Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, en février dernier, Mme Lebranchu, ministre chargée de la décentralisation, installait à Ajaccio un groupe de travail sur la réforme institutionnelle en Corse. Elle parlait alors de réformer l’organisation de l’île à trois niveaux : réglementaire, législatif et même constitutionnel. Sur ce point, elle indiquait en effet aux élus corses que « la porte n’[était] pas fermée ».
En avril, lors d’une deuxième réunion du groupe de travail, elle confirmait sa « volonté d’avancer sur ce chantier de la réforme institutionnelle », allant même jusqu’à donner « au nom du Gouvernement, un avis favorable sur la plupart des demandes faites par l’Assemblée de Corse ».
Ces déclarations ont fait réagir, pour des raisons contraires, bien sûr, les partisans d’une scission nationaliste comme les élus républicains que nous sommes. Car, derrière la demande d’une « place spécifique à la Corse dans la Constitution de la République », soutenue par la majorité de l’Assemblée de Corse, certains sont allés jusqu’à évoquer la co-officialité de la langue, la création d’un statut de résident ou l’autonomie de gestion en matière fiscale. Autant de pistes qui ont créé un débat parmi les élus corses et la société civile, débat qui se poursuit encore aujourd’hui.
Peut-être est-ce la raison pour laquelle, deux mois seulement après les déclarations de Mme Lebranchu, vous avez décidé, monsieur le ministre, de fermer la porte à toute évolution institutionnelle en Corse. Vous l’avez justifié le 12 juin dernier, lors de votre première visite sur place, en ces termes : « le souci de préserver une spécificité ne doit pas s’inscrire dans une démarche de rupture ». Nous sommes d’accord avec vous.
Personne ne peut s’offusquer que l’on rappelle le sacro-saint principe de notre République, une et indivisible, qui est d’apporter le même sens de justice, d’égalité, de liberté et de fraternité à l’ensemble de nos concitoyens. Pour autant, il nous semble que votre annonce ne saurait suffire.
Elle ne saurait suffire, car elle referme brutalement le livre du processus de réflexion et de dialogue engagé jusqu’ici par les élus corses aux côtés de la population, comme si tout allait bien. Il suffit de regarder les indicateurs économiques, sans parler des actes de violence que les médias n’évoquent que trop, pour savoir que tel n’est pas le cas, malheureusement.
Plus inquiétant encore, et nous le regrettons, votre annonce crée de la désillusion, qui est le terreau du ressentiment. En rayant d’un mot les discussions engagées jusqu’ici comme si elles n’avaient eu aucun intérêt, vous décevez peut-être une population corse attachée à la parole donnée. Vous reprenez cette parole et la déception est à la mesure de l’espoir suscité, espoir dont la Corse a pourtant besoin, au même titre que tous nos compatriotes. On repense alors à la mise en garde du député Laurent Marcangeli, qui déclarait : « Nous devons cesser de susciter de faux espoirs pour ne travailler que sur du possible. »
Il y a donc un monde, monsieur le ministre, entre la rupture que vous redoutez à raison et la fin de non-recevoir que vous opposez, nous semble-t-il à tort. C’est une belle occasion manquée de montrer à la Corse comme à toutes nos régions que la France est capable d’évoluer, de se réinventer en restant le pays qu’elle a toujours été, riche de ses particularités régionales et de ses cultures entremêlées depuis l’Antiquité.
Ironie de l’histoire, cette Corse qu’il faut que vous entendiez fut justement souvent la première en Europe à l’écoute de la démocratie : de sa constitution de 1755, adoptant la séparation des pouvoirs, le suffrage universel et le droit de vote aux femmes – il a fallu attendre 189 ans pour que, grâce au général de Gaulle, nous soit accordé, en 1944, le même cadeau ! – aux dispositions statutaires particulières, avec la bidépartementalisation et la naissance de l’Assemblée de Corse… L’île a toujours pris sa part dans la concertation, comme en 2003, où, sous l’impulsion du Premier ministre, Jean-Pierre Raffarin, souhaitant déjà intégrer la « reconnaissance institutionnelle de sa spécificité », la population corse a été consultée, rappelant à cette occasion que la Corse, c’est la France.
Raison de plus pour l’écouter aujourd’hui ! Ainsi que l’a si bien dit Camille de Rocca Serra, « notre rôle n’est pas de freiner toute évolution qui pourrait être bénéfique à la Corse, mais bien de promouvoir une démarche qui soit utile pour l’île, dans le respect de notre appartenance et de notre attachement à la République ».
Plus que jamais, nos territoires ont besoin que l’on sauvegarde leur identité, leur patrimoine et que l’on respecte la richesse de leur diversité. Plus que jamais, ils ont le droit d’exister, de transmettre leur histoire et leur culture aux jeunes générations, toujours dans la « maison France », car chacun grandit auprès de l’autre : ces territoires ont apporté à la France comme la France leur a apporté.
Refuser de regarder l’histoire en face, c’est souvent refuser de se tourner vers l’avenir. C’est plus vrai encore dans le cas de la Corse, puisqu’elle va subir parallèlement, monsieur le ministre, comme beaucoup d’autres régions, la réforme territoriale. Celle-ci pourrait même lui être fatale parce que, en raison de ses spécificités insulaires, la Corse ne bénéficiera pas des leviers de mutualisation dont disposeront les grandes régions. Avec la disparition programmée des départements, elle ne gardera pas non plus l’opportunité de ses arbitrages financiers relatifs à la péréquation, qui sont si importants pour l’activité économique de l’île.
À une époque où l’on supprime les départements, où l’on affaiblit les cantons ruraux, ce nouvel épisode concernant la Corse est important à double titre. Il est important pour les Corses eux-mêmes, bien sûr, pour la défense de leur héritage et de leurs particularités. Il est aussi et surtout crucial pour notre pays. La Corse dans la France est un symbole : celui de la préservation de notre identité millénaire, indivisible, mais plurielle.
Aussi, pour vous permettre de nous expliquer plus en détail votre déclaration du 12 juin dernier en Corse, terre de vos ancêtres, j’aimerais, monsieur le ministre, que vous nous précisiez, si vous le pouvez, la position réelle du Gouvernement sur la question institutionnelle de la Corse, au-delà de la réforme territoriale que vous devez nous présenter.
Je voudrais enfin, à mon tour, remercier M. Alfonsi d’avoir pris l’initiative de ce débat intéressant, car nous aimons tous beaucoup la Corse.