Madame la présidente, mes chers collègues, je suis très heureux de me retrouver parmi vous et je vous remercie de m'avoir convié à vous présenter le rapport d'information sur la pauvreté que j'ai élaboré au nom de la délégation à la prospective du Sénat.
C'est moi qui ai proposé à la délégation à la prospective la réalisation d'un rapport d'information consacré à la pauvreté et aux actions à mettre en place pour enrayer le cercle vicieux de la permanence et de l'intensification de ce phénomène dans notre pays.
Tout ce travail, j'y insiste, a été nourri par l'écoute, l'attention, le respect et l'échange, notamment avec les associations, dont je veux saluer le formidable travail ainsi que l'engagement quotidien sur le terrain. J'ai rencontré également des élus, des universitaires et des chercheurs.
Nous nous sommes inspirés du travail des uns et des autres et nous nous sommes efforcés de faire des propositions les plus concrètes, cohérentes et précises possible.
La première partie de mon intervention s'attachera, au travers d'éléments statistiques, à dresser le constat de la juste réalité d'aujourd'hui, pour souligner l'ampleur de la pauvreté dans notre pays, la complexité de ce phénomène et son caractère multidimensionnel.
Deux citations résument bien l'état des lieux actuel. Tout d'abord Julien Lauprêtre, président du Secours populaire français qui décrit « un raz-de-marée de la misère » et celle de Nicolas Duvoux, maître de conférence en sociologie qui explicite cette image en indiquant que « les pauvres sont de plus en plus nombreux et de plus en plus pauvres. »
Le seuil de pauvreté s'établit à 60 % du revenu médian soit 977 euros par mois. 14,3 % de la population soit 8,3 millions de personnes sont actuellement en dessous ou atteignent ce seuil, c'est le niveau le plus élevé depuis 1997 voire depuis 1970. 4,9 millions de personnes sont en situation de grande pauvreté avec moins de 814 euros par mois et 2,2 millions de personnes dans notre pays sont en situation de très grande pauvreté avec moins de 651 euros par mois pour vivre.
Loin de diminuer, la pauvreté est un phénomène aux multiples visages, qui se durcit, s'intensifie, se transforme et s'étend à de nouvelles populations. La pauvreté touche les jeunes, les familles, les chômeurs, les banlieues des grandes villes mais également et de plus en plus, les personnes âgées, les mères isolées avec enfants, les travailleurs et les territoires ruraux.
Il faut se rendre à l'évidence : notre modèle social, malgré la part importante des dépenses sociales dans le produit intérieur brut, ne protège plus contre l'exclusion et nous ne pouvons plus nous résigner à ce « raz-de-marée de la misère », d'autant plus dramatique qu'il est devenu très silencieux.
Plusieurs facteurs sont particulièrement marquants.
Le premier d'entre eux est la banalisation de l'hérédité de la pauvreté et donc de sa transmission de génération en génération. C'est à la fois inadmissible et insupportable.
Si des enfants, trois millions soit un enfant sur cinq et un sur deux en zone urbaine sensible, sont pauvres, c'est parce qu'ils vivent dans des familles pauvres, lesquelles sont de plus en plus souvent monoparentales.
A la tête de ces familles monoparentales, on trouve essentiellement des femmes.
Celles-ci subissent une double précarisation :
- parce qu'elles occupent très souvent des emplois sous-qualifiés, qu'elles subissent des temps partiels contraints, morcelés et peu rémunérés ;
- mais aussi en raison des versements irréguliers, aléatoires, voire totalement inexistants de la pension alimentaire.
Je voudrais insister sur un autre facteur, le coût du logement, qu'a mis en évidence Christophe Robert, délégué général adjoint de la Fondation Abbé Pierre, qui nous a aimablement transmis des graphiques très parlants. On y voit l'évolution du prix de l'immobilier en France, en Espagne, en Italie et en Allemagne depuis 2000. Alors que ces prix sont restés quasiment stables en Allemagne, ils ont augmenté dans les autres pays mais nulle part autant qu'en France qui se situe même depuis 2011 à un niveau supérieur à celui de l'Espagne. Parallèlement, sur la même période, le nombre de bénéficiaires des aides personnelles au logement a décru.
Pauvreté et inégalités sont indissolublement liées.
Les deux dernières décennies ont été marquées par une augmentation à la fois des inégalités de revenus et du nombre de pauvres. Les 10 % les plus riches accaparent 50 % de la fortune nationale tandis que les 50 % les moins fortunés s'en partagent 7 %. Par conséquent, la lutte contre la pauvreté ne peut s'exonérer d'une réflexion sur les inégalités.
D'autant que les inégalités ne sont pas que financières.
A ce stade, je voudrais souligner un point essentiel : la France apparaît comme l'un des pays où l'origine familiale et sociale des élèves pèse le plus lourdement sur leur réussite scolaire. Comme le souligne le sociologue Camille Peugny, aujourd'hui, en France, 7 enfants d'ouvriers sur 10 sont ouvriers et 7 enfants de cadres sur 10 sont cadres.
L'aspect déterminant de l'origine sociale dans la réussite scolaire est ainsi pointée par l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), au travers de l'enquête Pisa (Programme international pour le suivi des acquis des élèves) menée pour la dernière fois en 2012. Ce qui fait dire à l'OCDE : « En France, aujourd'hui, lorsque l'on appartient à un milieu défavorisé, on a clairement moins de chances de réussir qu'en 2003. »
J'en viens aux objectifs que je vise et aux préconisations que je souhaite formuler.
Si rien n'est fait, c'est à une prolongation de la situation actuelle que nous assisterons. Nous ne pouvons plus nous voiler ainsi la face.
Or l'objet même de la démarche prospective, c'est d'ouvrir l'horizon vers des futurs souhaitables. Il faut donc privilégier un scénario de rupture.
Nous sommes confrontés à la difficulté de disposer de données chiffrées.
Nous devons imposer des chiffres crédibles, formels, sur lesquels nous pouvons travailler. Sinon, nous risquons de parler dans le vide. Il y a actuellement deux ans de retard dans la publication des statistiques, c'est trop. Les techniques de microsimulation développées sont à cet égard prometteuses. Elles sont d'ores et déjà appliquées, au niveau de l'Union européenne, dans une dizaine d'Etats membres, dont le Royaume-Uni, l'Irlande, la Suède, l'Autriche, la Belgique. Ce qui est réalisable ailleurs l'est bien évidemment en France. C'est une question de volonté.
Nous devons également mobiliser les leviers fiscaux encore disponibles. Reconnaissons-le, notre système fiscal ne permet pas une redistribution suffisante des richesses.
Enfin, il conviendrait d'intégrer au calcul du PIB le niveau de bien-être, de protection sociale, la qualité du vivre-ensemble ainsi que les progrès réalisés en termes de développement durable.
Ce rapport a une dimension éminemment politique. C'est donc le volontarisme qui domine dans le cadre de ma démarche prospective.
« Europe 2020 » est le nom de la stratégie de croissance de l'Union européenne adoptée le 17 juin 2010. Elle énonce cinq objectifs ambitieux à atteindre d'ici à 2020 en matière d'emploi, d'innovation, d'éducation, d'inclusion sociale et d'énergie, parmi lesquels s'attacher « à ce que 20 millions de personnes au moins cessent d'être confrontées au risque de pauvreté et d'exclusion ». Or, depuis 2010, le nombre de pauvres en Europe, au lieu de se réduire, a augmenté de 7 millions. Il faut remédier à cet échec.
En France, le plan pluriannuel de lutte contre la pauvreté et pour l'inclusion sociale lancé en juillet 2013 prévoit notamment la revalorisation des minima sociaux, l'instauration d'une « garantie jeunes », l'aide aux familles ainsi que l'investissement dans l'hébergement et l'accès au logement.
Il faut instaurer la confiance, parce qu'il ne saurait être question de se résigner à l'irréversibilité de la pauvreté.
Dans une démocratie comme la nôtre, dans une République comme la nôtre, dans un pays des droits de l'homme comme le nôtre, je considère qu'il n'y a pas d'assistés : il faut en finir avec la stigmatisation et automatiser le versement des prestations sociales.
Une comparaison chiffrée pour battre en brèche les idées reçues : la fraude sociale est évaluée à 4 milliards d'euros tandis que la fraude fiscale est évaluée à 60 milliards d'euros.
Sur le non-recours, je voudrais citer deux statistiques particulièrement éclairantes. En matière d'allocations familiales, Philippe Warin, directeur de recherche au CNRS et responsable scientifique de l'Observatoire des non-recours aux droits et services (Odenore), rappelle que « pour 1 euro d'indu ou de trop versé, on a 3 euros de rappel de droits, c'est-à-dire des sommes non versées en temps et en heure ». S'agissant du montant total des non-dépenses consécutives au non-recours, Etienne Pinte, président du Conseil national des politiques de lutte contre la pauvreté et l'exclusion sociale (CNLE), l'estime à 10 milliards d'euros.
Il faut que nous nous rendions compte que les personnes en situation de pauvreté sont des victimes et des ayants droit. Nous pouvons remédier au moins en partie au non-recours en leur faisant confiance et en passant d'un contrôle a priori des dossiers à un contrôle a posteriori.
Nous devons agir en priorité en faveur des enfants.
Bien que généreuse et redistributive, la politique familiale française, conçue après la Libération, reste fondée sur une structure familiale qui ne correspond plus à la réalité en termes de stabilité des mariages, de monoparentalité des mères. D'où la nécessité, à mes yeux, de verser les allocations familiales dès le premier enfant, quitte à introduire une condition de ressources.
Il faut également mettre en place des dispositifs pour les enfants en situation de grande détresse. Je pense notamment à un numéro spécial « 115 enfants » pour les familles à la rue. On doit favoriser un hébergement durable dans un même lieu pour les familles sans logement, pour favoriser la scolarisation. Enfin il faut réduire à six mois le délai d'examen des demandes d'asile. 66 000 demandes d'asiles ont été enregistrées en 2013, en hausse de 83 % depuis six ans. Or 80 % des demandeurs d'asile sont déboutés. Le projet de réforme en cours table sur une réduction à 9 mois. C'est déjà un progrès important par rapport aux deux années qui sont parfois nécessaires à l'heure actuelle et qui rendent très difficile l'expulsion de personnes qui ont commencé à faire leur vie sur notre territoire.
Une trop large part de la jeunesse vit dans un état d'insécurité sociale généralisée. Il est donc impératif de faire coïncider majorité légale et majorité sociale, ouvrant droit aux aides.
Un militant d'ATD-Quart Monde nous a raconté sa propre expérience d'une prise en charge au titre de l'aide sociale à l'enfance. Placé enfant, comme tous ses frères et soeurs, dans une famille d'accueil, balloté de foyer en foyer, il s'est retrouvé à dix-huit ans, à la rue, car, désormais majeur, il était considéré comme capable de se débrouiller tout seul. Alors qu'aucun droit ne lui était ouvert, toutes les portes se sont refermées.
Je préconise également le recours aux bons de formation sur le modèle danois. Ils offrent jusqu'à cinq années de formation rémunérées et peuvent être utilisés de manière continue ou fractionnée. Je veux insister sur un point : il ne s'agit pas du tout de laxisme. Ces bons sont accordés sous des conditions très strictes de suivi effectif d'une formation.
Je pense qu'il est essentiel d'instituer un référent unique pour l'accompagnement des personnes en détresse. Les personnes en situation de pauvreté doivent sans cesse répéter leur parcours, trois fois, cinq fois, dix fois. A tel point que nombreux sont les jeunes qui se retirent complètement des soutiens financiers qu'ils pourraient recevoir et privilégient la « débrouille ». Cette personne référente pourrait donc être : un agent de la CAF, un assistant social du conseil général, un bénévole - pourquoi pas ? -, un conseiller de Pôle emploi, etc. Cet interlocuteur unique serait également le référent de toutes les administrations.
Certes, la décentralisation permet d'agir au plus près des personnes et des situations locales, mais du fait de l'enchevêtrement des compétences et d'un millefeuille de dispositifs devenus illisibles, on constate un accroissement des inégalités de traitement entre les bénéficiaires dans les territoires.
Aujourd'hui on doit passer de l'Etat « infirmier » à l'Etat « investisseur », considérer la protection sociale comme un investissement d'avenir et passer de la réparation a posteriori à la prévention a priori.
C'est à l'Etat qu'il appartient de veiller à l'égalité de traitement partout sur le territoire. Parallèlement, il est nécessaire de mieux mobiliser pour aller au plus près des populations concernées et pour adapter les dispositifs aux besoins réels.
Il convient également de généraliser le principe de participation des personnes pauvres aux politiques qui leur sont destinées. Comme le disait Nelson Mandela : « Tout ce qui est fait pour moi, sans moi, est fait contre moi. »
Les « experts du vécu » mis en place en Belgique sont des professionnels de l'inclusion sociale. Leur mission première est d'être des « passeurs de savoirs » entre les personnes démunies, celles qui prennent des mesures et celles qui les exécutent. Ayant fait eux-mêmes l'expérience de la pauvreté dans leur parcours de vie, ces experts d'un genre nouveau sont formés et intégrés au sein de différents services en vue d'y impulser des changements « de l'intérieur ».
Je me félicite qu'un huitième collège du conseil national de lutte contre la pauvreté et l'exclusion sociale (CNLE), comprenant les personnes en situation d'exclusion, soit aujourd'hui pérennisé.
Je souhaite que nous nous inspirions de la Banque carrefour de la sécurité sociale en Belgique. C'est une banque de données dématérialisées, qui permet de fluidifier et d'accélérer l'échange de données à caractère personnel entre les institutions de sécurité sociale, lesquelles, de ce fait, n'ont plus à demander plusieurs fois à la même personne toujours les mêmes renseignements.
Le service rendu s'en trouve considérablement amélioré, tandis que la protection de la vie privée reste totalement garantie par les procédures d'accès aux informations. Il aura fallu dix ans à nos voisins belges pour finaliser cet ambitieux projet. Qu'attendons-nous pour nous en inspirer ? Il va de soi qu'il appartiendra à la Commission nationale de l'informatique et des libertés de contrôler l'intégrité d'un tel système et le respect de la confidentialité.
Il est également nécessaire de simplifier les formulaires et le langage administratifs.
Enfin, face au maquis des minima sociaux une mesure de simplification pourrait être la fusion du RSA et de la prime pour l'emploi.
Il faut laisser les acteurs de terrain innover contre la pauvreté.
Une précision : une expérimentation est actuellement en cours, en Loire-Atlantique et en Seine-et-Marne, sur la mise en place d'un dossier unique destiné à simplifier les démarches administratives des personnes en difficultés.
Cependant, permettez-moi d'avoir des doutes sur la réelle portée simplificatrice de ce dispositif, qui me paraît encore bien trop compliqué.
L'expérimentation n'est rien sans l'évaluation Il s'agit là de briser un tabou. Mais l'intérêt de s'assigner des objectifs n'a de valeur que s'il est possible de vérifier, à intervalles réguliers, les tendances qui permettent de les atteindre et d'analyser les raisons des écarts constatés.
Il va de soi que l'évaluation des professionnels, mais aussi des bénévoles, doit se mettre en place avec toute la finesse et la diplomatie qu'il convient.
J'en arrive à ma conclusion.
Nous ne pouvons plus nous mettre la tête dans le sable et nous habituer au scandale de la pauvreté.
Lors de notre rencontre avec des membres d'ATD-Quart Monde, l'un des intervenants, pourtant en situation de grande pauvreté, n'a pas un instant évoqué ses problèmes financiers, mais a insisté sur les notions de respect, de regard, de dignité.
C'est pour cette raison que je soutiens le projet de pénaliser la discrimination pour précarité sociale.
Faisons nôtre cette belle phrase de Victor Hugo : « L'homme est fait non pas pour traîner des chaînes mais pour ouvrir des ailes. »