005) ou avec l'accord des gouvernements concernés. La frontière est néanmoins ténue entre ce devoir de protection et une ingérence pure et simple dans les affaires intérieures d'un pays. Toutefois, nous pouvons espérer qu'une dérive génocidaire telle que celle qu'a connue le Rwanda il y a 20 ans pourra être évitée.
Il importe, en effet, de rappeler les raisons de l'intervention des forces françaises en Centrafrique le 5 décembre 2013. Ce que nous avons pu constater, lors de notre mission, c'est que les affrontements politiques communautaires pouvaient dégénérer en heurts, ceux-ci enclenchant une logique prégénocidaire, qui n'a été que provisoirement endiguée et qui peut toujours ressurgir.
La responsabilité du Président Bozizé qui, pour se maintenir au pouvoir, a mis en oeuvre un processus de propagande qui opposait la communauté chrétienne à la communauté musulmane, est clairement engagée. Elle a conduit, avec la prise de pouvoir en mars 2013 par la coalition Séléka du Président Djotodia, à un premier nettoyage ethnique et à une haine intercommunautaire qui a assimilé à l'ensemble de la communauté musulmane les exactions des troupes de la Séléka. Cette haine a enclenché un désir de vengeance qui est à l'origine du développement des milices anti-balaka. Mais il serait tout à fait inexact de parler d'affrontements interreligieux ; la religion est instrumentée par des pillards qui ne sont ni chrétiens ni musulmans.
L'intervention de ces milices a conduit à un nouveau nettoyage en sens inverse, au détriment de la communauté musulmane forcée à l'exode, en particulier dans l'ouest du pays et à Bangui. A son tour, la communauté musulmane rend responsable l'ensemble de la communauté chrétienne des exactions commises par les « anti-balaka ». Il y a là indiscutablement un cycle extrêmement dangereux qui peut conduire à la généralisation des massacres d'une communauté contre l'autre et à la partition du pays.
L'un des éléments les plus inquiétants pour la poursuite de ce mouvement est que le « nettoyage ethnique », de fait mis en oeuvre par les « anti-balaka », rencontre la volonté de certains éléments de la Séléka et de la communauté musulmane d'aboutir à une partition du pays.
On pourrait penser qu'il y a loin du nettoyage ethnique au génocide. Je voudrais faire à cet égard trois remarques :
- la première est que la violence intercommunautaire n'a nullement été éradiquée par l'intervention française et celle de l'Union africaine. Elle est toujours présente même si l'action des forces internationales la contient. Cette violence revêt un caractère global puisqu'elle repose sur le fait que chaque communauté rend l'autre responsable de l'ensemble des exactions commises par les groupes armés, ou par de simples bandes de pillards.
- La seconde est que la principale violence est dans le désir, non pas d'extermination mais d'expulsion d'une minorité : les musulmans. Or certains pays voisins comme le Tchad ou le Soudan ne manqueraient pas d'intervenir en cas de dérapage de type génocidaire.
- La troisième remarque enfin est qu'il existe un risque important de voir des groupes terroristes du type Boko Aram recruter une jeunesse désespérée et délaissée par les pouvoirs publics. Cette activité terroriste, si elle n'est pas encore à l'oeuvre, ne peut être exclue en cas de pourrissement de la situation. Le risque de répercussions sur le Sahel doit être envisagé.
L'intervention française a sans doute freiné un engrenage très dangereux, mais elle a pu aussi susciter des espoirs irraisonnés et libérer des forces destructrices. D'où la complexité de la tâche de stabilisation qui doit être menée sur deux fronts. L'interposition de la communauté internationale masque l'ampleur de cette haine intercommunautaire qui est profondément présente et qui mettra de très longues années à disparaître. La logique d'extermination d'une communauté par l'autre, avec ses évidentes répercussions régionales, resurgirait immédiatement en l'absence des forces internationales.
Nous sommes donc dans une situation extrêmement fragile dans laquelle tout est à faire avec des moyens manifestement très insuffisants et une évidente incapacité des Centrafricains eux-mêmes à prendre en main leur destin. Cette constatation nous permet de tirer une première conclusion : la communauté internationale, à travers l'ONU, est en Centrafrique pour de nombreuses années. Elle est confrontée à une situation d'une extraordinaire complexité dans laquelle le travail de justice et de réconciliation nécessaire pour faire baisser les tensions doit se faire en parallèle à la construction d'un État qui, à dire vrai, n'a jamais existé mais dont l'embryon a été totalement détruit en un an d'affrontements intercommunautaires.
Il serait évidemment vain pour notre mission de deux jours en Centrafrique de prétendre à une analyse exhaustive et, a fortiori, à des préconisations. Mais, plus modestement, nous allons vous faire part de nos premières impressions.