Intervention de Emmanuel Négrier

Commission de la culture, de l'éducation et de la communication — Réunion du 18 novembre 2014 : 1ère réunion
Audition M. Emmanuel Négrier directeur de recherche au cnrs à l'université de montpellier i

Emmanuel Négrier, directeur de recherche au CNRS à l'Université de Montpellier I :

D'emblée, je me place dans une position libérale et critique sur les politiques culturelles. L'action publique est déterminante pour la culture, selon une logique qui oppose une option libérale - où l'intervention publique ne se justifie que par la défaillance absolue du marché - et un point de vue keynésien toujours d'actualité. Si l'intervention publique se justifie, ce n'est pas tant parce que le marché ne peut pas fournir le bien ou le service, mais parce qu'il est dans l'incapacité de le faire de façon favorable du point de vue de l'accès social, de l'intérêt général et de la créativité.

J'examine ainsi le bilan des politiques culturelles, les relations entre l'État et les collectivités dans le domaine de la culture, les aspects positifs et plus critiques de ce bilan.

Je constate que l'État, en jouant le rôle de grand instituteur des politiques culturelles territoriales, a parfaitement réussi dans son rôle. Selon certains observateurs, les politiques culturelles territoriales seraient même aujourd'hui excessivement calquées sur les modèles de l'action publique de l'État.

Les politiques régionales en matière de culture, extrêmement divergentes entre elles dans les années 1990, sont aujourd'hui beaucoup plus convergentes. L'écart en euro culturel par habitant qui était de 1 à 16 est passé, de nos jours, de 1 à 3. Il y a un processus de convergence qui s'est traduit sur le plan financier et en termes de qualité des politiques culturelles. Par ailleurs, le nombre d'opérateurs culturels soutenus par l'action publique a augmenté.

Nous sommes loin, aujourd'hui, du « désert culturel » caractéristique des années 1970. Les publics sont bien présents : ils ont un rapport à la culture à la fois plus éclectique et plus informé, n'en déplaise à ceux qui pensent que la démocratisation de la culture serait un échec structurel.

Pour autant, il existe aujourd'hui plusieurs éléments de fragilité :

- la première fragilité réside dans l'évolution des dépenses culturelles des collectivités territoriales, notamment à l'échelle départementale. À l'issue des dernières élections, le changement d'équipes municipales a parfois entraîné une réduction des dépenses culturelles.

- j'ai également noté, du point de vue des professionnels de la culture, un certain essoufflement de l'action publique en matière culturelle. La réussite de la professionnalisation des politiques culturelles a peut-être été trop importante d'une certaine façon : un certain nombre de créateurs ne se posent même plus la question de savoir s'ils sont éligibles à des aides faute d'en connaître l'existence ;

- une autre difficulté réside dans la situation de l'action déconcentrée de l'État. Les directions régionales des affaires culturelles (DRAC) sont dans une situation de double contrainte : sous l'effet d'une certaine forme de reconcentration dans les domaines du patrimoine, de la création ou des industries culturelles, et sous la contrainte du rôle croissant des préfets dans la gestion des affaires culturelles régionales.

Je me suis donc posé la question du transfert des attributions des DRAC vers les régions. La France est l'un des rares exemples en Europe où il existe une concurrence d'interventions publiques à l'échelle régionale. Est-il toujours aussi nécessaire pour l'État de continuer d'exercer une action territorialisée en matière culturelle, en fragmentant le dispositif d'action publique plutôt qu'en réfléchissant à sa concentration ?

Je propose de maintenir les attributions de l'État, qui échappent à toute intervention régionale, comme par exemple les relations internationales, l'élaboration des grands textes cadres législatifs et réglementaires, la définition stratégique d'une politique publique culturelle à l'échelon national et la mise en oeuvre des instruments propres qui en découlent, comme les labels. Mais pour la mise en oeuvre des politiques culturelles, est-il nécessaire d'avoir toujours un maillage territorial de l'État ? Je ne le pense pas, mais certaines conditions doivent être réunies. Je vais maintenant les détailler.

La justification de ce transfert tout d'abord : à la lecture du rapport Malvy-Lambert (2014) sur l'évaluation correcte des ressources transférées, il me semble que la question n'est pas tant la compétence que la capacité d'action. Ainsi, d'après les chiffres de 2010, la DRAC du Languedoc-Roussillon bénéficie de 50 % de ressources de plus que la politique culturelle du conseil régional, et en Alsace c'est trois fois plus. Si elles sont transférées aux régions, les capacités d'action peuvent faire l'objet de compensation et obligent les destinataires de ce transfert à agir dans ce domaine.

Une fois actée la question de la sanctuarisation des budgets aujourd'hui importants, au profit de régions qui n'ont pas ou peu de compétence obligatoire dans ce domaine, il convient de s'interroger sur la traduction de ce transfert du point de vue de l'action culturelle. Le transfert des DRAC aux régions doit entraîner une mutation de l'action culturelle à l'échelle des collectivités territoriales ou, au moins, des régions.

Si la région devient la principale bénéficiaire des capacités d'action de l'État et des compétences des conseils généraux - s'ils disparaissaient, le volume d'intervention culturelle publique de la part des régions correspondrait au tiers des interventions publiques en régions des collectivités territoriales, les deux autres tiers relèvent du bloc local-intercommunal.

Cette organisation nécessite une organisation beaucoup plus collective de la compétence culturelle et de la capacité à définir les projets culturels au niveau régional.

C'est pourquoi je plaiderai en faveur d'une conférence territoriale de l'action publique « plus » (CTAP+), c'est-à-dire qui non seulement soit interinstitutionnelle mais qui associe également les acteurs de l'action culturelle - professionnels, représentants du monde associatif et citoyens -, en vue d'une discussion collective régionale d'élaboration d'un projet pour la culture. Avec tout le respect que je dois au Sénat, il s'agit d'une forme de parlementarisation des politiques culturelles régionales. Je pense que c'est la garantie de dépasser les tendances à l'entre soi des politiques culturelles, les clivages et les frontières entre les sous-secteurs de la culture. Il s'agit de mener des actions concertées, permettant d'élaborer des projets politiques de la culture, sans les réserver à un dialogue entre les professionnels et les élus. Il faut éviter enfin que la croissance des capacités d'action régionale n'entraîne une instrumentalisation politique ou marchande.

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