Nous assistons à la mise en mouvement des territoires et à la levée des deux malédictions qui ont pesé sur l'architecture des territoires en France.
Celle de la Troisième République, tout d'abord, qui a congelé le projet révolutionnaire dynamique et fédéral. Le 14 juillet, c'est la prise de la Bastille mais aussi la fête de la fédération... L'idée d'une France fédérale n'est pas scandaleuse. L'alliance entre les notables ruraux et l'État central y a pourtant mis fin, en fabriquant la machine des départements qui s'est transformé, au fil de l'urbanisation, en système fiscal - un véritable racket des campagnes par les villes. En constituant un espace de gouvernements urbains à travers les intercommunalités, la réforme crée un archipel de villes plus ou moins importantes où est concentrée la plus grande partie de la production et de l'industrie créative. Organiser l'espace français autour de ces villes donne à chacun la possibilité d'accéder à ces ressources. La loi de décentralisation de 1982 est une seconde malédiction car, en modernisant l'architecture du territoire français, elle a renforcé des niveaux qui n'avaient plus lieu d'être. En faisant les mauvais choix, le législateur a accumulé les problèmes et les handicaps : aujourd'hui, il est encore plus difficile de réformer qu'hier !
Notre pays n'est plus rural, mais urbain. Nous sommes entrés dans l'ère des métropoles et de la mobilité. La métropole s'entend comme une ressource que le citoyen peut avoir à sa disposition. La région est un espace biographique, c'est-à-dire qu'elle offre à chacun un éventail d'opportunités pour réaliser des projets. Elle est un point d'équilibre entre des ressources objectives - en gros, les métropoles - et des ressources subjectives, les identités, qui ne sont pas forcément figées et ne doivent pas être mythifiées : la Normandie, oui, mais les Caennais n'ont pas forcément envie d'être avec les Rouennais ou les Havrais... Beaucoup de métropoles sont des fantasmes de technocrates : Tours et Orléans, Rennes et Nantes, Metz et Nancy... Il ne suffit pas que des villes soient proches pour que ça marche, d'autant que ces villes voisines sont souvent rivales ab initio : ville épiscopale et ville seigneuriale ou monarchique.
La taille n'est pas un critère. Les technocrates français sont les seuls à croire qu'il faut qu'une université soit grande pour réussir : les universités les mieux classées sont toutes les plus petites que la plus petite des universités françaises ! C'est pareil pour les régions.
La taille n'est pas forcément gage de réussite. L'Alsace, qui est une petite région, réussit très bien toute seule. La fusion est un cadeau à la Lorraine ! Le Nord-Pas-de-Calais fonctionne bien. La Corse a beaucoup d'identité et peu de métropole. Elle fonctionne aussi sans qu'on ait besoin d'opérer une fusion. Nous ne sommes pas dans un jeu de construction et il faut éviter toute précipitation.
Puisque c'est un changement de civilisation qui s'annonce, il aurait été judicieux d'engager un grand débat national, à l'abri des intérêts particuliers des élus. On aurait pu, par exemple, mettre en place un Haut Conseil des territoires où aucun élu n'aurait siégé. Il n'aurait pas eu de pouvoir décisionnel, sa seule mission étant de faire un état des lieux de la société.
Si l'on respecte une logique de taille et d'importance et si l'on part des métropoles, l'Île-de-France, qui est une aire urbaine, dispose d'un réseau de transports et d'un marché de l'emploi devrait cesser d'être une région pour devenir la métropole de la région de Paris étendue au Bassin parisien. Elle bénéficierait alors d'un poids équivalent au Land Rhénanie-du-Nord-Westphalie.
Gérard-François Dumont, Recteur, professeur à l'Université de Paris IV Sorbonne. - Nous célébrons le centenaire de l'assassinat de Jean Jaurès qui disait qu'il faut « aller à l'idéal et comprendre le réel ». Le projet de loi poursuit deux idéaux : trouver une taille critique sur le plan géographique, démographique et économique et faire des économies. Ces idéaux sont-ils fondés sur la compréhension du réel ?
Géographiquement, l'Alsace est la plus petite région française continentale. Les autres pays européens comptent beaucoup de régions aux dimensions moins importantes que celles de l'Alsace. L'Italie en compte au moins trois auxquelles s'ajoutent le Trentin et le Haut Adige, provinces autonomes équivalentes à des régions. La petite taille des régions n'est pas un handicap, elle est sans corrélation avec le taux de chômage et les résultats économiques. Les régions Midi-Pyrénées et Rhône-Alpes sont les plus vastes régions françaises. Elles dépassent en superficie la Belgique, le Luxembourg, la Suisse et le Danemark. Les vingt-et-une régions de la France continentale ont une superficie moyenne supérieure à celle des Länder.
Sur le plan démographique, le Limousin est la région la moins peuplée de France, avec 742 000 habitants. Cette densité n'est pas faible à l'échelle européenne, puisque certaines régions d'Italie, d'Espagne, d'Allemagne ou des cantons suisses sont encore moins peuplés. La population moyenne des vingt-et-une régions françaises est de 3 millions d'habitants, ce qui est supérieur à la moyenne des régions d'Italie, et inférieur à celle des Länder. Il faut néanmoins préciser que l'histoire démographique de l'Allemagne n'est pas celle de la France, dont le taux de fécondité a commencé à baisser à la fin du XVIIIème siècle, soit un siècle avant l'Allemagne. La population moyenne des régions de France est supérieure à celle des communautés autonomes d'Espagne et des régions polonaises. Aux États-Unis, vingt États sur cinquante ont une population inférieure à 3 millions d'habitants.
Le projet de loi vise à créer des ensembles plus homogènes en termes de populations. Il considère donc qu'une fourchette large entre la région la plus peuplée et la moins peuplée est un facteur de handicap en termes d'attractivité des territoires. La politique centralisatrice de la France, des temps monarchiques jusqu'à aujourd'hui, pourrait laisser penser que la France est hétérogène. Avec l'Angleterre, la France est le seul pays européen à avoir une région-monde, à savoir l'Île-de-France. Cette idée d'une hétérogénéité des régions de France est pourtant fausse. Le rapport des populations entre les vingt-et-une régions actuelles est de 1 à 16. L'Île-de-France mise à part, le rapport tombe de 1 à 8. Ces rapports sont beaucoup plus élevés dans les autres pays européens, de 1 à 27 en Allemagne, de 1 à 26 en Espagne, de 1 à 76 en Italie, et de 1 à 66 aux États-Unis. Les régions françaises ne présentent donc pas une hétérogénéité particulièrement prononcée en matière de densité de population. Les résultats sont les mêmes en ce qui concerne leur taille. Le rapport entre la plus petite et la plus grande région est de 1 à 5 en France ; il est de 1 à 174 en Allemagne, de 1 à 19 en Espagne continentale, de 1 à 8 en Italie. L'idéal d'homogénéisation porté par le projet de loi ne correspond pas à une bonne compréhension du réel.
D'un point de vue économique, le projet de loi indique que si l'on fusionne un certain nombre de régions, on obtient une plus grande homogénéité en termes de PIB par habitant et par région. C'est une évidence : dès lors que le nombre des territoires diminue, les écarts baissent ! Les chiffres d'ailleurs ne sont guère fiables car le calcul du PIB par région soulève de grosses difficultés d'ordre méthodologique.
Les régions fusionnées disposeront d'un budget supérieur. Certes ! Mais la réforme de 1982 a été une réussite car les budgets des régions étaient surtout des budgets d'investissement, ce qui est gage d'efficacité. Est-il structurant pour les territoires de confier aux régions l'entretien de la robinetterie des collèges ?
En conclusion, chercher la « taille critique » revient à chercher à atteindre un optimum régional qui n'existe pas, faute de corrélation entre la taille, l'économie, la richesse. La Pologne n'a pas réduit son nombre de régions. Quant à l'Espagne, il faut aussi évoquer la loi de 2012. De plus, le renforcement des régions est entendu comme renforcement du niveau régional par rapport aux autres collectivités, non face à l'État. Il ne s'agit pas d'une amorce de fédéralisme.
Les fusions seront-elles sources d'économies ? Dans un premier temps, elles s'accompagneront de coûts directs inévitables dus aux déménagements, à l'aménagement des locaux, à la mise en place d'outils informatiques communs, etc. Surtout, elles auront des effets négatifs externes : le temps passé à discuter des modalités des fusions, du choix de la capitale, de l'emplacement des services sera autant de temps perdu pour définir des stratégies de développement, définir les politiques d'emploi ou renforcer les indispensables coopérations entre régions ! Pour que les fusions réussissent, il faut des synergies entre les anciennes capitales régionales. Or, en train, il faut 2 heures 26 pour aller d'Amiens à Reims, 2 heures 07 d'Orléans à Limoges, 2 heures 08 de Toulouse à Montpellier, 2 heures 25 de Clermont-Ferrand à Lyon. Notre pays manque des infrastructures ferroviaires pour développer les synergies et les réseaux.
Les fusions entraîneront aussi des coûts directs permanents : le mieux-disant l'emportera toujours, avec des coûts plus élevés en matière sociale, pour l'entretien des lycées, la création d'antennes supplémentaires dans les territoires, etc. L'expérience montre que les coûts croissent avec la taille.
Enfin, un mot sur l'identité : le développement présuppose que les personnes s'identifient avec leur territoire.
Le diagnostic des réformes antérieures n'a pas été fait. On n'améliore pas un puzzle en changeant le nombre de pièces. Les réformes de fond, fiscale notamment, dans le sens d'une véritable décentralisation, n'ont pas été lancées. Mais comme le disait le poète Pierre Seghers, « l'impossible, c'est ce qui demande du temps ».