Intervention de Jean-Marie Le Guen

Réunion du 21 octobre 2014 à 21h30
Application de l'article 68 de la constitution — Adoption définitive d'un projet de loi organique dans le texte de la commission, amendement 68

Jean-Marie Le Guen :

Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, votre assemblée a souhaité inscrire à l’ordre du jour le projet de loi organique mettant en œuvre les dispositions de l’article 68 de notre Constitution, tel qu’il résulte de la loi constitutionnelle du 23 février 2007. Ce texte, déposé en 2010, a été adopté en première lecture par l’Assemblée nationale en janvier 2012.

La loi constitutionnelle du 23 février 2007 faisait suite à de longs débats sur le statut pénal du chef de l’État. Le constituant avait alors voulu rappeler que le Président de la République bénéficiait d’une irresponsabilité générale pour les actes accomplis en tant que président et d’une inviolabilité temporaire quant à sa personne, mais que ce principe pouvait connaître une exception en cas de « manquement à ses devoirs manifestement incompatible avec l’exercice de son mandat ». Cette formule, volontairement laconique, devait permettre de faire face à toutes les situations, même les plus imprévues.

Mesdames, messieurs les sénateurs, l’article 68 de notre Constitution a été conçu pour répondre à une situation grave et exceptionnelle : celle dans laquelle un Président de la République commettrait des « manquements à ses devoirs » si graves qu’ils dépasseraient la légitimité qu’offre l’élection au suffrage universel direct.

L’article 68 est extrêmement clair. Il prévoit que le Parlement réuni en Haute Cour peut destituer le Président de la République ; il prévoit aussi que tous les votes exprimés pour cette destitution ne sont considérés comme positifs que s’ils atteignent une majorité des deux tiers.

Au-delà de ces principes généraux, il va très loin dans les précisions. Il prévoit ainsi que c’est le président de l’Assemblée nationale qui préside la Haute cour. Il fixe également les délais et les modalités du vote.

Les marges de manœuvre du législateur organique sont donc limitées. Malgré tout, elles ne sont pas inexistantes, comme en témoigne la proposition de loi organique adoptée par le Sénat en novembre 2011. Comme vous le savez, elle différait sur plusieurs points du texte qui vous est soumis ce soir. Des amendements ont été déposés visant à aligner les dispositions du projet de loi organique sur celles de la proposition de loi organique que la Haute Assemblée avait adoptée il y a trois ans. En conséquence, je ne me livrerai pas, à ce stade de nos débats, à de longs développements sur les différences entre les deux textes : j’aurai l’occasion d’y revenir au cours de la soirée. Néanmoins, je tiens dès maintenant à rendre un hommage appuyé aux deux sénateurs qui avaient, dès 2009, rédigé cette proposition de loi organique, portée par l’ensemble du groupe socialiste : François Patriat et Robert Badinter. Ce sont eux qui, les premiers, avaient pris les devants pour accélérer la mise en application de l’article 68 de la Constitution. Je salue la grande qualité de leurs travaux et leur implication personnelle pour faire aboutir la révision de 2007. Nous pouvons tous tomber d’accord sur ce point, et je ne doute pas que chacun, sur l’ensemble des travées du Sénat, s’associera à cet hommage.

Avant d’en venir au contenu du projet de loi organique, permettez-moi de revenir un instant sur les origines de la révision de 2007. Dans son rapport, Hugues Portelli rappelle brillamment les événements et les réflexions qui ont mené à la réécriture de l’article 68. Je me permettrai donc d’être bref.

L’ancienne rédaction de l’article 68 prévoyait que le Président de la République n’était responsable des actes « accomplis dans l’exercice de ses fonctions qu’en cas de haute trahison ». Comme l’a souligné la commission présidée par Pierre Avril chargée, en 2002, de proposer une nouvelle rédaction de l’article 68, la haute trahison posait un double problème : il s’agissait en effet d’un concept flou, qui, de plus, n’épuisait pas l’ensemble des possibilités en matière d’incapacités à exercer le mandat présidentiel.

Par ailleurs, l’article 68 avant 2007 prévoyait que, « en cas de haute trahison », le Président de la République était « mis en accusation » et « jugé » par la Haute Cour de justice. La loi organique prévoyait qu’une commission d’instruction composée de magistrats était chargée d’éclairer cette Haute Cour. Sur cette base, il appartenait à la Haute Cour de justice, composée de parlementaires, de « juger » le Président de la République, et elle pouvait prononcer des sanctions pénales.

Cette procédure, mi-parlementaire, mi-juridictionnelle, était une source de confusion et d’instabilité. En instituant une procédure entièrement parlementaire, dénuée de tout caractère juridictionnel, le constituant a souhaité autoriser la destitution du Président de la République dans un cadre particulier. Comme l’a expliqué M. Jean-Jacques Hyest dans son rapport sur la révision constitutionnelle de 2007, « le Parlement ne se prononce pas sur la nature ou la qualification pénale des manquements commis par le chef de l’État, mais sur la compatibilité de ces manquements avec la fonction. Le Président destitué redevient un citoyen ordinaire et peut alors, si ce manquement constituait par ailleurs une infraction, être poursuivi devant les juridictions de droit commun ».

Il appartient donc au Parlement, constitué en Haute Cour, non plus de juger le Président de la République, mais d’estimer si des « manquements » qu’il aurait commis sont manifestement incompatibles avec l’exercice de son mandat présidentiel. Aucune précision n’est donnée sur ces manquements, qui peuvent être liés à la fonction présidentielle ou de nature privée.

Il s’agit là d’une procédure d’exception, purement politique, qui repose uniquement sur l’appréciation de faits ou d’actes par les parlementaires eux-mêmes. Le projet de loi organique pose, à cet égard, quelques garde-fous. J’y reviendrai.

Dans l’esprit du constituant, le caractère exceptionnel d’une telle procédure ne fait guère de doute. Le rapporteur du projet de loi constitutionnelle à l’Assemblée nationale, Philippe Houillon, parlait à l’époque d’une crise grave qui menacerait « la continuité de l’État et la stabilité des institutions ». Je ne peux que souscrire à une telle opinion.

J’en viens à présent aux dispositions du projet de organique que vous allez examiner ce soir.

Ce texte prévoit une procédure rapide, motivée et publique.

La réunion de la Haute Cour est la conséquence du vote, par les deux assemblées, d’une proposition de résolution motivée. Cette dernière doit être signée par au moins un dixième des membres de l’assemblée ayant pris l’initiative de cette saisine. Elle n’est pas amendable, et elle est transmise au Président de la République et au Premier ministre. Le projet de loi prévoit également que chaque parlementaire ne peut signer qu’une proposition de résolution, et une seule, durant un mandat présidentiel. Il s’agit là d’une précision utile, introduite par l’Assemblée nationale en 2012.

Le bureau de l’assemblée saisie en premier lieu se prononce sur la recevabilité de la proposition de résolution, notamment au regard de sa motivation, afin d’écarter tout motif manifestement abusif. Si la proposition de résolution est recevable, elle est transmise à la commission des lois, dont le projet de loi organique consacre la compétence exclusive en la matière.

L’assemblée saisie se prononce dans les quinze jours suivants les conclusions de la commission.

Pour être adoptée, la proposition de résolution doit ensuite réunir les votes de deux tiers des membres de l’assemblée. Si elle atteint cette majorité renforcée, elle est transmise sans délai à l’autre chambre qui se prononce, là encore, dans un délai de quinze jours, comme le prévoit la Constitution.

À l’issue du vote de la résolution par les deux assemblées, il appartient à la Haute Cour de se prononcer sur la destitution. Pour ce faire, elle est éclairée par les travaux d’enquête d’une commission ad hoc composée de parlementaires et respectant les équilibres politiques. Cette commission est tenue d’entendre le Président de la République s’il en fait la demande. Elle établit ensuite un rapport, sur la base duquel la Haute Cour doit statuer. Les débats de la Haute Cour sont publics. Seuls deux représentants du pouvoir exécutif peuvent y participer : le Président de la République et le Premier ministre.

Nous sommes donc face à une procédure équilibrée, qui concilie l’indispensable protection du mandat présidentiel et la nécessité d’une procédure d’exception en cas de circonstances graves. En respectant la composition politique des assemblées à toutes les étapes de la procédure, en instaurant des garde-fous, en introduisant du contradictoire, la procédure telle qu’elle est prévue par ce texte permet le respect non seulement de la lettre, mais aussi de l’esprit de l’article 68.

Malgré tout, le Gouvernement appelle l’attention du Sénat sur un point particulier. L’Assemblée nationale avait soulevé le cas de la clôture de la session parlementaire, qui pourrait faire obstacle à l’examen et au vote de la résolution par la seconde assemblée saisie. Le texte prévoit désormais que, dans ce cas de figure, « l’inscription à l’ordre du jour intervient au plus tard le premier jour de la session ordinaire suivante ». Or l’article 68 de la Constitution prévoit que « la proposition de réunion de la Haute Cour adoptée par une des assemblées du Parlement est aussitôt transmise à l’autre qui se prononce dans les quinze jours. » Cette disposition pourrait donc être jugée contraire à la Constitution, et il appartiendra au Conseil constitutionnel de se prononcer sur ce point.

Au-delà d’une possible réserve des juges de la rue de Montpensier, il sera sûrement nécessaire, dès ce soir ou à l’occasion d’une modification ultérieure de la loi organique, de préciser cette disposition pour le cas où la clôture de la session viendrait interrompre la navette de la résolution entre les deux assemblées.

Mesdames, messieurs les sénateurs, comme vous le savez, votre commission des lois a adopté le projet de loi organique sans modification. Si aucun amendement n’était retenu en séance publique, ce texte serait immédiatement soumis au Conseil constitutionnel, avant d’être promulgué quelques semaines plus tard. Dans un tel cas, je me féliciterais de voir, plus de sept ans après son adoption par le Parlement réuni en congrès, l’article 68 de notre Constitution recevoir enfin un texte d’application. En dépit de cette satisfaction, je ne pourrais que regretter que d’autres options, inspirées de la proposition de loi organique de François Patriat et de Robert Badinter, n’aient pas été retenues.

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