Merci pour cette présentation et pour le rôle d'ambassadrice de notre commission que vous avez joué sur le terrain. Nous sommes par ailleurs tous sollicités sur la question de l'intermittence et je souhaite que la commission se manifeste à cet égard. J'en parlerai avec les présidents des groupes.
Puis la commission entend une communication de Mme Marie-Christine Blandin, présidente, sur la mission d'information en Suède.
Le choix d'Umeå comme destination pour la mission annuelle de notre commission a pu susciter quelques interrogations et même quelques doutes. Pourquoi se rendre au Nord de la Suède, à 600 km de Stockholm dans une commune inconnue de 120 000 habitants, à vocation industrielle et sans patrimoine ? Je crois pouvoir dire au nom de toutes les sénatrices et de tous les sénateurs qui ont participé au déplacement que ce choix était non seulement légitime, mais aussi tout à fait pertinent. Nous avons beaucoup appris sur un modèle et une société très différente de la nôtre, mais confrontée à des enjeux très similaires. La culture comme instrument de développement et l'avenir des universités, des sujets de préoccupation centraux pour notre commission, ont été au coeur de nos entretiens.
Je vous rappelle qu'Umeå est, avec Riga, la capitale européenne de la culture 2014. C'est ce label qui avait en partie motivé notre déplacement. La décision pour la ville de poser sa candidature comme Capitale européenne de la culture a été prise en 2000. C'est donc un engagement de long terme, porté par une volonté forte et constante de la municipalité de placer la culture au coeur de sa stratégie de développement.
Umeå consacre à la culture un budget de 80 % supérieur à celui des communes suédoises de taille équivalente, dont 30 % rien qu'en matière de bibliothèques. La région autour d'Umeå compte 26 bibliothèques publiques pour 180 000 habitants. Elles ont été construites de telle sorte que la population habite au plus à 2 km d'une entre elles. Des bibliobus complètent le dispositif. La politique communale d'accessibilité numérique aux fonds a été couronnée en 2009 par le prix des Nations Unies pour l'innovation culturelle.
Cet attrait pour la lecture est très ancré dans le Nord de la Suède qui a vu naître des auteurs marquants qui vont d'Astrid Lindgren, auteur de FiFi Brindacier, à Stieg Larsson, auteur du best-seller Millenium en passant par Torgny Lindgren ou P.O. Enqvist. La mission a pu également visiter la bibliothèque municipale de Stockholm, qui gère pendant le printemps et l'été un service de bateau-livre - Bokbaten - pour les habitants des 30 000 îles qui entourent la capitale. Là aussi coexistent, pour tous âges, des rayons de livres en suédois, finnois, sami, et autres langues en usage, comme le farsi, le chinois ou le romani.
Depuis le XIXe siècle, le Nord de la Suède a été marqué par la confluence de courants intellectuels aux marges de la culture dominante dans la société : Umeå est ainsi un foyer essentiel des mouvements d'éveil religieux protestants, de la mobilisation ouvrière, de la culture punk, des mouvements féministe et gay. C'est ce qui donne à la ville une image protestataire : elle est considérée comme une ville où les débats sont vifs, en contraste avec la tradition suédoise du consensus.
Les mouvements contestataires sont encore très vivants et surveillent l'action culturelle de la mairie, car ils craignent que la création de nouvelles structures et de nouveaux bâtiments pendant le mandat de « capitale européenne de la culture » conduise à une institutionnalisation et un enrégimentement de la culture, au détriment d'expressions plus libres et plus spontanées.
Notre délégation a noté une certaine ambivalence dans le projet global de la ville. D'une part, les convictions des élus locaux qui font de la culture un instrument de paix et de développement paraissent impeccables et un tiers du budget culturel de la commune va à des associations libres de les utiliser. D'autre part, le projet culturel répond à une logique d'attractivité et de croissance économique, au prix de certains risques financiers et d'une certaine dépendance vis-à-vis d'un partenaire privé omniprésent.
Au-delà du label de capitale européenne de la culture et des événements qui ont été organisés à cette occasion, Umeå s'est lancée dans une mutation architecturale de grande ampleur. Le budget de la commune, les aides européennes et des investisseurs privés financent 7,5 milliards d'euros de travaux publics et de constructions. Ces actions s'inscrivent dans une stratégie d'expansion affirmée : la commune vise à accueillir 200 000 habitants en 2050. La culture est ainsi vue par la municipalité comme un outil d'attractivité essentiel dans une région assez désertique de la Suède, où règne chez certains habitants le sentiment d'être délaissés par Stockholm.
L'installation sur les berges du fleuve d'un campus artistique, d'un musée de l'image et bientôt d'un parc dessiné après consultation des jeunes de la ville, participe d'une volonté de réorientation globale de l'agglomération. La visite du musée de l'image, avec une exposition sur la peintre franco-argentine Leonor Fini a été particulièrement appréciée par la délégation. Cela vaut aussi pour la visite du centre de design industriel, classé dans l'élite mondiale, où sont utilisées des imprimantes 3D.
Un autre projet phare de revitalisation du centre-ville consiste en la construction de « Väven », autrement dit « le tissage ». Ce complexe architectural doit associer un centre de conférences, une maison de la culture, un complexe hôtelier et des commerces. Ce projet me permet d'évoquer la question du financement privé.
Tout au long du séjour, dans quasiment tous les lieux, le nom d'une société de travaux publics implantée dans la région - Balticgruppen - est revenu dans les discussions. Cette société est le partenaire essentiel de la stratégie de développement par la culture d'Umeå. Elle intervient à quasiment tous les échelons. Par exemple, elle a réhabilité un ancien asile psychiatrique pour créer des logements et des écoles, puis elle a installé alentour un parc de sculptures contemporaines en accès libre. Elle accorde des rabais importants - plus de 10 millions d'euros - sur les loyers de certains espaces utilisés par l'université.
Surtout, aucun projet immobilier d'envergure ne se fait sans elle dans la ville, y compris pour des équipements culturels. Elle a financé à la même hauteur que les partenaires publics la construction du campus artistique et du musée de l'image. Le nouveau complexe Väven est aussi réalisé dans le cadre d'un partenariat public-privé. Une société rassemble les deux parties - la commune et Balticgruppen - qui partagent le financement et l'utilisation des locaux. Le complexe comprendra 15 000 m2 d'installations culturelles demandées par la commune et 10 000 m2 de locaux à vocation commerciale souhaités par le promoteur privé. Ce projet est financièrement très lourd pour la commune qui ne l'a réalisé qu'après avoir connu 12 années d'expansion économique ininterrompue. Elle ne dispose plus aujourd'hui d'un potentiel financier équivalent pour lancer une opération aussi vaste et aussi risquée.
Par ailleurs, Umeå se trouve dans le pays des Sames, aussi appelés Lapons : 20 000 d'entre eux habitent en Suède ; 10 % d'entre eux vivent encore de l'élevage itinérant du renne dans le Nord de la Suède. Les femmes sames sont plus nombreuses à s'installer dans les villes plus au sud et à accéder à des emplois qualifiés, alors que les hommes sont plus souvent cantonnés aux activités traditionnelles et ne migrent pas. Des décalages démographiques importants se créent, qui sont source de tensions. Un parlement de la nation same, sans pouvoirs législatifs ou réglementaires, est autorisé à débattre de tous les sujets d'intérêt pour les Sames. Les différents dialectes de la langue same sont protégés depuis le 1er avril 2000, date à laquelle le gouvernement suédois lui a reconnu le statut officiel de langue minoritaire. Les langues autochtones cohabitent pacifiquement avec l'emploi généralisé de la langue suédoise. Des formations supérieures en same sont dispensées dans les universités d'Uppsala, la grande université historique qui concentre la recherche linguistique, et d'Umeå, à laquelle le gouvernement suédois a confié une responsabilité particulière de préservation de la culture same. Le mandat de capitale européenne de la culture a été organisé en référence au calendrier same et la cérémonie d'inauguration faisait la part belle à des chanteurs et des artistes sames.
Cependant, des conflits socio-économiques demeurent, par exemple en matière de droits d'usage des terres pour le pâturage mais surtout à cause du développement de grands complexes miniers, source d'emplois mais aussi de pollution, dans les zones sames. En matière environnementale, le « pragmatisme » suédois conduit à l'instauration d'une zone d'exception aux normes européennes : dans le nord du pays, la concentration maximale de certains toxiques autorisée dans les poissons disponibles à la consommation est deux à trois fois plus élevée que les seuils nationaux, au prétexte que la population same mange du poisson tous les jours ! C'est ce que nous ont révélé des chercheurs sames de l'université d'Umeå.
Si Umeå est une ville en expansion et une ville culturellement dynamique, elle le doit beaucoup à son université avec laquelle elle vit en symbiose. Fondée en 1965, l'université d'Umeå est, à l'aune suédoise, un établissement très important : 34 000 étudiants et 4 300 personnels. En outre, la population d'Umeå a doublé depuis l'installation de l'université et s'est rajeunie. L'université est donc un élément essentiel de la politique d'attractivité de la ville, avec laquelle elle entretient d'excellentes relations, comme en témoigne la gestion commune du campus artistique.
Les rencontres que la délégation a eues à l'université, notamment avec sa présidente, nous ont permis de mieux comprendre le système de financement de la recherche et de recrutement des enseignants chercheurs. Environ 40 % des ressources des universités suédoises pour la recherche proviennent directement du budget de l'État et 60 % de financements extérieurs, publics et privés, obtenus directement par les chercheurs dans des appels à projets compétitifs. L'importance de ce financement fait reposer sur l'individu une forte responsabilité tandis que la durée moyenne des financements (deux ou trois ans) rend difficile pour l'université la planification de son activité et la gestion prévisionnelle de ses personnels.
Depuis 2008, l'université d'Umeå met progressivement en oeuvre un nouveau plan d'action pour perfectionner l'allocation de ses ressources. L'objectif est de dégager des moyens supplémentaires pour assurer aux chercheurs retenus de meilleures perspectives de carrière et une aide financière. À ce jour, 107 chercheurs ont bénéficié d'environ 25 millions d'euros pour poursuivre leurs recherches.
Bien que couvrant l'ensemble des champs disciplinaires, l'université d'Umeå aimerait, à l'image de l'université de Tromsø en Norvège, être officiellement déclarée « l'université arctique de la Suède ». À cette fin, elle renforce son profil dans ce secteur et a créé en décembre 2012 un centre arctique - Arcum -, auquel sont désormais affiliés plus de 200 chercheurs de toutes disciplines, de la sociologie à l'étude du réchauffement climatique, qui échangent et coordonnent leurs recherches. La délégation a pu rencontrer plusieurs responsables du centre ainsi que l'ambassadeur suédois pour l'Arctique.
La force d'attraction de l'université d'Umeå repose aussi sur une recherche de très bon niveau, notamment dans les maladies infectieuses, le design industriel et les arts, la biologie végétale... Cette dernière spécialité s'exerce notamment dans un centre de recherche consacré aux biotechnologies forestières et baptisé Umeå Plant Science Center. Il regroupe 200 personnes réparties en 40 équipes, rassemblées dans un même bâtiment depuis 2001. Ce laboratoire, partenaire de l'institut national de la recherche agronomique (Inra), accueille plusieurs chercheurs français que la délégation a pu rencontrer. Cette équipe a dirigé le projet international qui a abouti en 2013 au séquençage du génome du pin. Pour l'anecdote, la Norvège et la Suède sont les deux premiers producteurs mondiaux d'arôme de vanille pour l'industrie car la vanilline peut être obtenue par extraction à partir des aiguilles du pin. Ce centre de recherche est si bien équipé pour l'analyse des protéines et autres molécules qu'il est devenu pôle de référence en matière de dépistage du dopage.
L'accueil de chercheurs et d'étudiants étrangers, notamment au niveau du master, est bien développé. On parle aujourd'hui 130 langues à l'université mais l'accueil est surtout facilité par la prégnance de la langue anglaise ! Des modules de présentation et d'adaptation à la vie suédoise sont aussi proposés systématiquement. Parmi les particularités de la société suédoise, auxquels sont obligatoirement confrontés tous les résidents nationaux ou étrangers, j'aimerais insister sur l'octroi du numéro personnel d'identification, le Personnummer. Ce système va beaucoup plus loin que la numérotation Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE) ou de la sécurité sociale. Attribué par l'administration fiscale, il est essentiel à la vie quotidienne en Suède. Il permet l'accès aux soins, ainsi que le calcul et l'acquittement de l'impôt sur le revenu. Il est aussi utilisé pour les achats sur Internet, pour obtenir un abonnement téléphonique, ...
Le numéro personnel est utilisé comme identifiant par tous les services administratifs : non seulement par l'administration fiscale, mais aussi par les assurances sociales, le service du permis de conduire, le bureau de conscription... Il est également couramment utilisé dans le secteur privé, par exemple par les banques, avec l'accord des intéressés. En pratique, cependant, refuser de fournir son numéro personnel revient à multiplier les embûches et les obstacles. Les banques utilisent, par exemple, le Personnummer pour vérifier la solvabilité d'un client avant d'accorder un prêt.
Le traitement des données du fichier de la population est régi par des textes spécifiques, qui prévoient explicitement la transmission des informations à tous les services administratifs. En pratique, une procédure automatique a été mise en place à cet effet. Ce qui signifie que les croisements de fichiers entre services de l'administration, loin d'être interdits, sont systématiques. On retrouve, me semble-t-il, encore un certain paradoxe suédois : c'est le pays qui, dès 1809, se dote d'un médiateur entre les individus et l'administration, le fameux Ombudsman, et qui, dès 1973, adopte une loi sur l'informatique et les libertés ; mais c'est aussi le pays qui au nom d'une culture de la transparence démocratique et de l'efficacité administrative, recueille, traite et partage une quantité impressionnante de données personnelles sur ses citoyens !
Il serait néanmoins exagéré de prétendre qu'il n'existe aucun contrôle : il existe un service dédié au respect de la loi sur les données personnelles ; toute entreprise ou toute administration gérant des données personnelles doit avoir l'équivalent d'un correspondant informatique et libertés. Surtout les différents Ombudsmen peuvent intervenir au nom de leur mission globale de protection du public. Des affaires récentes de fichages illégaux de Roms suédois en utilisant leur numéro personnel ont été dénoncées par le médiateur anti discrimination (Diskrimineringombudsmannen - DO).
Notre visite à Umeå a été complétée par des entretiens à Stockholm sur le thème de l'évaluation de la recherche en Suède. Nous avons ainsi rencontré des responsables de l'École royale polytechnique (KTH), de la principale agence de financement de la recherche (VR) et du ministère de l'enseignement supérieur et de la recherche. Ces échanges ont confirmé à la fois l'importance et les risques de l'utilisation des critères bibliométriques. Certaines simulations ont en effet montré que seules 5 universités suédoises sur 34 survivraient, si l'ensemble des fonds publics était distribué uniquement sur de simples critères bibliométriques.
La principale agence de financement de la recherche - VR - alloue 10,5 % du budget global de la recherche, estimé à 3,6 milliards d'euros. En outre, elle a été chargée par le gouvernement suédois, dans le cadre de la loi quadriennale sur la recherche et l'innovation, de mettre en place un modèle d'évaluation qui permette de redistribuer une partie des dotations inscrites au budget de l'État aux établissements les plus performants. Depuis 2009, un mécanisme de redistribution partielle des fonds gouvernementaux sur la base de la performance a été mis en oeuvre. Il ne repose que sur deux indicateurs : un critère bibliométrique et la capacité à attirer des financements extérieurs. Le modèle en cours d'élaboration ressemble grandement au modèle interne développé par l'École royale polytechnique, lui-même calqué sur le modèle britannique. Trois critères pondérés seraient utilisés : la qualité scientifique pour 70 %, l'environnement de recherche pour 15 %, l'impact en dehors de la sphère académique pour 15 %. L'avenir de ces réformes est cependant suspendu aux résultats des prochaines élections législatives en septembre.