Intervention de Natacha Bouchart

Réunion du 10 décembre 2014 à 14h30
Expulsion des squatteurs de domicile — Adoption d'une proposition de loi dans le texte de la commission

Photo de Natacha BouchartNatacha Bouchart, auteur de :

Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, monsieur le rapporteur, mes chers collègues, si j’ai l’honneur aujourd’hui de prendre la parole à cette tribune en tant qu’auteur de la proposition de loi qui est soumise à l’examen de la Haute Assemblée, c’est parce que j’ai voulu intervenir au plan législatif pour lutter contre une faille juridique que j’avais constatée en ma qualité d’élue locale.

Depuis que j’assume le rôle de premier magistrat de la ville de Calais – 2008 –, je connais les vicissitudes des squats qui se multiplient dans ma ville du fait de la présence des migrants.

Chacun le sait, Calais étant le point de passage le plus court vers la Grande-Bretagne, de très nombreux réfugiés, entrés dans l’espace Schengen à l’autre bout de l’Europe, y échouent dans l’espoir de passer outre-Manche.

Cette présence de réfugiés dans ma ville m’a rendue particulièrement sensible à la problématique des squats. Au-delà de la situation calaisienne, qui m’a amenée à réfléchir, j’ai constaté l’existence d’une faille juridique qui peut créer des difficultés dans toutes les communes de France.

De quoi s’agit-il ? Sur le terrain, nous sommes confrontés à un imbroglio au sein duquel se nouent le droit, le silence du droit, les limites de l’administration et celles de la justice.

De cet imbroglio est né ce que je qualifie d’ « hypocrisie juridique », à savoir le fameux délai de flagrance des quarante-huit heures.

Ce délai n’est inscrit nulle part dans la loi. Pourtant, il est devenu une sorte de loi d’airain à laquelle particuliers et pouvoirs publics sont soumis. On parle même sur le terrain, par abus de langage, de la « loi des quarante-huit heures »... une loi qui n’existe pas, bien entendu, mais qui est appliquée et respectée dans les faits. Comment en est-on arrivé là ?

Lorsqu’un squat se constitue, l’intervention immédiate de la puissance publique est soumise à la notion de flagrance. Rappelons les termes de l’article 226-4 du code pénal : « L’introduction ou le maintien dans le domicile d’autrui à l’aide de manœuvres, menaces, voies de fait ou contrainte, hors les cas où la loi le permet, est puni d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende. »

Nous devons à notre collègue Catherine Procaccia, sénateur du Val-de-Marne – je la salue –, d’avoir introduit par le biais d’un amendement dans la loi du 5 mars 2007 instituant le droit au logement opposable et portant diverses mesures en faveur de la cohésion sociale, dite « loi DALO », cette disposition en 2007.

Tant que le délit est flagrant, la force publique peut intervenir. Mais lorsque la notion de flagrance n’est plus applicable, s’installe une période d’incertitudes et de procédures qui peut durer des semaines, des mois, un an, voire plus, et pendant laquelle les squatteurs ne peuvent plus être délogés. Ils sont alors, dans les faits, « chez eux ».

L’usage, et non la loi, a fini par consacrer les « quarante-huit heures » comme un délai incontournable, au-delà duquel l’administration renonce à intervenir, de peur d’être censurée. Certes, l’article 38 de la loi DALO introduit une procédure durant laquelle le préfet peut intervenir sur saisine du propriétaire ou du locataire. Toutefois, il s’agit également d’une procédure susceptible de se prolonger dans le temps, pour deux raisons : tout d’abord, dans les faits, elle est aussi appliquée dans le délai de flagrance des quarante-huit heures, dont l’usage est d’autant plus facilement généralisé qu’il ne repose sur rien de tangible juridiquement ; ensuite, elle reste dépendante des aléas des décisions du juge ou du préfet.

Pendant la trêve hivernale, en particulier, cette disposition se révèle inopérante, notamment depuis que la loi du 24 mars 2014 pour l’accès au logement et un urbanisme rénové, dite « loi ALUR », a, en quelque sorte, inversé la logique concernant l’application de cette trêve aux squats. Auparavant, en effet, ces derniers étaient exclus de ce que la loi désigne comme le « bénéfice du sursis », c’est-à-dire la trêve hivernale.

Désormais, la loi dispose que, pendant la période du 1er novembre au 31 mars, « le juge peut supprimer le bénéfice du sursis […] lorsque les personnes dont l’expulsion a été ordonnée sont entrées dans les locaux par voie de fait. » Cette rédaction permet au juge d’appliquer aux squats la tolérance du sursis, et lui en laisse, en réalité, la libre appréciation.

À cela s’ajoute l’attitude des services de l’État, y compris lorsque la justice a ordonné une expulsion. On constate ainsi dans les faits que le préfet n’intervient pas toujours immédiatement, même lorsque le droit le lui permet, voire lorsque celui-ci l’y oblige !

Cet attentisme surprenant au regard du droit s’explique néanmoins : une fois qu’un squat est peuplé de centaines de personnes, la décision du préfet de l’évacuer ou non se pose alors en termes d’ordre public, d’hygiène, de sécurité, et non plus uniquement du point de vue du droit.

On le constate bien, la notion de flagrance est essentielle pour permettre une intervention rapide de la puissance publique. En dehors d’elle, non seulement la législation complique considérablement les expulsions, mais la situation de terrain, elle aussi, rend beaucoup plus difficiles les évacuations. Encore une fois, ce n’est pas la même chose pour la police, pour le préfet, de faire évacuer un squat de 4 ou 5 personnes, ou un squat de 250, 300 ou 350 personnes.

Le délai de flagrance de quarante-huit heures qui, je le répète, ne correspond à rien dans le droit, se prête à un véritable détournement de l’esprit de la loi.

En effet, derrière la difficulté et la complexité des procédures, il y a évidemment un sens : il convient de faire preuve d’humanité à l’égard des squatteurs. Tout l’arsenal législatif et administratif que je viens d’évoquer n’est pas anodin : il vise, bien entendu, à protéger la propriété et la vie privées, mais aussi, en même temps, à empêcher une application trop brutale de la loi, afin, par exemple, d’éviter que des femmes et des enfants ne soient expulsés du jour au lendemain sans solution de relogement.

L’esprit de la loi est de toute évidence détourné lorsque de véritables « stratégies » sont mises en place pour profiter de ce délai de quarante-huit heures, si court, et pour instrumentaliser les failles de la notion de flagrance.

Sur le terrain, à Calais, nous constatons que des militants du réseau No Borders, lesquels promeuvent l’accueil illégal des migrants, mais aussi les mafias de passeurs organisent, notamment, les intrusions pendant la période des week-ends : effectivement, une occupation illicite commencée un vendredi soir et poursuivie jusqu’au dimanche soir place les squatteurs en situation de ne plus être expulsés immédiatement.

Tenir quarante-huit heures dans un logement est d’ailleurs relativement aisé. Avec des vivres, des recharges de téléphone portable, en sachant être discret, il est assez facile de rester deux jours dans un logement sans se faire remarquer.

Ces manœuvres sont lancées par des organisations extrémistes qui n’agissent pas tant dans l’intérêt des réfugiés que pour des motifs idéologiques, et par des organisations criminelles – ces mafias dont je parlais à l’instant – qui rackettent et rançonnent les migrants, transformant cette activité en un véritable business dans lequel toutes les personnes sont manipulées.

Ce phénomène d’instrumentalisation se produit ailleurs en France, en région parisienne comme en province. Certes, les acteurs sont différents, mais ce sont toujours des personnes mal intentionnées, qui utilisent la faille des quarante-huit heures pour contourner la loi et mettre sous leur coupe des personnes fragiles, SDF ou sans-papiers.

À la problématique des quarante-huit heures s’ajoute un autre enjeu : la saisine par le propriétaire ou le locataire. En effet, pour engager la procédure d’expulsion, obligation est faite que le constat des faits soit demandé par le propriétaire ou le locataire des lieux. On comprend bien l’importance, pour la protection de la propriété privée, de l’intervention de l’occupant en titre.

En pratique, trouver cette personne en quarante-huit heures s’apparente parfois à une mission impossible. La municipalité met évidemment tout en œuvre pour retrouver les occupants légitimes, dès qu’une intrusion illégale est signalée ou détectée. Mais ce délai, surtout un week-end, complique la tâche : comment avoir accès aux données cadastrales lorsque le service municipal est fermé ?

Ce sont ces questions, très terre à terre, qui se posent et les squatteurs le savent pertinemment. Telle est la réalité : nous sommes souvent face à des organisations qui connaissent très bien la loi, le droit et surtout la façon de les utiliser. Voilà pourquoi j’ai voulu, à travers la présente proposition de loi, réagir face à cette situation inacceptable.

C’était tout le sens de l’article 1er de ce texte dans sa rédaction initiale. Porter à quatre-vingt-seize heures le délai permettant d’être en mesure de constater la flagrance résolvait le problème du week-end, qui est par excellence le moment de déploiement des stratégies d’occupation illicite.

C’était en outre un délai qui offrait plus de facilités pour retrouver le propriétaire ou le locataire, voire pour repérer le début de l’occupation illicite.

Enfin, rester quatre-vingt-seize heures, c’est-à-dire quatre jours, dans un logement sans en sortir afin de ne pas éveiller l’attention des voisins était beaucoup plus complexe et beaucoup plus rude que tenir quarante-huit heures.

Cette disposition permettait encore de répondre à une interrogation de nos concitoyens. L’enjeu est de garantir la propriété privée, ouvertement violée par les organisations militantes comme No Borders, par les mafias ou par tout type de squatteurs, et ce partout en France. Les citoyens ne comprennent plus que la loi permette à des squatteurs de « se déclarer chez eux » passé quarante-huit heures. Même si, juridiquement, ce n’est pas le cas, dans les faits, la complexité de l’expulsion est telle que les squatteurs sont installés durablement, comme s’ils étaient chez eux. C’est ce que retiennent nos concitoyens et c’est ce qui les scandalise, à juste titre.

La modification proposée de la loi allait aussi dans le sens d’une meilleure protection du contribuable. En effet, in fine, l’occupation se fait aux frais du contribuable local. À l’issue d’un squat, les occupants légitimes se trouvant parfois dans une situation sociale dégradée, la ville est régulièrement amenée à intervenir pour nettoyer les lieux, en utilisant les moyens publics. Bien sûr, rien n’y oblige, me répondrez-vous. Mais tout élu local le sait bien : face à l’urgence, on ne peut rester les bras croisés ! C’est donc sur les collectivités locales que reposent bien souvent les frais liés à la fin d’un squat.

Le travail du rapporteur, M. Jean-Pierre Vial, a permis de déceler les limites d’un délai de quatre-vingt-seize heures. Je conviens volontiers que la rédaction qu’il a proposée et que la commission des lois a adoptée permet de répondre à nos attentes. Elle a fait l’objet d’un accord entre le rapporteur et moi-même lors de mon audition, dans le cadre de la préparation du rapport.

Effectivement, placer sur le même plan et de manière très explicite le maintien et l’introduction dans le domicile dans la rédaction de l’article 226-4 du code pénal permet de sortir de l’ambiguïté, à l’origine de laquelle se trouve l’hypocrisie des quarante-huit heures que j’évoquais en préambule.

Actuellement, cet article laisse place à un doute dans lequel se sont engouffrés tous les renoncements. « L’introduction ou le maintien dans le domicile d’autrui à l’aide de manœuvres, menaces, voies de fait ou contrainte » : avec une telle rédaction, une interprétation, certes spécieuse, reste possible.

De ce point de vue, le texte de la commission convient parfaitement aux ambitions que je m’étais fixée en déposant cette proposition de loi. En dissociant, l’introduction et le maintien dans le domicile, il permet de placer, cette fois sans ambiguïté, les deux faits sur le même plan.

Il en ressort que la flagrance devient permanente, dès lors que le maintien dans le domicile est un délit continu. Cette mesure permet, je le répète, de sortir de l’hypocrisie juridique des quarante-huit heures. Voter cette nouvelle disposition serait une victoire pour nous tous, une victoire du droit sur toutes les manœuvres que nous subissons et qui portent atteinte à la propriété et à la vie privées.

En revanche, sur l’article 2, ma position et celle de la commission divergent, mais le débat en séance publique va nous permettre d’en discuter. La commission a souhaité supprimer cet article, essentiellement au motif que le maire ne pourrait se substituer au propriétaire ou au locataire. Personne ne conteste cela : nous comprenons bien la priorité qui doit être donnée à l’occupant en titre pour intervenir.

Néanmoins, dans les faits, sur le terrain, il est évident que le maire, dans son rôle de garant de l’ordre public, est amené à prendre la situation en main, s’il veut réellement assumer ses responsabilités. Ou alors nous restons les « bras croisés », pour reprendre l’expression que j’utilisais voilà quelques instants, impuissants devant l’inacceptable, ce qui, pour un élu local, ne peut être satisfaisant.

C’est pourquoi je propose le rétablissement de l’article 2, en indiquant explicitement cette fois dans la rédaction que je vous soumettrai, monsieur le secrétaire d'État, mes chers collègues, que le maire agit dans le cadre de ses pouvoirs de police, c’est-à-dire sous le contrôle administratif du préfet. Comme dans la version initiale du texte, je précise bien que la saisine du préfet par le maire ne peut avoir lieu que quand tout a été fait pour retrouver l’occupant légitime. J’aurai l’occasion de revenir sur cette question lors de l’examen des articles.

Enfin, au fil des discussions qui ont accompagné le travail préparatoire de cette proposition de loi, un élément est apparu. Au départ centré sur le domicile, ce texte gagnerait néanmoins à viser les autres types de logements ou d’immeubles d’habitation. En effet, si le plus choquant dans le fameux délai de quarante-huit heures concerne le domicile, il n’en reste pas moins que la question des commerces, des logements vacants, de tout type de locaux reste importante à nos yeux.

À Calais comme ailleurs, ce type d’immeuble d’habitation ou qui le devient de fait est la proie privilégiée des mafieux, des squatteurs et d’autres organisations dont l’intérêt n’est pas celui des personnes qu’ils souhaitent héberger. Il serait dangereux de l’ignorer, d’autant plus que le renforcement du dispositif légal autour de la notion de domicile risque d’accroître la pression sur les autres lieux de squat, depuis le terrain vague jusqu’au hangar ou à l’usine désaffectée, en passant par la maison abandonnée.

En conséquence, je propose par voie d’amendements d’élargir le périmètre de la proposition de loi à tout « immeuble d’habitation, ou qui le devient de fait », et de modifier en ce sens l’article 226-4 du code pénal et l’article 38 de la loi DALO.

Là aussi, l’examen des articles permettra de revenir librement sur cette question, qui, j’en suis sûre, touche beaucoup d’élus locaux.

En conclusion de mon propos dans le cadre de la discussion générale, j’espère pouvoir trouver aujourd’hui auprès de vous, mes chers collègues, une écoute sans dogmatisme à l’égard de la situation de terrain que nous vivons dans toutes les villes de France. Nous avons besoin d’un débat sans idéologie pour parfaire notre droit et éviter que celui-ci ne soit l’objet des manipulations que j’ai décrites.

Aujourd’hui, au Sénat, dont la vocation est la représentation des collectivités territoriales, je souhaite parler certes d’expérience, ayant connu les aléas, mais je veux parler aussi au nom de tous les maires de France confrontés à l’atteinte à la vie privée et à la propriété que constituent les occupations sauvages du domicile et des immeubles d’habitation.

J’espère avant tout que nos débats permettront de faire admettre par tous que l’hypocrisie juridique des quarante-huit heures est nulle et non avenue, afin que des impasses juridiques dignes de Kafka ne puissent à l’avenir se reproduire systématiquement, comme c’est malheureusement trop souvent le cas. §

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