Madame la présidente, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, je voudrais tout d’abord remercier l’ensemble des collègues membres du comité de suivi « amiante », ainsi qu’Annie David, alors présidente de la commission des affaires sociales, d’avoir mis en place cette structure qui témoigne de la préoccupation constante du Sénat, depuis 2005, sur la question de l’amiante.
Je voudrais également remercier Alain Milon, président de la commission des affaires sociales, d’avoir bien voulu associer notre commission à la demande du groupe écologiste pour organiser aujourd’hui ce débat en séance plénière.
En 2005, la mission commune d’information du Sénat présentait son rapport sur le bilan et les conséquences de la contamination par l’amiante.
Après avoir analysé les raisons de ce drame, la mission, présidée par Jean-Marie Vanlerenberghe et rapportée par Gérard Dériot, Jean Pierre Godefroy étant rapporteur adjoint, présentait pas moins de vingt-huit propositions pour mieux indemniser les victimes et tirer des leçons pour l’avenir.
En février 2013, la commission des affaires sociales a souhaité créer en son sein un comité de suivi « amiante » afin de dresser un bilan de la mise en œuvre des propositions formulées en 2005. Le comité, que j’ai l’honneur de présider, a alors identifié deux sujets essentiels : l’indemnisation des victimes et les enjeux du désamiantage.
Le comité de suivi a tout d’abord mené un cycle d’auditions sur l’indemnisation des victimes, d’avril à novembre 2013. Ensuite, de janvier à mai 2014, il a poursuivi sa réflexion sur les enjeux du désamiantage, à travers des auditions, des tables rondes et un déplacement sur le campus de Jussieu de l’université Pierre et Marie Curie. Sur cette seconde problématique, nous aurons au total rencontré trente-six organismes.
L’objectif de notre comité est simple : les pouvoirs publics doivent tirer les leçons du drame de l’amiante et relever le défi du désamiantage dans les décennies à venir.
Vous connaissez comme moi l’ampleur de ce drame. Selon la direction générale de la santé, la DGS, qui s’appuie sur les récents travaux de l’Institut national de veille sanitaire, l’INVS, le nombre de décès par mésothéliome oscillera entre 18 000 et 25 000 d’ici à 2050, tandis que le nombre de décès causés par un cancer broncho-pulmonaire en lien avec une exposition à l’amiante devrait être compris entre 50 000 et 75 000 sur la même période.
Il faut donc tout faire pour qu’à ce premier drame ne s’ajoute pas un second, lié aux conditions du désamiantage.
L’amiante n’est en effet pas un sujet réglé une fois pour toutes. Déclaré cancérogène par l’Organisation mondiale de la santé, l’OMS, en 1977, il n’a été interdit en France qu’en 1997. Il restera malheureusement d’actualité pendant encore plusieurs décennies, compte tenu du grand nombre d’établissements et autres objets contenant encore de l’amiante.
Comme l’indique le Guide des déchets de chantier du bâtiment de l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie, l’ADEME, il restait en France, en 1998, environ 200 000 tonnes d’amiante non lié – flocage et calorifugeage – et 24 millions de tonnes d’amiante-ciment.
Je crois pouvoir affirmer que le comité de suivi a évité deux écueils. D’une part, nous avons veillé à ne jamais empiéter sur les compétences du juge judiciaire, au nom de la séparation des pouvoirs. D’autre part, nous formulons des propositions très opérationnelles, pragmatiques, sans vouloir susciter un sentiment de panique parmi nos concitoyens, mais avec le souci de faire bouger les lignes et de nous appuyer sur de nombreuses ressources et volontés, certes existantes, mais très dispersées.
Sur les vingt-huit propositions présentées en 2005, la majorité a été mise en œuvre – dix-sept, pour être précise. Elles concernaient principalement les mesures à prendre pour la protection des travailleurs.
Cependant, sept propositions relatives à l’indemnisation des victimes et à son financement sont restées lettre morte à ce jour. Faute de moyens, sans doute, mais aussi parce que l’idée de faire payer les entreprises ayant produit des matériaux amiantés ne fait pas consensus. Les différents rapports de nos collègues ont déjà abordé plusieurs fois ces questions.
Par ailleurs, une proposition concernant la qualification des diagnostiqueurs doit encore connaître une véritable mise en œuvre et trois propositions, relatives à la constitution de bases de données, sont toujours en cours de réalisation neuf ans plus tard.
En ce qui concerne le désamiantage, force est de constater que le cadre réglementaire en matière de protection contre le risque amiante, qui comprend essentiellement un volet « santé publique » et un volet « protection des travailleurs », est globalement satisfaisant.
Sans entrer dans le détail d’un sujet extrêmement technique, deux décrets méritent d’être signalés.
Le décret du 3 juin 2011 relatif à la protection de la population contre les risques sanitaires liés à une exposition à l’amiante dans les immeubles bâtis n’a pas bouleversé le volet « santé publique », mais l’a clarifié et consolidé. Ainsi, selon la nature du bâtiment et l’existence ou non d’une vente, le propriétaire doit faire réaliser des repérages et diagnostics. Trois listes sont définies selon la nature des matériaux, en fonction desquelles on établit ce qu’il reste à faire.
Seuls des laboratoires accrédités sont autorisés à effectuer les prélèvements et les analyses. Les préconisations du diagnostiqueur varient selon la nature de la liste – A, B ou C – et l’état de conservation des matériaux contenant de l’amiante, allant de la simple évaluation périodique à la réalisation de travaux de retrait ou de confinement, en passant par de nouvelles mesures.
Enfin, le seuil de déclenchement des travaux, fixé à cinq fibres par litre d’air, n’a pas été modifié.
En revanche, le décret du 4 mai 2012 relatif aux risques d’exposition à l’amiante a modifié en profondeur le volet « code du travail », suite à la révolution qu’ont entraînée les résultats de la « campagne Meta » menée par l’Institut national de recherche et de sécurité, l’INRS, en 2009.
Retenons, à ce stade, deux grands changements : d’une part, le contrôle de l’empoussièrement en milieu professionnel selon la méthode Meta, plus performante que l’ancienne méthode, qui devient obligatoire ; d’autre part, la valeur limite d’exposition professionnelle, qui passera de cent fibres à dix fibres par litre d’air au 1er juillet 2015.
En définitive, le volet « code du travail » semble être, par la conjugaison de ses deux mesures emblématiques, l’un des plus ambitieux et protecteur en Europe, comme en témoignent la majorité de nos interlocuteurs, ainsi que l’étude comparative que nous avons sollicitée auprès de la division de législation comparée du Sénat.
Mais ce satisfecit accordé à la réglementation actuelle ne saurait occulter quatre critiques de fond faites par notre comité : premièrement, un défaut de pilotage des politiques publiques au niveau national ; deuxièmement, la mauvaise qualité du repérage fragilisant la portée du dossier technique « amiante » ; troisièmement, le manque de contrôle des services de l’État pour assurer la protection des travailleurs ; quatrièmement, enfin, l’existence de règles très complexes, instables et parfois insuffisamment mises en œuvre en matière de protection de la population.
Ce sont ces constats qui nous ont amenés à présenter, dans un consensus total, une trentaine de propositions, rassemblées autour de quatre axes.
Le premier de ces axes – je laisserai mes collègues présenter les trois autres – vise à faire de la prévention du risque amiante une grande cause nationale.
Nous demandons tout d’abord au Gouvernement de mettre en place une mission interministérielle temporaire qui aurait un triple objet : élaborer une méthodologie pour estimer le coût global du désamiantage par secteur et ainsi permettre que soient fixées des priorités, étalées dans le temps, selon la dangerosité des situations ; identifier les faiblesses de la réglementation ; enfin, et surtout, évaluer l’organisation et l’implication des services administratifs.
Au cours des auditions, nous avons en effet constaté l’absence d’évaluation consolidée du coût du désamiantage depuis 1997, ainsi que l’absence d’évaluation globale pour les années à venir. Tous les bâtiments construits avant le 1er juillet 1997 sont potentiellement concernés, qu’ils soient publics ou privés, sans compter les navires, les canalisations, certains équipements industriels et des enrobés routiers, etc.
Les évaluations partielles sur le coût du désamiantage démontrent pourtant l’ampleur de la tâche qui s’annonce : l’Union sociale pour l’habitat a ainsi évalué, après un travail minutieux que nous reproduisons dans notre rapport, à environ 2, 3 milliards d’euros hors taxes le surcoût annuel lié à la présence d’amiante dans les logements sociaux collectifs. On mesure l’ampleur de la tâche !
Or l’évaluation du coût global implique une certaine coordination entre les services ministériels pour cartographier ce risque, ce qui est loin d’être le cas. Je ne donnerai qu’un exemple : lors de son audition, le représentant du ministère de l’éducation nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche a indiqué qu’il n’avait pas eu connaissance des résultats d’une initiative du ministère de l’intérieur ayant permis de recueillir les diagnostics techniques amiante des établissements scolaires gérés par les collectivités territoriales.
Après cette audition, nous savons que le ministère a saisi officiellement le directeur général des collectivités locales afin d’engager un travail commun de cartographie du risque amiante dans les écoles, collèges et lycées, ce qui prouverait – et c’est encourageant – que la simple existence de notre comité de suivi a déjà permis de rouvrir certains dossiers.
Une coordination et une impulsion gouvernementale, interministérielle, sont absolument indispensables et urgentes, madame la secrétaire d’État. Elles n’existent pas aujourd’hui, ou vraiment très peu ; nous l’avons tous constaté lors des auditions. Je crois qu’il s’agit de l’un des messages essentiels de nos conclusions.
Nous proposons donc surtout la création d’une structure de coordination interministérielle rattachée au Premier ministre, un peu sur le modèle du Comité interministériel de la sécurité routière, qui traiterait de l’amiante et pourrait, par la suite, voir ses missions élargies à d’autres produits cancérogènes, mutagènes ou reprotoxiques.
Une telle structure comporterait différents collèges, regroupant les directions centrales – sur le modèle du groupe de travail national amiante et fibres, le GTNAF, qui existe déjà –, les partenaires sociaux, les experts médicaux, mais aussi les associations de prévention et de défense des victimes.
En effet, le GTNAF, malgré l’implication de certains de ses membres et de son président, ne peut répondre seul aux défis de l’amiante et à la dimension, par nature interministérielle, du sujet.
Lors de son premier mandat, entre 2008 et 2012, ce groupe de travail, qui a failli ne pas être renouvelé, a surtout assuré une coordination technique entre services administratifs, sans pouvoir décisionnel ni effectifs dignes de ce nom. Vous l’aurez compris, nous insistons sur la nécessité de mettre rapidement en place une stratégie nationale pluriannuelle de désamiantage – l’ampleur du travail à faire requiert une action sur la durée –, fondée sur des critères objectifs, transparents, actualisés et publics, en dialogue permanent avec les professionnels, les partenaires sociaux, les médecins, les experts et diverses associations.
Cette stratégie devrait disposer de financements pérennes pour affronter ce qu’un interlocuteur a appelé un « Everest financier ». L’idée est d’étaler notre action dans le temps, de prioriser les tâches et d’engager les travaux les plus urgents en fonction de la dangerosité.
Plusieurs pistes ont été proposées : mobiliser le grand emprunt, des fonds structurels européens, ou encore faire contribuer les entreprises qui ont produit les matériaux amiantés, au nom du principe pollueur-payeur.
Nous souhaitons également la création d’une véritable filière de désamiantage à l’échelle nationale. Cette filière regrouperait notamment les diagnostiqueurs, les entreprises de désamiantage, les déchetteries, mais aussi les fabricants d’équipements de protection ou de détection. Il est clair que des acteurs de taille suffisante seront beaucoup plus aptes à répondre aux exigences réglementaires.
Notre déplacement sur le campus de Jussieu nous a par ailleurs convaincus de la nécessité d’instituer une mission d’appui pour les maîtres d’ouvrage publics confrontés à des chantiers de désamiantage. Cette mission pourrait être composée de personnes ayant acquis une expérience approfondie dans les chantiers de désamiantage. Cette expérience, acquise « sur le tas », existe ; il est dommage qu’elle ne soit pas utilisée.
Trop souvent, c’est ce qui nous a été dit, les donneurs d’ordre ou maîtres d’ouvrage publics se retrouvent bien seuls pour gérer le problème de l’amiante. À titre d’illustration, les directeurs d’hôpitaux ou d’établissements médico-sociaux ne peuvent pas s’appuyer sur la direction générale de l’offre des soins, ou DGOS, qui est pourtant leur tutelle. Si la DGOS finance intégralement les chantiers de désamiantage d’envergure et complexes dans des cas exceptionnels, comme dans les CHU de Caen ou Clermont-Ferrand, son assistance technique demeure limitée. C’est pourquoi l’équipe de huit personnes chargée des chantiers de désamiantage du CHU de Caen est de facto devenue un interlocuteur privilégié pour de nombreux directeurs d’hôpitaux en France. Il y a là quelque chose à organiser et à valoriser.
Faute de temps, j’indiquerai seulement qu’une gestion immobilière plus rationnelle pourrait également être adoptée. J’en veux pour preuve le chantier sur le campus de Jussieu, qui, comme vous le savez, a duré très longtemps. Le président de l’université nous a indiqué que la location de locaux extérieurs, visant à assurer la continuité des activités de recherche des enseignants et des étudiants pendant les travaux de désamiantage, avait coûté 580 millions d’euros. Rétrospectivement, il eût été plus rationnel pour l’État d’acheter des locaux puis de les revendre à l’issue de ces opérations, plutôt que de louer des locaux en pure perte.
Par ailleurs, le comité de suivi plaide pour un fléchage des crédits vers la recherche et le développement, qui pourrait concerner plusieurs sujets.
Je pense, d’abord, à la détection de l’amiante. Cela permettrait, par exemple, d’évaluer l’efficacité du pistolet PhazIR, qui constitue une aide à la décision intéressante, mais que, nous l’avons constaté, beaucoup de nos interlocuteurs ne connaissent pas.
Je pense également à la création de nouvelles techniques de désamiantage, comme la robotisation, ou encore à la réalisation d’études spécialisées relatives à la mesure des fibres d’amiante pour certaines professions particulièrement exposées – plusieurs médecins nous ont alertés sur ce point –, les électriciens, les peintres, les maçons ou bien les diagnostiqueurs. Ce dernier point est capital, car une étude de l’INRS, publiée en octobre 2013, a montré que 40 % des plombiers-chauffagistes exposés pensaient ne jamais avoir été en contact avec des fibres d’amiante.
Le comité de suivi souhaite également la création d’une plateforme internet unique déclinant les informations à l’usage des particuliers, des parents d’élèves, des collectivités publiques maîtres d’ouvrage, des donneurs d’ordre, des entreprises, etc. Régulièrement mise à jour, elle renverrait ensuite vers les sites appropriés existants.
La communication sur le risque amiante, et surtout sur la façon de procéder quand on veut s’en débarrasser, constitue aujourd’hui un point faible évident. L’information est éclatée entre plusieurs sites peu pédagogiques, peu connus et inadaptés ; beaucoup d’acteurs nous ont confié être démunis.
Nous estimons que le travail de synthèse et de diffusion de l’information appartient à la direction générale de la santé, en lien avec l’Institut national de prévention et d’éducation pour la santé, l’INPES.
Nous proposons en outre l’organisation d’assises nationales de l’amiante, placées sous l’égide du Premier ministre, avant 2016, année au cours de laquelle la lutte contre les risques liés à l’amiante devrait, selon nous, être déclarée grande cause nationale, vingt ans après la publication du décret interdisant l’amiante en France.