Rien n'est plus dommageable, pour une nation démocratique, qu'une armée négligée, déconsidérée, voire méprisée. La France a cette chance d'avoir toujours su, au cours de son histoire, honorer la carrière des armes. Et ce projet de loi l'atteste, qui propose un statut rénové, mais fidèle à la tradition française.
La force du projet de loi peut se résumer en une formule simple : il maintient le bon équilibre et la juste mesure entre les deux identités du militaire, celle qui fait de lui un citoyen à part entière et celle qui l'inscrit dans un métier à part, celui des armes.
Ce nouveau statut général des militaires récapitule tout ce que notre nation démocratique exige de ses militaires, mais également tout ce qu'en retour elle leur doit. Parce que c'est une chose bien extraordinaire que d'être prêt à mourir pour sa patrie. Or tel est l'ordinaire de l'état militaire. C'est, comme le rappelle l'article 1er du projet de loi, l'« esprit de sacrifice » qui fait le soldat.
La professionnalisation de l'armée, dit-on souvent, et à juste titre, comporte le risque de relâcher le lien, indispensable à notre République, entre l'armée et la nation. Mais si le lien social de la conscription se distendait, c'est un lien moral qu'il faudrait réaffirmer. Le militaire prend les armes au nom de la France, et pour la France. A présent, c'est au service de la paix et de la liberté dans le monde, à titre de la prévention et de la gestion des risques, le plus souvent dans le cadre de coopérations internationales, avec le concours de nos alliés et, de plus en plus, dans le contexte de l'Union européenne.
Dans ce projet de loi, un choix essentiel a été fait, et c'est le meilleur choix : celui de continuer à soumettre les militaires à un régime juridique qui, pour être le plus possible rapproché de celui des civils, et en premier lieu des fonctionnaires civils, demeure spécifique. Si statut général des militaires il doit y avoir, c'est que le métier des armes demeure à part.
Ce choix a été opéré en matière de droits civils et politiques : les militaires, rappelle l'article 3, « jouissent de tous les droits et libertés reconnus aux citoyens », mais « l'exercice de certains d'entre eux est soit interdit, soit restreint » ; c'est l'application des principes de « discipline », de « disponibilité » et, vous l'avez rappelé, madame le ministre, de « neutralité. »
Il y avait là une question de fond, presque une querelle philosophique. Affirmer la neutralité du militaire, c'est nécessairement lui demander de se mettre à l'écart de la vie politique, mais non de la vie de la cité.
Le nouveau statut reprend donc l'interdiction, pour un militaire en activité, d'adhérer à un parti politique. Il l'oblige à se mettre en disponibilité dans le cas où il voudrait exercer un mandat électif. En matière de liberté d'expression et de communication, l'évolution se fait intelligemment et prudemment. L'autorisation préalable du ministre est abandonnée afin de permettre aux militaires d'être plus visibles dans la cité. Bien sûr, par principe, certains peuvent s'opposer à toutes les restrictions. Mais ces choix sont guidés autant par la tradition que par la raison.
Il eût été possible de rapprocher les conditions d'embauche des militaires de celles des autres fonctionnaires. Mais, là encore, c'eût été déraisonnable : on ne s'engage pas dans l'armée comme on rentre dans une administration ; c'est du moins ce que je crois.
Toutefois, et c'est l'un des enjeux du projet de loi que vous nous proposez, il s'agit d'approfondir le mouvement vers l'unification du statut militaire. Ainsi, autant que faire se peut, le nouveau statut aligne la condition des militaires sous contrat sur celle des militaires de carrière, l'objectif étant de renforcer la cohésion de nos armées parce que, au combat, le risque est le même pour toutes les catégories de militaires.
Le nouveau statut permettra aussi à nos armées devenues professionnelles de relever un triple défi en matière de recrutement : le défi de l'attractivité du métier militaire, celui de la fidélisation des recrues et, enfin, celui de la cohésion essentielle de nos soldats.
Toute armée, fût-ce celle d'un pays en paix avec ses voisins et fût-elle professionnelle, doit demeurer composée pour l'essentiel de jeunes gens. Ainsi, par ce nouveau statut, il s'agit d'assurer à l'armée professionnalisée le renouvellement indispensable de ses cadres et d'attirer vers elle les spécialistes dont elle a besoin. Une armée de professionnels est une armée capable d'attirer les scientifiques et les techniciens qui lui sont nécessaires pour être opérationnelle. C'est une armée de plus en plus « confrontée » à des civils. Et surtout, c'est une armée dans laquelle les militaires sous contrat, qui commencent leur parcours professionnel sous les armes, sont majoritaires.
Le nouveau statut est à la hauteur du défi que constitue ce bouleversement sociologique.
Mais l'armée professionnelle, pour être attractive, doit être une armée qui professionnalise, en offrant, à ceux qui font le choix de servir, une meilleure visibilité de leur carrière et la possibilité de saisir des opportunités professionnelles au-delà de leur engagement dans l'armée. C'est une attente, une exigence légitime tant des militaires de carrière que des militaires sous contrat.
Les dispositions qui vont dans ce sens sont nombreuses.
Des droits sociaux élémentaires sont accordés aux militaires sous contrat, comme le droit à une allocation chômage.
Les dispositifs ouvrant des voies d'accès à la fonction publique sont inscrits dans le statut. Il ne doit pas simplement s'agir là d'un voeu pieux : les ressources humaines que représente le vivier des militaires pour le service de la nation, que ce soit au niveau de l'Etat ou dans les collectivités territoriales, demeurent sous-exploitées. Madame le ministre, pourrez-vous nous donner des engagements pour que ces dispositifs ne restent pas sans usage ? En 2004, je le signale, aucun poste d'administrateur civil n'a été proposé à des militaires.
Le nouveau statut développe enfin les dispositifs de reconversion ou de retour à la vie civile.
Une armée professionnelle est une armée qui adopte des méthodes modernes en termes de gestion des personnels militaires. Toutes ces mesures vont dans le bon sens. Elles peuvent néanmoins susciter parfois des interrogations légitimes.
L'esprit de cohésion est au coeur de la condition militaire : la tendance à l'unification des statuts que propose le projet de loi le renforce. Toutefois, madame le ministre, il est une disposition qui inquiète certains militaires, la rémunération au mérite, car elle leur apparaît de nature à remettre en cause cette cohésion.
Ne nous y trompons pas : l'armée est attachée à la récompense du mérite ; elle est même, dans notre histoire, la première école du mérite. Les décorations sont autant de distinctions qui l'établissent. Mais la part symbolique de la reconnaissance de la valeur militaire doit l'emporter sur la part matérielle. Le principe des primes au mérite, lié à la nouvelle bonification indiciaire destinée à tous fonctionnaires, ne risque-t-il pas de provoquer d'inutiles tensions ?
Vous y êtes certainement sensible, madame le ministre, et je suis assuré que vous saurez appliquer ces dispositions nouvelles avec finesse et pédagogie.
Permettez-moi une réflexion personnelle : il ne faudrait pas que la prime vienne amenuiser ou faire disparaître la reconnaissance qui s'attache à la décoration ni la fierté légitime de celui qui la conquiert.
Je l'ai déjà dit et je le répète, ce nouveau statut tire les conclusions de la fin de la conscription et il pose les fondations d'une armée française nouvelle, respectueuse de ses traditions et de son histoire.
Mais le nouveau statut général des militaires ne répond pas seulement aux défis de la professionnalisation. En effet, si les temps changent, c'est d'abord que la société change. Les mentalités évoluent. Notre société est plus individualiste. Chacun y semble plus attaché à ses intérêts immédiats et personnels. La quête du bien-être et le désir de sécurité envahissent toutes les strates et gagnent tous les milieux.
Comment, dès lors, maintenir ces activités qui, par essence, supposent une vocation, appellent un dévouement, exigent un don de soi, voire la capacité au sacrifice de soi-même, activités au premier rang desquelles se range le métier des armes ?
Il faut tenir compte des demandes nouvelles. Mais il faut aussi résister à une évolution vers le chacun-pour-soi et réaffirmer les grands principes sans lesquels il n'est pas de vie en commun.
C'est cela que le statut réalise non seulement pour les militaires auxquels il s'adresse, mais aussi pour chaque citoyen. Il montre à chacun d'entre eux, à chacun d'entre nous, ce qui fait la valeur militaire.
Si les militaires sont des citoyens à part entière, ce sont aussi des hommes, et de plus en plus des femmes, qui font le choix d'un métier à part.
Le nouveau statut tend à leur accorder les mêmes droits qu'un civil, dès lors que la restriction est désuète ou inutile. Il en est ainsi de la fin du contrôle sur la vie privée et sur le lien matrimonial des militaires que l'ancien statut permettait.
J'ai parlé de l'interdiction de militer. Mais l'interdiction d'adhérer à un syndicat fait l'objet d'une discussion, parfois éclairée par des exemples étrangers, comme ceux de l'Allemagne ou du Royaume-Uni. Le nouveau statut maintient l'habitude française, ce qui ne signifie toutefois pas que les militaires n'ont pas leur mot à dire sur ce qui les concerne.
L'éthique militaire française met au premier plan le principe de la cohésion et de la concertation. C'est ce que propose le nouveau statut en reconnaissant le rôle et la composition des conseils de la fonction militaire dans chaque arme, et du Conseil supérieur de la fonction militaire.
Ce nouveau statut permet également aux militaires d'être plus visibles dans l'espace public. L'un des instruments de cette meilleure visibilité et de cette présence plus forte dans la société sera le Haut comité d'évaluation de la condition militaire, lequel, comme le demande la commission des affaires étrangères du Sénat, devrait remettre un rapport annuel au Président de la République. Toutefois, de mon point de vue, il serait judicieux qu'il fasse une place à des parlementaires, comme l'a d'ailleurs prévu l'Assemblée nationale.
L'esprit de discipline est également au coeur de l'éthique militaire. Mais il ne délimite pas un cadre dans lequel l'individu est privé de ses droits. Le nouveau statut les formalise, les sanctions sont rationalisées. C'est bien ! La transparence ne nuit pas à l'obéissance.
Madame la ministre, vous avez su adapter le statut tout en conservant l'esprit. Bravo !
Mais il est une autre réalité qui a changé et qui est plus impérieuse encore pour le métier des armes : la guerre, loin de disparaître, revêt maintenant de nouveaux oripeaux. Elle est, en un sens, plus présente que jamais : elle n'est plus déclarée ; elle n'a pas plus de fin. Les derniers conflits impliquant notre pays, tant en Indochine qu'en Algérie, nous avaient fait déjà découvrir la guerre subversive, si bien d'ailleurs que l'on n'avait pas su la concevoir comme une guerre... et qu'on l'avait camouflée en opération de police.
Il y a là un paradoxe que nos concitoyens ne mesurent pas suffisamment : alors que la menace de la guerre s'éloigne de plus en plus de leur horizon quotidien, nos militaires sont, pour leur part, de plus en plus souvent exposés au feu. Leur quotidien à eux, ce sont ces pays du monde qui ne connaissent pas la douceur de la paix démocratique et qui sont, selon la formule consacrée, des zones de non-droit, en proie aux violences, aux destructions, aux guerres civiles, voire au chaos, le plus souvent sous un climat et dans un environnement qui ne sont pas les nôtres.
La guerre est donc sortie de son cadre traditionnel. C'est sur ce nouveau théâtre, qui n'est pas juridiquement une guerre, que nos soldats sont déployés dans ce que l'on appelle des « opérations extérieures ». Nos concitoyens ont ainsi entendu parler de leur présence au Kosovo, en Afghanistan, en Côte d'Ivoire. Ces opérations extérieures mobilisent, sur une année, plus de 40 000 soldats français. Le sait-on ?
Ces soldats ne risquent pas seulement leur vie, mais se retrouvent dans une véritable situation d'insécurité juridique, et ce au nom de la France et parce qu'ils sont au service de la paix et d'une certaine idée de la démocratie. Ils ne sont pas assurés d'être couverts au cas où ils seraient victimes d'un accident. Ils ne sont pas assurés d'être pénalement protégés au cas où ils auraient simplement rempli leur mission. Voilà ce que nos juridictions négligent. Voilà ce que nos concitoyens ignorent. Et voilà ce que ce texte vise à corriger.
Jusqu'à présent, les garanties et protections de nos militaires dans les opérations extérieures relevaient d'une accommodation acrobatique de la loi du 6 août 1955, destinée, à l'époque, aux opérations de police en Afrique du Nord, pour le « maintien de l'ordre dans certaines circonstances » ! Or les conflits dans lesquels se trouvent plongés nos soldats ne relèvent pas d'opérations de maintien de l'ordre.
Parce que notre pays sait ce qu'il doit à ses soldats, voilà ce que ce projet de loi tend à rectifier !
Le principe de l'imputabilité des blessures au service est étendu à toute la durée d'une mission opérationnelle, en y incluant les périodes de détente.
Le dispositif est-il suffisant ? Prend-il adéquatement en considération les risques de maladies qui peuvent être détectées tardivement, mais n'en sont pas moins liées au service ? L'Assemblée nationale a porté le délai de constatation de trente à soixante jours après le retour d'une opération. C'est mieux, mais c'est peu. Si le principe d'un « dépistage médical » au retour d'une mission est adopté, ce sera encore mieux et presque bien. En effet, s'il faut bien une limite à la présomption d'imputabilité, celle-ci paraît raisonnable.
Souffrez que je vous dise, madame la ministre, que pendant les quelque vingt années qui ont suivi la guerre d'Indochine, j'ai plaidé devant le tribunal des pensions militaires pour faire reconnaître la dysenterie amibienne, le paludisme, la dengue, la dartre annamite, et beaucoup d'autres maladies totalement inconnues et qui se révélaient si longtemps après. Châtel-Guyon et Vichy en ont fait leur litière !
L'autre grande insuffisance du statut de 1972 concerne la responsabilité juridique des militaires dans le cadre des opérations extérieures. Si le cadre juridique actuel, établi par l'article 59 du code de justice militaire, pose que le militaire en opération extérieure relève de la loi française, c'est dans le cadre de la légitime défense et du principe de nécessité que son action peut être jugée, comme pour un policier sur le sol français !
Sur le théâtre de guerres civiles, cela revient à désarmer des soldats qui, bien souvent, ne peuvent être que les spectateurs impuissants de conflits qu'ils sont censés apaiser. Tant que leur vie n'est pas explicitement menacée, ils sont censés n'appartenir qu'à une armée de papier ! Parce que notre pays sait la grandeur de la mission que remplissent nos soldats, voilà ce que le projet de loi portant statut général des militaires vient, heureusement, rectifier.
Le nouveau statut maintient le principe de la responsabilité individuelle du militaire, mais il établit, légalement, le cadre d'une opération extérieure et indique que le juge évaluera l'action d'un militaire dans le contexte de ce qui « est nécessaire à l'accomplissement de sa mission » et non plus sur la base de la simple légitime défense, qu'il a toujours été très difficile de prouver. Le progrès est réel.
Le nouveau statut protège, mais surtout il responsabilise. La protection juridique trouve son corollaire dans la rationalisation du régime disciplinaire. Là encore, toute la difficulté du projet de loi que vous nous proposez, madame la ministre, est de tracer la ligne de démarcation entre les droits reconnus à tous et les obligations spécifiques liées à la condition militaire.
Le grand historien Fustel de Coulanges observait que « l'état social et politique d'une nation est toujours en rapport avec la nature et la composition des armées ». C'est la raison pour laquelle ce projet de loi portant statut général des militaires revêt une telle importance.
Avec l'actuel statut, l'Etat n'était pas en mesure d'accomplir son devoir de protection envers ceux qui avaient choisi de le défendre. Le nouveau statut restaure les conditions d'acquittement de cette obligation morale, qui est celle de la nation.
A travers le lien rénové qui se noue ainsi entre notre nation et son armée, au regard de la place que nous réservons à la vocation militaire, mise au service de la paix et de la liberté, c'est notre ambition qui s'exprime, celle de maîtriser notre destin et de continuer à peser un peu sur le cours du monde.
Oui, c'est bien notre état social et politique qui se révèle, car n'oublions jamais qu'il n'est pas de politique étrangère sans une armée opérationnelle et protégée.
Telles sont, madame la ministre, les raisons pour lesquelles le groupe auquel j'ai l'honneur d'appartenir, après en avoir débattu, votera sans hésitation le projet de loi que vous nous proposez.