Madame la ministre, devant l’Assemblée nationale, le 20 février dernier, vous avez qualifié la présente proposition de loi, d’ « essentielle et moderne », rappelant l’importance de cette dernière pour la vitalité de la filière du livre comme le consensus des auteurs, éditeurs et libraires en faveur d’un dispositif qui les aidera à faire face aux enjeux de la transition numérique de l’économie du livre. À cette occasion, vous avez salué l’équilibre trouvé entre la majorité et l’opposition parlementaires à chaque étape de la discussion. Je souhaite que cette nouvelle lecture au Sénat n’y fasse pas exception.
Les étapes, en effet, furent nombreuses avant ce jour, chaque assemblée apportant son expertise et sa conviction dans l’élaboration d’une mesure d’apparence modeste et pourtant fort technique.
Pour mémoire, l’article 1er de la loi du 10 août 1981 relative au prix du livre dispose que tout éditeur doit fixer, pour chaque ouvrage, un prix de vente au public qui doit être respecté par l’ensemble des détaillants. Toutefois, le commerçant est libre d’appliquer une remise maximale de 5 %.
La législation est en revanche moins précise s’agissant de la facturation des frais de livraison, et ce flou laisse libre cours à la systématisation, par certaines plateformes de commerce électronique, du double avantage offert au client, qui bénéficie de la remise légale de 5 % et de la gratuité de la livraison.
Un tel niveau de concurrence commerciale freine, pour les librairies, toute velléité de développement d’une activité en ligne économiquement viable. Pis, il contribue à l’érosion du commerce physique de livres, désormais plus coûteux et d’accès moins aisé qu’un site de e-commerce délivrant rapidement et gratuitement toute commande à domicile.
Afin de rétablir autant que faire se peut des conditions de concurrence plus équitables entre les acteurs du marché du livre, nos collègues députés auteurs de la présente proposition de loi ont conçu un dispositif prévoyant que seul le rabais de 5 % soit autorisé dans le cadre de la vente en ligne, à l’exclusion de la gratuité des frais de port, et mettant ainsi sur un pied d’égalité commerce physique et e-commerce.
Au cours de sa séance publique du 3 octobre dernier, l’Assemblée nationale a, sur l’initiative du Gouvernement, intégralement renversé la mesure.
Dans ce dispositif, les livres commandés en ligne, dès lors qu’ils n’étaient pas retirés dans un commerce de vente au détail, ne pouvaient bénéficier de la ristourne légale. Les libraires se voyaient donc offrir la possibilité de proposer des livres moins chers en vente physique, en application du rabais autorisé de 5 %. Par ailleurs, s’agissant du seul e-commerce, la concurrence entre sites ne pouvait plus porter que sur les frais de livraison, évitant ainsi une atrophie des marges par l’application quasi systématique de la ristourne de 5 %.
En revanche, dans cette version de la proposition de loi, il était question non plus d’interdire la gratuité des frais de port, mais d’offrir la possibilité aux plateformes de vente en ligne d’appliquer sur ces frais, dont elles fixent elles-mêmes le tarif, une réduction équivalant à 5 % du prix du livre acquis dans le cadre de la transaction.
Sur la base de ce texte, adopté à l’unanimité par l’Assemblée nationale, notre commission de la culture a, le 18 décembre 2013, apporté une contribution décisive à la mesure proposée, en réintégrant la facturation des frais de port. À défaut, les plateformes de e-commerce les plus puissantes auraient pu continuer à offrir un service de livraison gratuit, asphyxiant une concurrence qui ne peut appliquer de tels avantages.
Nous avons donc interdit la gratuité des frais de port dès lors que la commande n’était pas livrée en magasin, puisqu’il nous était juridiquement impossible de fixer unilatéralement et autoritairement un niveau plancher de frais de port ou d’établir ces frais à leur coût de revient.
J’avais alors fait valoir que l’interdiction de la gratuité de la livraison aurait sur le consommateur un effet psychologique dont il convenait de ne pas méconnaître les conséquences positives, si modiques soient-elles, sur le rééquilibrage de l’environnement concurrentiel du marché du livre en ligne. Je crois toujours fermement à cet argument.
Au cours de sa séance publique du 8 janvier dernier, le Sénat a adopté à l’unanimité cette nouvelle version de la proposition de loi, en ajoutant un double complément.
Sur l’initiative de notre collègue Jacques Legendre, un délai de trois mois a été fixé entre la promulgation du texte et l’application effective de la mesure, afin de laisser aux opérateurs le temps nécessaire pour procéder aux adaptations logicielles induites par la nouvelle législation.
Sur l’initiative du Gouvernement, ce dernier a été habilité à légiférer par voie d’ordonnance afin d’intégrer, dans le code de la propriété intellectuelle, les dispositions du contrat d’édition telles que prévues par l’accord signé en mars 2013 entre auteurs et éditeurs – vous l’avez indiqué, madame la ministre.
Pour mémoire, ce nouveau contrat modifie celui qui est en vigueur depuis 1957 en édictant de nouvelles règles dans trois domaines.
Les premières sont applicables à l’ensemble des contrats d’édition, qui doivent désormais couvrir aussi l’édition numérique des ouvrages. Est également précisée l’obligation de reddition de comptes qui pèse sur l’éditeur, comme la possibilité pour les parties de mettre fin au contrat pour défaut d’activité économique.
D’autres règles concernent l’exploitation imprimée et traitent de l’exploitation permanente, de la diffusion commerciale et des procédures de résiliation.
Enfin, de nouvelles règles ont été fixées pour l’exploitation numérique, notamment pour ce qui concerne les modalités de rémunération des auteurs.
Souvenez-vous, madame la ministre, le choix de légiférer par ordonnance était loin de recueillir notre approbation. Toutefois, l’urgence à mettre en œuvre rapidement le nouveau contrat d’édition, à la demande, notamment, des auteurs les plus précaires, et l’absence d’un véhicule législatif adapté dans des délais raisonnables ont conduit les différents groupes parlementaires à voter en faveur de la proposition de loi ainsi modifiée.
C’est alors qu’est apparue, dans un calendrier quelque peu précipité, la nécessité de transmettre le texte à la Commission européenne, dans le cadre de la procédure d’information dans le domaine des normes et réglementations techniques et des règles relatives aux services de la société de l’information.
Il a été procédé à cette notification quelques jours après l’adoption du texte par la Haute Assemblée. Courait dès lors un délai de trois mois avant l’adoption définitive de la proposition de loi, ce délai pouvant être prolongé jusqu’à trois mois supplémentaires si était émis, au terme du premier délai, un avis circonstancié par la Commission ou un État membre. Le non-respect de ce délai de statu quo aurait entraîné, en application de la jurisprudence constante de la Cour de justice de l’Union européenne, l’inapplicabilité de la mesure.
En conséquence, et dès lors que l’Assemblée nationale ne renonçait pas à décaler la date d’examen de la proposition de loi en seconde lecture prévue le 20 février dernier, il n’était pas possible d’aboutir à un vote conforme de la version transmise par le Sénat, malgré la position prise en ce sens par sa commission des affaires culturelles.
Pour sortir de cette ornière, madame la ministre, vous avez soumis aux députés un amendement de suppression du délai de trois mois introduit au Sénat sur l’initiative de notre collègue Jacques Legendre. Cette suppression, outre qu’elle ne dénature en rien le dispositif, tient compte du fait que les procédures européennes imposent d’ores et déjà un tel délai avant que le texte ne soit définitivement adopté, délai que les opérateurs sont invités à utiliser pour réaliser les adaptations techniques nécessaires.
Surtout, cet amendement de suppression, voté par l’Assemblée nationale, présentait l’avantage de maintenir le texte en navette, conformément aux exigences de la procédure engagée auprès de la Commission européenne. C’est de ce texte ainsi modifié que nous sommes aujourd’hui saisis.
Dans le cadre de la procédure de notification européenne, deux avis circonstanciés relatifs à la présente proposition de loi ont été transmis à la France, entraînant immédiatement la prolongation du délai légal de statu quo jusqu’au 19 mai.
Le premier avis émane de la Commission européenne et porte sur quatre points.
La Commission estime tout d’abord que le dispositif prévu pourrait restreindre la liberté de fournir des services pour les détaillants de livres en ligne établis dans d’autres États membres. Elle émet également des doutes quant à la pertinence des mesures envisagées au regard de l’objectif visé. Elle s’interroge, en outre, sur les risques que pourraient faire porter les contraintes appliquées aux détaillants en ligne sur les libraires qui souhaiteraient se positionner sur le marché du livre en ligne sans disposer de l’assise économique des plateformes existantes. Enfin, elle reproche aux autorités françaises de ne pas lui avoir fourni suffisamment d’éléments pour juger de la proportionnalité du dispositif.
Le second avis circonstancié provient de l’Autriche. Selon ce pays, il découlerait de la mesure française, pour les bibliothèques scientifiques qui commandent des monographies en nombre, un enchérissement notoire des commandes de livres, qui les pénaliserait sensiblement.
Parallèlement, se sont ouvertes, entre la Commission européenne et le Secrétariat général des affaires européennes, de délicates négociations en vue d’adapter la mesure aux remarques émises. Il en ressort que, si les autorités européennes semblent prêtes à se laisser convaincre par le dispositif prévu par cette proposition de loi, cette acceptation ne pourra se faire qu’au prix d’une renonciation préalable de la France à la mesure consistant à interdire la gratuité des frais de port, que la Commission estime semble-t-il disproportionnée. À défaut, la France se trouverait sous la menace d’un contentieux et, partant, d’une condamnation.
Mes chers collègues, je l’ai réaffirmé devant la commission lors de l’examen du texte la semaine passée et je vous le redis ce matin : en tant que rapporteur, je ne puis souscrire à un tel chantage. Les libraires, malmenés par la crise économique et la concurrence déloyale des plateformes de vente en ligne, attendent le vote de ce texte depuis de nombreux mois. Nous ne pouvons les décevoir en abandonnant un élément majeur du dispositif que nous avons voté, le 8 janvier dernier, dans une belle unanimité.
Ce texte constitue en effet un élément fort du soutien public aux libraires, dont vous n’ignorez rien des difficultés, mes chers collègues. Le marché du livre, après avoir résisté à la crise longtemps et mieux que d’autres industries culturelles, subit désormais une baisse de ses ventes, aggravée par la concurrence déloyale que représente le véritable dumping auquel se livrent quelques grandes enseignes – pour ne pas dire une société ultra-dominante – de commerce électronique de livres.
Cette situation, comme le fait que la proposition de loi qui nous est soumise ce matin représente le fruit d’une construction partagée des deux chambres, majorité et opposition confondues – je vous rappelle que l’Assemblée nationale a adopté à l’unanimité la version sénatoriale du dispositif –, a conduit la commission de la culture à se prononcer en faveur d’un vote conforme.
La commission fut également sensible au fait que les textes que nous avons adoptés en matière de taxe sur la valeur ajoutée sur le livre et, récemment, sur la presse en ligne allaient aussi à l’encontre des incantations de la Commission sans que la France ait été, à ce jour, condamnée.
Enfin, comment les autorités européennes pourraient-elles justifier un contentieux contre le dispositif français, qui protège les libraires sans excès manifeste contre les détaillants en ligne, alors qu’elles demeurent impuissantes face aux stratégies d’optimisation fiscale développées par les GAFA, c'est-à-dire Google, Amazon, Facebook et Apple ?
Au-delà de la question fiscale, le résultat des dernières élections européennes, dans notre pays comme ailleurs, plaide pour une plus grande fermeté des politiques nationales à l’encontre d’une vision par trop libérale des règles de concurrence défendue par la Commission européenne, au détriment trop souvent de nos industries culturelles.
Mes chers collègues, la commission de la culture s’est unanimement prononcée en faveur de ce texte, dans sa version transmise par l’Assemblée nationale. Je vous propose donc de confirmer cette position en adoptant la présente proposition de loi sans modification. Ainsi, nous parviendrons au terme d’un marathon législatif riche en péripéties.
Durant ces six mois, parallèlement à la présente initiative parlementaire, la politique du livre a été consolidée. La création d’un médiateur du livre, autorité indépendante chargée de concilier les litiges relatifs au prix du livre papier et numérique, répond à une attente forte des acteurs du secteur. En outre, plusieurs collectivités territoriales, soucieuses de conserver leurs librairies, ont pris des initiatives afin de soutenir ces dernières. À cet égard, et en tant que sénatrice de Paris, je salue les dispositions adoptées par le Conseil de Paris le 17 juin dernier, visant à faciliter l’accès, pour les libraires indépendants, aux appels d’offre de la ville relatifs aux manuels scolaires et aux livres pour la jeunesse.
Pour conclure, je me dois de rappeler à ceux qui se méprendraient sur le sens de notre initiative que la politique du prix du livre, dans sa genèse, son histoire et sa dynamique, était mue non par l’unique souci de satisfaire les libraires, mais par la volonté de consolider l’ensemble du marché du livre. Dans ce domaine, la concurrence par le prix aboutirait en effet, en peu de temps, à un appauvrissement de l’offre, qui ne serait rien d’autre qu’un appauvrissement de la pensée. Quand il s’agit de culture, la concurrence par le prix constitue une « vraie mauvaise idée ».
La proposition de loi s’inscrit dans cette conviction et a pour objet d’élaborer un cadre réglementaire permettant au secteur du livre, qu’il s’agisse des librairies physiques ou des pure players, des grands éditeurs ou des éditeurs plus confidentiels, des jeunes auteurs aux auteurs confirmés, de continuer à nous étonner.
Mes chers collègues, c’est une adoption à l’unanimité d’un texte sans modification que je vous demande, afin de renforcer notre position. §