2013 a été une année de transition pour la politique gouvernementale de lutte contre les addictions. Elle a vu la préparation du nouveau plan gouvernemental de lutte contre les drogues et les conduites addictives. Il court jusqu'en 2017 et définit la stratégie des pouvoirs publics en matière de prévention, de soins et de réduction des risques liés aux addictions, de lutte contre les trafics et d'application de la loi et de développement de la recherche.
En 2014, ce plan a consisté tout d'abord à modifier la structure chargée d'en superviser l'application. La mission interministérielle de lutte contre la drogue et les toxicomanies (Mildt) est en effet devenue, par un décret du 11 mars, la mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives (Mildeca). Ce changement de dénomination n'est pas anodin : il rappelle que les addictions ne sont pas forcément causées par un produit et établit pleinement la compétence de la Mildeca sur l'ensemble de la politique publique menée contre les conduites addictives, par une approche intégrée portant sur la réduction de l'offre comme sur celle de la demande.
Une telle clarification était nécessaire tant la situation française en matière d'addictions est préoccupante. Le cannabis reste bien sûr le produit illicite le plus consommé en France, avec 13,5 millions d'expérimentateurs, 3,8 millions d'usagers dans l'année, 1,2 million d'usagers réguliers et environ 550 000 usagers quotidiens. Si les Français restent parmi les principaux consommateurs européens, on observe une stabilisation des niveaux de consommation et un vieillissement de l'âge d'entrée dans la consommation.
A l'occasion de ce rapport, il m'est apparu utile de contredire le mythe qui tend à se répandre sur l'innocuité de sa consommation. Une étude récente portant sur un suivi de 20 ans confirme les effets physiologiques, psychologiques et physiques d'une consommation prolongée et habituelle. De plus, le produit lui-même est en pleine mutation : issu de nouveaux bassins de production ou cultivé localement, sa teneur en THC est désormais bien plus forte qu'il y a quelques années. Les enjeux économiques liés à sa culture sont énormes pour des Etats comme le Maroc, où l'argent injecté par les trafiquants dans l'économie locale serait équivalent au poids de l'industrie du tourisme. Je rappelle que dans mon rapport pour la mission commune Assemblée nationale - Sénat sur les toxicomanies il y a maintenant trois ans, j'avais proposé d'instituer une pénalité contraventionnelle pour les usagers simples de cannabis avec effet immédiat, beaucoup plus sensible pour les jeunes que les rappels à la loi. Repoussée à l'époque, il semble que cette proposition fasse actuellement son chemin, notamment à l'Assemblée nationale.
On assiste depuis quinze ans à une augmentation régulière de la consommation de cocaïne. Si en valeur absolue ce phénomène peut sembler limité, avec 1,5 million d'expérimentateurs et 400 000 usagers dans l'année, l'expérimentation a plus que doublé en dix ans, passant de 1,8 % à 3,8 % de la population adulte. Inquiétant, l'usage au cours de l'année à quant à lui triplé, de 0,3 % à 0,9 % de la population. L'Europe est devenue le premier marché de ce produit, dépassant les Etats-Unis, suscitant l'intérêt des trafiquants d'Amérique du Sud qui utilisent maintenant l'Afrique de l'Ouest comme plateforme de transit pour leur produit.
Les opiacés, et en premier lieu l'héroïne, sont à l'origine de dommages sanitaires et sociaux graves liés notamment à leurs modalités de consommation. Le partage de matériel d'injection est un facteur de contamination des virus des hépatites B et C et du VIH. La dépendance physique et psychique est très forte et les risques d'overdose ne peuvent pas être écartés. Si ici encore le nombre de personnes ayant pris de l'héroïne au moins une fois dans leur vie, 500 000, peut sembler faible au regard de l'ensemble de la population française, ce sont la centaine de milliers d'usagers dépendants qui doivent faire l'objet d'un suivi médico-social particulier et bénéficier d'une politique de réduction des risques ambitieuse.
Les traitements de substitution, à base de méthadone ou de buprénorphine haut dosage (Subutex), permettent une prise en charge et un suivi qui n'est pas toujours effectif, mais le mésusage du Subutex en injection intraveineuse est de plus en plus répandu. Des filières internationales s'en saisissent. Il serait nécessaire d'instituer des contrôles plus stricts sur leur prescription, ce qui passe à mes yeux par le classement du Subutex comme stupéfiant, voire son interdiction au profit de la buprénorphine associée à un antagoniste (Suboxone).
Il faut également mentionner la montée en puissance et la dangerosité des nouveaux produits de synthèse, qui se situent en marge de la légalité. Dès que leur interdiction est annoncée, des chimistes modifient leur composition pour les remettre en vente sous une autre forme. Disponibles sans difficultés sur internet, ni leurs effets ni leur qualité ne sont connus à l'avance par le consommateur. 81 nouveaux produits sont apparus en 2013 : l'Etat est toujours pris de court par le rythme de l'innovation dans ce domaine.
Ces drogues illégales ne doivent toutefois pas masquer le fait que ce sont des produits licites qui sont la principale source des addictions et de leurs conséquences sanitaires. En ce qui concerne l'alcool, il est vrai que la proportion de consommateurs quotidiens, tout comme les quantités consommées, sont à la baisse. En revanche, les comportements à risques se développent chez les jeunes avec le « binge drinking », ou alcoolisation ponctuelle importante (API). 53 % des jeunes de 17 ans connaissent au moins une API dans le mois. Les femmes rattrapent le retard qu'elles ont pu avoir sur les hommes en la matière. Chaque année, près de 50 000 décès peuvent être imputés à l'alcool.
Quant au tabac, si les buralistes déplorent une diminution des ventes, celle-ci ne s'est pas encore fait ressentir dans les comportements de consommation. La France compte plus de 13 millions de fumeurs quotidiens. Ici encore, ces dernières années ont vu l'usage s'accroitre significativement chez les femmes, même si des signes encourageants sont perçus chez les plus jeunes. Sur ce sujet, Marisol Touraine a présenté en septembre dernier un programme national de réduction du tabagisme (PNRT), dont nous devrions débattre lors de l'examen du projet de loi de santé l'an prochain. Ce doit être une priorité quand on sait qu'avec 73 000 décès chaque année le tabac est la première cause de mortalité évitable en France.
La Mildeca est-elle en mesure de répondre à ces défis ? L'examen de ses crédits peut permettre d'en douter, puisqu'ils diminuent de 5 % par rapport à 2014, passant de 20,66 à 19,63 millions d'euros. Ces économies devraient toutefois être réalisées dans les dépenses de fonctionnement, puisque les dépenses d'intervention, et en particulier les moyens délégués aux chefs de projets départementaux pour cofinancer des initiatives locales de prévention, resteront stables à 9,8 millions d'euros.
Les deux opérateurs de la Mildeca, le centre interministériel de formation anti-drogue (Cifad, basé en Martinique) et l'observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT), subissent également une baisse de leur budget, de 7,1 % et 2,7 % respectivement. Des réductions supplémentaires handicaperaient grandement l'OFDT puisqu'il ne pourrait plus assurer le financement de son réseau d'observation des phénomènes émergents Trend, qui repose sur sept sites en France.
Je vous rappelle également que la Mildeca bénéficie d'un fonds de concours, alimenté par le produit des saisies réalisées dans le cadre d'enquêtes sur des trafics de stupéfiants. Après des années 2010 et 2011 fastes, où il a dépassé les 20 millions d'euros, il s'est stabilisé depuis aux alentours de 10 millions d'euros. Ces crédits sont ensuite redistribués aux services concernés par la lutte contre les infractions à la législation sur les stupéfiants (police, gendarmerie, justice, douanes) pour financer des achats de matériels. 10 % sont conservés par le Mildeca pour financer des initiatives liées à la prévention.
En 2015, l'activité de la Mildeca devrait se concentrer sur la mise en oeuvre du plan gouvernemental, qui est décliné en un premier plan d'actions pour la période 2013-2015 composé de 131 actions. 131 actions c'est peut-être trop par rapport aux moyens disponibles : il faut éviter un saupoudrage souvent inefficace. Cette année devrait surtout être marquée par un grand rendez-vous législatif qui aura un impact certain sur la politique de lutte contre les conduites addictives. Le projet de loi relatif à la santé comprend plusieurs dispositions visant à développer la prévention et la réduction des risques. En direction des jeunes, l'article 4 punit les incitations à la consommation d'alcool dans les cas de bizutage, les incitations à la consommation habituelle d'alcool ainsi que la vente de produits incitant à la consommation d'alcool. Son article 8 enrichit la définition de la politique de réduction des risques donnée par le code de la santé publique en précisant qu'elle porte aussi bien sur l'information des usagers que sur leur orientation vers les services sociaux ou médicaux adaptés. Cet article rappelle qu'elle repose sur l'échange, dans un cadre sécurisé, des matériels de consommation, et sur les mesures à prendre afin de diminuer les risques de transmission d'infections. Il lui donne enfin une base légale dans le milieu carcéral.
Enfin, l'article 9 autorise l'expérimentation pour une durée de six ans de salles de consommation à moindre risque. Figurant dans le plan gouvernemental, cette mesure devait être mise en oeuvre par décret l'an dernier ; le Conseil d'Etat avait alors estimé qu'un passage par la loi était nécessaire.
Personnellement, j'y suis fondamentalement opposé. Pour avoir visité un exemple étranger, à Genève, je ne pense pas que cet outil soit adapté à la situation française, à ses traditions comme à sa législation. Cette légalisation de facto de l'usage de drogues brouille et rend inaudible le message qui doit être celui de l'Etat, c'est-à-dire la prohibition. Qui plus est, quelles vont en être les conséquences pour les riverains ? Je crains, et je suis loin d'être le seul dans ce cas, que cela ne n'aboutisse à créer une zone de non-droit, le rassemblement d'un grand nombre de consommateurs en un même lieu attirant mécaniquement leurs fournisseurs. Quelle devra être la réaction de la police ? Ne pourra-t-elle plus contrôler les passants dans ce secteur ? Et que penser de la responsabilité des personnels de cette structure en cas d'overdose ?
Nous aurons très largement l'occasion de débattre de cette question au printemps prochain, lorsque ce projet de loi sera soumis à notre commission. Je tenais néanmoins à vous faire part de mon point de vue aujourd'hui car la Mildeca est chargée de préparer cette expérimentation et d'en piloter l'évaluation.
Sous la direction de sa nouvelle présidente, la Mildeca a su engager la modernisation de la politique française de lutte contre les addictions, qui a pour spécificité de former un continuum qui va de la prévention à la répression sans négliger le soin et la réduction des risques. Toutes les personnes que j'ai auditionnées, qu'elles soient issues du milieu associatif ou bien chargées de la lutte contre les trafics, sont très attachées à cette caractéristique et jugent le plan gouvernemental équilibré.
Je n'en partage pas tous les choix, et j'espère qu'il fera l'objet d'une évaluation rigoureuse et indépendante. Pour l'heure, s'agissant du budget pour 2015, on peut regretter qu'il s'inscrive dans le mouvement de diminution des moyens que la Mildeca subit depuis plusieurs années. Néanmoins, une nouvelle impulsion a été donnée et une feuille de route a été établie. J'estime donc qu'il ne faut pas, à ce stade, marquer notre défiance vis-à-vis de ces orientations. C'est pourquoi je vous invite à donner un avis favorable à l'adoption des crédits de la Mildeca.