Madame la présidente, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, depuis décembre 2012, nous n’avons guère eu l’occasion d’évoquer spécifiquement le dispositif de CICE en séance publique. Je souhaite donc remercier nos collègues du groupe communiste d’avoir demandé ce débat sur le bilan de son application.
Nous le savons, les conditions de la création de ce crédit d’impôt ont été particulièrement confuses. Le rapport de Louis Gallois était à peine publié, en novembre 2012, que le Gouvernement souhaitait en prendre immédiatement acte en introduisant dans la troisième loi de finances rectificative pour 2012 un amendement portant création de ce nouveau dispositif.
Un amendement à 20 milliards d’euros, c’est rarissime, et même historique, je crois, même si je n’ai pas vérifié ! Et heureusement, d’ailleurs, car cette méthode est bien avantageuse pour le Gouvernement : pas d’étude d’impact, peu de débats en commission et, pour nous, sénateurs, le sentiment d’être placés devant le fait accompli en séance publique, lorsque nous constatons que l’Assemblée nationale a introduit un tel dispositif dans le projet de loi de finances. Démocratiquement, le procédé était un peu léger, madame la secrétaire d’État, pour un crédit d’impôt reposant sur une enveloppe de 20 milliards d’euros !
Dans ces conditions de présentation et – il faut bien le dire – d’improvisation, il était logique à l’époque que le Sénat, dans sa grande sagesse, rejette ce crédit d’impôt. J’étais d’ailleurs, à titre personnel, cosignataire de l’amendement de suppression, avant que le Sénat ne finisse par rejeter l’ensemble du projet de loi de finances rectificative de décembre 2012.
Au-delà des arguments de forme, trois motifs de fond justifiaient ce rejet, il y a deux ans : les conditions de financement du CICE, les faibles effets prévisibles du dispositif et son caractère moins avantageux, surtout si on le compare à la TVA sociale. Il me semble trop tôt aujourd’hui pour établir un bilan complet du dispositif et de ses retombées macroéconomiques. On peut néanmoins avoir une première idée de son efficacité à venir en examinant les modalités de son lancement. Qu’en est-il donc du CICE après deux années d’application ?
Tout d’abord, quels ont été les effets perceptibles du dispositif pendant ces deux dernières années ?
Dès l’origine, l’analyse à laquelle les sénateurs du groupe UDI-UC ont soumis le CICE et ses modalités d’application leur a permis de percevoir qu’il s’agissait non pas d’un outil d’amélioration de la compétitivité des entreprises, comme il aurait dû l’être, mais plutôt d’un outil de conservation de l’emploi dans les grands groupes de services.
En effet, le CICE ne consiste pas en une baisse des charges sociales, mais en un crédit d’impôt sur les bénéfices – pour les entreprises qui en font, du moins ! –, que ces derniers soient assujettis au régime de l’impôt sur les sociétés ou de l’impôt sur le revenu. Ce crédit est assis sur l’évolution de la masse salariale, en ne prenant en compte que les salaires inférieurs à 2, 5 SMIC.
Aussi, plus une entreprise est grande, plus elle emploie de salariés, plus la rémunération moyenne y est basse, plus elle est bénéficiaire du CICE. Inversement, une start-up ou une petite entreprise qui emploie des ingénieurs de haut niveau rémunérés au-delà de 2, 5 SMIC est de facto exclue de l’assiette du crédit d’impôt.
L’exemple de La Poste est particulièrement représentatif de ce phénomène, car cette entreprise est l’une des premières bénéficiaires de ce dispositif, alors qu’elle ne semble pas être la cible première du CICE : l’emploi industriel n’est pas concerné ici, et, a fortiori, ce n’est pas en soutenant ce type de groupes que la France va résoudre son problème de compétitivité.
Ce dispositif semble donc avoir plutôt pour effet principal de récompenser les grands groupes qui font un effort pour dynamiser leur masse salariale, plutôt que les entreprises soumises à la compétition mondiale qui se battent à l’export.
Le rapport d’information de l’Assemblée nationale indique que plus de 1, 2 million d’entreprises ont bénéficié en moyenne d’une dizaine de milliards d’euros au titre du CICE. Or il apparaît dans ce même document que les PME ne bénéficient que de la moitié des sommes versées, alors qu’elles représentent plus de 95 % des entreprises. Il est donc manifeste qu’une poignée de grands groupes accapare près de la moitié des fonds versés.
Cette dichotomie entre les grands groupes et les entreprises de taille plus modeste n’est pas non plus sans effets structurels dans le paysage entrepreneurial. Si l’on prend l’exemple du secteur du bâtiment, le CICE a renforcé la différence entre les grands groupes qui en bénéficient et leurs sous-traitants, de taille plus modeste, parfois des artisans, des indépendants ou des autoentrepreneurs, exclus de fait du champ d’application du dispositif.
En matière d’emploi industriel ou de renforcement des entreprises tournées vers l’exportation, cibles privilégiées, à juste titre, du rapport de Louis Gallois, le constat est sans appel. Près de 35 % des montants versés au titre du crédit d’impôt sont destinés à des secteurs non exposés à la concurrence internationale : la restauration, l’hôtellerie, mais aussi le spectacle, l’enseignement et même l’administration publique, voire les associations ! L’emploi industriel et les secteurs exposés ne sont donc pas la cible unique du CICE.
Dans tous les cas, le CICE demeure sous-employé. D’après le rapport, il faudrait attendre 2018 pour que la créance du CICE dépasse la barre des 20 milliards d’euros, objectif annuel initial. D’après les chiffres fournis par le rapport d’information de l’Assemblée nationale, près de 14, 8 milliards d’euros n’auront pas été alloués au financement du CICE pendant quatre ans : ce sont autant d’efforts supplémentaires demandés à nos concitoyens, sans contrepartie.
Tous ces éléments nous amènent donc à poser la question du financement du dispositif.
En effet, le crédit d’impôt a été financé par une enveloppe prévisionnelle de 20 milliards d’euros, qui devait initialement être compensée par la hausse de la TVA, c’est-à-dire le passage du taux principal de 19, 6 % à 20 % et du taux intermédiaire de 7 % à 10 %, par un effort sur les dotations aux collectivités territoriales et par la mise en place d’une nouvelle fiscalité écologique. Rétrospectivement, ces annonces prêtent à sourire, sauf pour ce qui concerne les collectivités territoriales !
En effet, le financement partiel du CICE par la hausse de la TVA signifie qu’un crédit d’impôt ciblé sur les grands groupes est financé par l’ensemble de la population et l’ensemble des entreprises.
Dans le secteur du bâtiment, ce mode de financement renforce une fois de plus la différence entre les grands groupes et leurs sous-traitants, puisque, de fait, le CICE s’apparente alors à un transfert net de fonds des petits groupes vers les grands, ce qui ne peut que favoriser, à terme, les concentrations dans ce secteur.
Pour le reste, la fiscalité écologique est au point mort avec la polémique interminable sur l’écotaxe et ses avatars. Quant à l’effort des collectivités territoriales, il est désormais dédié au financement des baisses de charges sociales annoncées dans le cadre du pacte de responsabilité qui sont complémentaires.
Il n’en demeure pas moins que le mode de financement est surdimensionné par rapport aux demandes réelles d’accès au CICE. Cela signifie donc que, sous couvert d’un effort en faveur de la compétitivité des entreprises, le Gouvernement a subrepticement fait passer une hausse de TVA dédiée à l’assainissement des finances publiques, moins de six mois après avoir supprimé la TVA compétitivité proposée en février 2012 par le gouvernement de François Fillon, lors de la première loi de finances rectificative pour 2012.
Cette astuce est renforcée par la logique du préfinancement. En effet, le CICE est préfinancé par la Banque publique d’investissement et les banques commerciales et par la créance des entreprises sur le budget de l’État. Concrètement, les entreprises constatent à la fin de l’année N qu’elles détiennent une créance sur le budget de l’État. Or la dette correspondant à cette créance n’est pas prise en compte dans le budget de la même année. Le procédé est effectivement très astucieux, mais peu respectueux du principe de sincérité des comptes publics, madame la secrétaire d’État.
Encore aujourd’hui, le passage à un régime de TVA sociale nous paraît plus efficace que l’actuel CICE, pour trois raisons au moins.
Premièrement, le CICE introduit une forme d’injustice dans la politique fiscale à l’égard des entreprises.
En effet, tout le monde contribue à son financement, mais tous n’en bénéficient pas. J’ai déjà évoqué les distorsions dont le CICE pourrait être la cause dans certaines branches ; je n’y reviendrai donc pas. La TVA sociale, quant à elle, est universelle et concerne tout le monde, dès lors qu’elle permet de baisser les charges sociales qui pèsent sur toutes les entreprises, de l’autoentrepreneur à la multinationale.
Deuxièmement, le CICE est complexe.
N’en déplaise au rapport de l’Assemblée nationale qui vante sa simplicité, ce dispositif demande une déclaration, une procédure d’attribution et un suivi national et régional, sans oublier les conditions particulièrement lourdes et complexes de son préfinancement. En revanche, la TVA sociale est claire, simple et lisible : on augmente son taux, on affecte le produit supplémentaire à la sécurité sociale tout en baissant à due concurrence les charges sociales, le tout sur une même année.
Troisièmement, la TVA sociale a des effets plus sensibles sur l’emploi et sur la compétitivité.
En effet, en ciblant une baisse des charges, en lieu et place d’un simple crédit d’impôt, financé par une hausse sensible du taux principal de TVA, ce mécanisme permet de taxer la consommation de produits importés tout en favorisant la production nationale. Il s’agit ainsi de financer le redressement de notre capacité de production et de notre protection sociale en renchérissant les prix de nos compétiteurs étrangers. Cette logique vertueuse est un vecteur de croissance, de développement de nos entreprises et de baisse du coût du travail ; elle stimule l’offre nationale, donc l’emploi de nos concitoyens.
N’aurait-il pas été plus simple, madame la secrétaire d’État, d’amplifier le dispositif de la TVA compétitivité votée en février 2012, plutôt que de perdre une année à mettre en place le CICE et d’annoncer, un an plus tard, un nouveau plan de baisses des charges, via le pacte de responsabilité, sans lier le financement des deux ? D’un côté, la hausse de la TVA est sous-employée ; de l’autre, la promesse d’une baisse de la dépense publique reste hypothétique, sauf pour les collectivités territoriales qui vont vraiment voir leurs ressources diminuer.
En conclusion, dans le contexte de tension fiscale actuelle et de dégradation de la compétitivité de nos entreprises, tout ce qui va dans le sens du soutien au secteur marchand est une bonne nouvelle. Le CICE est ainsi la seule véritable mesure fiscale intéressant le fonctionnement de l’économie réelle qui ait été adoptée depuis mai 2012. Malheureusement, ce crédit d’impôt a raté une partie de sa cible, et c’est bien dommage.
Le diagnostic et les propositions de Louis Gallois étaient clairs : notre économie et nos entreprises avaient besoin – et ont toujours besoin – d’un dispositif clair et efficace pour soutenir l’innovation, l’exportation, la compétitivité, donc l’emploi industriel. À l’arrivée, à vouloir respecter une attitude trop œcuménique à l’égard de l’industrie et des services, vous avez produit un crédit d’impôt dont l’effet d’entraînement économique est finalement trop faible pour stimuler la compétitivité, la croissance et l’emploi.
En dépit de ses réticences initiales, le groupe UDI-UC a essayé de modifier ce mécanisme. Nous avons, par exemple, déposé à de nombreuses reprises des amendements visant à ouvrir le CICE aux indépendants et aux artisans. Pourtant, le constat s’impose avec une certaine évidence : il aurait été plus simple, plus rapide, plus lisible et plus efficace de mettre en œuvre une véritable TVA sociale. Le Premier ministre Manuel Valls avait jadis vanté ses mérites ; nous attendons donc qu’il soit, enfin, fidèle à ses premières convictions.