Intervention de Bernard Cazeneuve

Réunion du 30 juin 2014 à 21h30
Débat sur la corse et la réforme territoriale

Bernard Cazeneuve :

Madame la présidente, mesdames, messieurs les sénateurs, avant toute chose, je voudrais remercier Nicolas Alfonsi d’avoir organisé ce débat qui lui tenait à cœur. Ce fut, pour lui, l’occasion d’aborder tous les sujets concernant l’avenir de l’île, notamment les questions institutionnelles et constitutionnelles, qu’il a pris soin – à juste titre – de distinguer méticuleusement des autres, par esprit de rigueur juridique.

Dans leur intervention, les orateurs ont évoqué les préoccupations que les Corses ont immédiatement à l’esprit lorsqu’il s’agit d’assurer le développement de leur île : la question du logement, celle de la pression et de la spéculation foncières, mais aussi celle des investissements, auxquels les territoires aspirent toujours pour créer les conditions de la croissance et de l’emploi.

Madame Giudicelli, j’ai bien entendu votre propos, teinté de la satisfaction d’avoir vu le Gouvernement procéder à des clarifications en la matière, mais aussi de l’impatience que ces dernières n’aillent pas plus loin.

La politique, madame la sénatrice, est un exercice itératif, et les débats parlementaires sont là pour préciser des choses qui méritent de l’être, même si j’avais le sentiment d’en avoir déjà beaucoup dit.

Je saisis donc l’occasion du débat de ce soir pour répondre à toutes les interrogations et préciser la pensée du Gouvernement sur ce sujet. Je le ferai avec la même sincérité que celle qui a présidé aux propos que j’ai tenus en Corse il y a quelques semaines.

Pour commencer, je voudrais insister sur la nécessité, si l’on ne veut pas abaisser le débat politique, de respecter ceux à qui l’on s’adresse, et ce en toute circonstance. Cela implique d’abord de convoquer – Nicolas Alfonsi l’a indiqué dans son propos – l’esprit de Pierre Mendès France, de ces grands républicains qui surent faire preuve de modernité et qui furent souvent en situation, alors que l’histoire leur était parfois hostile, de poser les fondements d’évolutions pertinentes et heureuses. Ils le firent toujours avec une exigence de rigueur intellectuelle. Lorsqu’il s’agissait d’enjeux juridiques, ils invoquèrent le droit, mais sans le tordre pour des motifs politiques – le droit, son nom l’indique, ne le supporterait pas – ; ils essayèrent plutôt de le mettre au service d’objectifs politiques qu’ils estimaient nobles, tout en permettant que les désaccords puissent s’exprimer.

Cette nécessité implique aussi de ne pas tout sacrifier aux charmes de la politique. Je ne prétends pas que c’est le cas en Corse ; j’indique seulement qu’il s’agit d’une prévention qu’il faut avoir en toute matière.

La politique a des charmes auxquels il est facile de céder, certes, mais ceux-ci n’ont pas nécessairement de rapport avec la rigueur intellectuelle, même si cela peut arriver...

Cette nécessité implique enfin que le discours politique soit le même, quel que soit le lieu où il est prononcé. Ce serait pour moi très confortable de dire à Ajaccio les choses que les Corses auraient envie d’entendre, tout en tenant à Paris des propos que la représentation nationale est susceptible de vouloir écouter, sans me soucier de cohérence. Mais, moi, j’aime tenir le même discours en tous lieux. C’est aussi l’une des conditions du respect que l’on doit à ses interlocuteurs.

Au reste, je voudrais insister sur un point : la question qui nous occupe ce soir – c’était d’ailleurs un élément sous-jacent de toutes les interventions – fait l’objet d’un débat ancien, aussi ancien que la République elle-même et que la constitution de la nation française.

Nous vivons en effet dans un pays particulier, où l’État a préexisté à la nation, et où la nation s’est incarnée dans l’État. Ces deux processus historiques, il faut le reconnaître, ont été rendus possibles par la centralisation, phénomène grâce auquel le droit a organisé les choses, une langue s’est imposée et des principes convoquant souvent – pour ne pas dire toujours – l’égalité se sont incarnés dans les textes votés par la représentation nationale.

La question qui nous est posée ce soir est donc celle de la compatibilité entre la République telle que nous l’aimons, une et indivisible, et la diversité de ses territoires, de ses cultures, de ses approches.

La République n’a pas à annihiler ou à empêcher cette diversité ; elle doit au contraire la rendre possible, précisément parce que son unité et son indivisibilité sont la garantie que chacun, en son sein, pourra trouver son chemin sans que les principes de l’égalité devant le droit ou devant la charge publique, principes consubstantiels à la République elle-même, soient remis en cause.

Comment rendre tout cela compatible en droit et en politique ? Comment le faire et laisser à la Corse toute sa chance, sans faire perdre à la République ses principes et ses atouts ? Voilà le problème, tel que je le vois : il n’est ni simple ni insurmontable. En politique, dès lors que la bonne foi, la rigueur et l’honnêteté intellectuelle prévalent, il existe toujours un chemin.

Ce chemin est certes exigeant, il implique que l’on prenne le temps du dialogue, que l’on soit scrupuleusement honnête, et que l’on aille au bout du trajet ensemble. C’est ce que je souhaite pour la Corse, et c’est ce que, modestement, je veux essayer de faire en tant que ministre de l’intérieur.

Pour cela, il faut prendre les problèmes les uns après les autres, en commençant par ce qui relève de l’urgence, et les analyser finement de manière à y apporter les réponses les plus pertinentes.

La question principale a trait à l’économie et au droit pour les Corses à vivre en Corse, sur une île prospère, qui puisse mener sa politique du logement, de développement économique, de croissance de ses filières d’excellence et de valorisation de ses atouts agricoles.

Je le rappelle, la politique de la République n’a jamais été de laisser la Corse de côté ; au contraire, elle a toujours été de l’accompagner. Je n’évoquerai pas tout ce qu’ont fait les gouvernements successifs, par-delà les sensibilités politiques, sur ce point. Je me contenterai de signaler que le gouvernement de Lionel Jospin avait mis sur le métier, il y a un peu plus de dix ans, un plan exceptionnel d’investissements pour la Corse. Déployé au cours de la décennie écoulée, il a conduit, madame Giudicelli, à engager près de 2 milliards d’euros, dont 1, 7 milliard émanait de l’État, pour des investissements structurants, lesquels ont permis à la Corse de connaître pendant dix ans un taux de croissance d’environ 2 %, bien supérieur à celui d’autres régions du continent.

Ce taux, d’ailleurs, aurait pu faire envie à bien des régions, notamment celles n’ayant pas profité de soutiens aussi significatifs de l’État pour accompagner le développement de leur territoire. Il était normal, néanmoins, que l’État y consentît. Il y a des obstacles et des handicaps consubstantiels à l’insularité, que la Corse n’avait pas vocation à surmonter seule. C’est ce qui a conduit l’État à mettre en place ce plan exceptionnel d’investissements, qui a contribué, entre autres actions, à la croissance de la Corse au cours de cette période.

Aujourd’hui, deux questions essentielles se posent en matière de développement, qui font d’ailleurs l’objet des réflexions menées par l’Assemblée de Corse et des propositions que celle-ci nous adresse : je veux parler de la possibilité pour les Corses d’avoir accès à la propriété et au logement en Corse, ce qui est bien légitime, et de la question, plus spécifique mais ô combien importante aux yeux des locaux, de l’usage de la langue corse.

Je traiterai donc ces trois sujets – la propriété et l’accès au logement entraînant celui du statut de résident –, puis un ou deux autres en conclusion, en essayant de faire en sorte que l’ensemble des questions relatives au droit, à la politique ou à la relation avec la République soient abordées, et sans qu’aucune soit occultée.

La première question, celle de la propriété et de l’accès au logement, recouvre deux sujets différents, connexes et complexes.

Le premier concerne les fameux « arrêtés Miot », lesquels ont doté la Corse d’un dispositif particulier, jusqu’à présent, en matière de droits de succession. Ce dispositif avait été rendu nécessaire par la difficulté pour la Corse de reconstituer ses titres de propriété, qui s’explique par des raisons très anciennes, constatées au début du XIXe siècle – en 1801 très exactement –, et qui, depuis lors, n’a pas été surmontée, fût-ce par des solutions de droit.

Sur ce sujet précis, on ne peut pas dire que le Gouvernement ait été inerte, sourd, autiste, indifférent aux expressions et aux interrogations formulées par les élus corses. J’ai passé suffisamment de temps avec vous, mesdames, messieurs les sénateurs, et avec les députés, au moment de l’examen du projet de loi de finances initiale et du projet de loi de finances rectificative, pour que vous ne vous souveniez pas des nombreux amendements sur ce sujet dont nous avons discuté. Il est parfois arrivé que les dispositifs préconisés par le Gouvernement, les amendements sur lesquels il avait émis un avis de sagesse, fassent l’objet de la réticence des membres de la Haute Assemblée, qui les considéraient non conformes à la Constitution.

Le Gouvernement, malgré tout, a souhaité appuyer ces amendements en contribuant à leur rédaction, en écoutant les acteurs corses, en émettant des avis de sagesse. Il avait parfaitement conscience, en effet, qu’il ne suffisait pas de consacrer des moyens supplémentaires au groupement d’intérêt public pour la reconstitution des titres de propriété en Corse, le GIRTEC, et qu’il fallait donner le temps à la Corse de reconstituer ses titres de propriété, afin qu’une fiscalité de droit commun puisse, à terme, s’appliquer aux droits de succession.

À l’époque, nombre de juristes appelaient l’attention du ministre chargé du budget que j’étais sur les problèmes constitutionnels que tout cela risquait de poser. D’autres juristes, prétextant que le droit n’était pas une science exacte, m’interpellaient en indiquant que l’avis généralement exprimé par des constitutionnalistes chevronnés et reconnus n’était pas nécessairement le droit, qu’il fallait écouter les juristes de l’île, ceux qui avaient de la sympathie pour elle.

Le Conseil constitutionnel a tranché ; il a dit le droit. Je ne commente pas l’autorité de la chose jugée, je la constate. Il ne reste plus alors qu’une solution : tenir compte des considérants de la décision pour essayer d’élaborer d’autres normes, qui, cette fois, franchiront l’obstacle.

Je veux réaffirmer aux élus de Corse ici présents, comme à ceux qui nous écoutent, la détermination du Gouvernement à trouver, en liaison très étroite avec la représentation nationale, une solution qui ne remette pas en cause le principe d’égalité, afin que des dispositions législatives relatives à la reconstitution des titres de propriété valant pour la totalité du territoire national, et donc pour la Corse, soient adoptées.

En disant cela, je n’ai pas le sentiment, madame Giudicelli, de faire montre d’une quelconque fermeture d’esprit. J’ai, au contraire, l’impression de faire preuve à la fois d’ouverture, de souplesse et de détermination à trouver une solution. C’est d’ailleurs assez cohérent avec ce que nous avons fait jusqu’à présent. Je ne vois pas pourquoi, en effet, à la lecture des considérants de la décision du Conseil constitutionnel, lesquels montrent la voie de droit à emprunter, je fermerais subitement l’accès au chemin que nous avons passé autant de temps à trouver lors de l’examen des projets de loi de finances précédents.

Ce qui compte, lorsqu’il s’agit de politique et de droit, ce n’est pas de prendre des postures ou de se faire plaisir ; ce qui compte, c’est de trouver un chemin qui aboutisse à une solution.

Si la solution n’est pas opportune en droit, le chemin débouche sur une impasse, c’est-à-dire le contraire d’une solution politique. Fermer une porte qui mène à une impasse, ce n’est pas les fermer toutes. Nous préférons ouvrir celles qui donnent sur de vraies solutions…

Le sujet connexe au problème de la propriété et du logement est relatif au statut de résident. La collectivité territoriale de Corse a ouvert un débat en proposant de créer ce statut pour régler le problème de la pression s’exerçant sur le foncier et de la spéculation l’accompagnant.

Ce problème peut en effet être la cause d’un coût de sortie du logement prohibitif, en tout cas pour les Corses qui n’ont pas les moyens d’accéder à la propriété et de se loger. Ce statut ouvrirait à ceux qui résident en Corse depuis longtemps – cinq ans – la possibilité d’accéder à la propriété.

La proposition de la collectivité territoriale de Corse mérite-t-elle le mépris du Gouvernement, de l’Assemblée nationale et du Sénat ? En aucun cas ! Je n’ai jamais considéré que le problème évoqué ne se posait pas ou que la spéculation foncière n’était pas un véritable sujet.

Simplement, puisqu’il s’agit d’un dialogue, ce qui suppose d’être deux, et dès lors qu’une proposition nous était soumise par l’Assemblée de Corse, j’ai souhaité exprimer une réponse étayée et expertisée permettant, dans le cadre de cet échange respectueux, de donner aux élus de Corse notre sentiment, après examen, quant à la voie empruntée.

La proposition de la collectivité territoriale de Corse pose deux problèmes.

Le premier est lié au principe d’égalité face à la propriété, principe éminemment républicain, qui renvoie à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, et qui, comme l’a rappelé avec justesse le sénateur Nicolas Alfonsi, fait partie du bloc de constitutionnalité. Il faudrait donc changer la Constitution. Si une modification constitutionnelle permettait de régler le problème, je dirais : « Pourquoi pas ? »

Mais, et c’est le second problème, après un éventuel changement constitutionnel, il s’avère que la Corse perdrait le bénéfice du droit européen et des subventions qui l’accompagnent, car elle se retrouverait en contravention avec les principes juridiques de l’Union européenne. Certes, un tel dispositif avait été adopté pour les nouveaux entrants à titre transitoire. Mais la France est membre de l’Union depuis longtemps et, en l’occurrence, la mesure aurait vocation à être appliquée de manière non pas transitoire, mais pérenne.

Nous avons donc un problème de droit constitutionnel et un problème de droit européen.

Indiquer dans un débat qu’une délibération pourrait ne pas être légale – c’est le rôle de l’État, qui est constitutionnellement chargé du contrôle de légalité – en raison du divorce qu’elle instaure avec des principes constitutionnels et de droit européen n’est pas une manière de refermer des portes et de refuser le dialogue. Il s’agit simplement pour l’autorité chargée du contrôle de légalité de dire le droit. Cela s’appelle la République !

Ce n’est pas non plus une manière de dire qu’aucun chemin ne peut être emprunté pour régler le problème. La réflexion juridique peut se poursuivre. Le propre d’un débat et d’un dialogue est d’accepter l’argumentation de l’autre, y compris lorsqu’elle n’est pas conforme à ce que l’on pense soi-même. C’est l’idée que je me fais du dialogue dans la République.

La richesse des débats est d’autant plus grande que les points de vue sont différents et que l’on accepte d’accéder au point de vue de l’autre. C’est cela aussi, la République.

Par conséquent, je propose simplement que, l’État ayant fait connaître sa position en droit sur ce sujet, nous puissions continuer à dialoguer de manière républicaine pour trouver les solutions. Et je pense qu’il en existe.

La mise en place en Corse d’un établissement public foncier permettant à la puissance publique d’acquérir les emprises foncières sur lesquelles la spéculation est la plus grande, pour éviter que le coût du foncier ne continue à augmenter et que la Corse ne continue à se trouver confrontée à l’impossibilité de construire des logements dans des conditions compatibles avec le revenu des Corses, me paraît être une solution possible. Je le dis pour Mme Giudicelli, qui m’invite à ouvrir des portes, après m’avoir presque reproché d’en avoir fermé brutalement. Je les ai fermées avec douceur et esprit de vérité, et je les ouvre en grand vers des solutions qui me paraissent possibles et susceptibles d’être immédiatement mises en œuvre.

Cela appellera évidemment, de la part du Gouvernement, la manifestation d’une volonté d’aller dans cette direction, mais ne justifiera pas de clore la discussion sur tous les autres sujets, y compris celui-ci, dans sa dimension juridique. Mais, si l’on veut agir vite pour trouver des solutions rapidement, il vaut mieux emprunter les chemins les plus courts, surtout si l’on a le souci des solutions efficaces.

Le troisième sujet est celui de la langue.

J’entends nombre d’élus de Corse, mais également des citoyens, exprimer leur tristesse face à l’étiolement de cette langue qu’ils aiment, et qu’ils ont raison d’aimer parce qu’elle est belle, et leur crainte qu’elle ne soit plus parlée. Eh bien, je trouve cette préoccupation légitime !

Ce que je trouve moins légitime ou, en tout cas, ce sur quoi il me semblerait intéressant d’avoir un débat, c’est le chemin que l’on nous propose d’emprunter pour atteindre l’objectif du développement de la langue corse en Corse, c’est-à-dire la co-officialité.

La notion de co-officialité de la langue corse signifie – je le dis à notre ami Ronan Dantec, qui m’invitait à apporter une réponse précise sur le sujet – que l’on ne s’arrête pas au bilinguisme : on pose le principe que, pour accéder à l’emploi public en Corse, il faudrait être capable de répondre en corse à ceux qui, parmi les Corses, décideraient de s’adresser à l’administration dans cette langue.

Pour ma part, l’idée qu’un fonctionnaire réponde en corse à un administré corse qui s’adresserait à lui en corse ne me gêne pas du tout.

Ce qui me gêne, en revanche, c’est que l’on fasse de la maîtrise de la langue corse, même dans ses premiers prolégomènes, une obligation pour accéder à la fonction publique en Corse.

Faire cela signifierait tout simplement remettre en cause le principe d’égalité des citoyens français face à l’exercice des charges publiques, principe fondamental contenu, lui aussi, dans la Déclaration des droits de l’homme de 1789 et auquel la fonction publique tient beaucoup. Et je ne suis même pas certain qu’en accédant à une telle demande, nous aurions pour autant la garantie que le corse serait davantage parlé.

En effet, la co-officialité de la langue corse, avec les conséquences que je viens d’indiquer, ne donne aucune assurance quant au fait que l’éducation nationale, de l’école primaire jusqu’à l’université, dotera les universités et les écoles d’enseignants susceptibles de développer l’apprentissage de la langue corse.

Je considère donc que la solution proposée pose un problème de droit, celui que je viens d’exprimer, mais ne remplit pas nécessairement l’office qu’elle prétend remplir.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion