Monsieur le président, monsieur le ministre, monsieur le secrétaire d'État, mes chers collègues, cette réforme portant création du conseiller territorial est habile, voire diabolique. Elle détourne l’attention sur le statut des élus locaux pour anticiper une révolution, au sens étymologique du terme, institutionnelle.
Le projet de loi porte en effet en germe ce que M. Balladur qualifie d’« évaporation » progressive, mais inéluctable, des départements et, par voie de conséquence, des communes. C’est la réalisation d’un vieux rêve « rationalisateur » ayant toujours animé certains esprits au cours de notre histoire, ceux-là même qui, souvent déconnectés des réalités de nos territoires, ont toujours poussé en faveur de la fusion systématique des départements et des régions.
Il est alors aisé d’imaginer que, dans vingt ou trente ans, la République ne sera ni plus ni moins qu’une féodalité républicaine aux mains d’une puissante oligarchie, laquelle ne tardera pas à exiger et à revendiquer des pouvoirs réglementaires, voire législatifs, dans de nombreux domaines.
Certes, un tel système existe et fonctionne déjà : c’est le système fédéral. Mais pour notre pays, pour la France, il constituerait un changement brutal et total de régime, et ce pour deux raisons.
D'une part, la démocratie française prend ses racines dans ses 550 000 élus locaux plutôt que dans ses partis politiques et ses syndicats, à l’audience plus faible que dans la plupart des autres démocraties occidentales. Est-il possible de se passer de cette formidable école d’engagement républicain dans les périodes de crise ou de catastrophe naturelle, au moment où l’on a plus que jamais besoin de la démocratie de proximité et d’élus de terrain, à la ville comme à la campagne ?
D'autre part, le fédéralisme a deux visages : celui qui tisse l’unité nationale, en unissant des États indépendants, comme en Allemagne ; celui qui défait l’unité nationale, en centrifugeant les pouvoirs locaux, comme en Belgique.
C’est incontestablement la nature de la République et son évolution qui sont en jeu.
Monsieur le ministre, monsieur le secrétaire d'État, en créant ce mandat de conseiller territorial, vous êtes en train de jouer avec le feu, de recentraliser, comme cela vient d’être dit, les pouvoirs de ce pays, de briser les lois de la décentralisation républicaine impulsée par Gaston Defferre et Pierre Mauroy, sous l’autorité de François Mitterrand, cette décentralisation qui a été un formidable arc-en-ciel dans la vie quotidienne des Françaises et des Français.
C’est un terrifiant retour en arrière de trente ans. Il est triste de penser que le Sénat, au-delà des clivages politiques tout à fait naturels, ne puisse pas rassembler, comme il l’a pourtant fait si souvent dans son histoire républicaine, une majorité pour rejeter cet article 1er portant création du conseiller territorial, un véritable monstre à deux têtes qui va affaiblir considérablement la démocratie !