Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, le présent projet de loi transpose trois directives européennes dans les domaines de la propriété littéraire et artistique, ainsi que du patrimoine.
Au travers de ces dispositions, l’Union européenne témoigne de son intérêt pour la culture. Elle épouse la conception française selon laquelle la culture doit être encadrée pour être protégée, et ce davantage encore dans un contexte de mondialisation économique et culturelle. Ces mesures rejoignent les politiques françaises en matière d’aide à la création, de démocratisation culturelle et de protection du patrimoine.
Je déplore le retard pris par le Gouvernement dans la transposition de ces textes, même si je sais, madame la ministre, que vous n’êtes pas responsable de cette situation. Je rappelle que le délai de transposition de la directive relative à la durée de protection du droit d’auteur et de certains droits voisins s’est éteint au 1er novembre 2013, tandis que celui de la directive sur certaines utilisations autorisées des œuvres orphelines a expiré le 29 octobre dernier. Ce retard oblige le législateur à imposer la rétroactivité de certaines mesures, notamment en matière d’allongement de la durée des droits voisins dans le domaine musical.
Malgré un agenda très contraint, la commission de la culture, de l’éducation et de la communication s’est attachée, tout au long de la procédure, à travailler dans le respect des exigences habituelles du travail parlementaire. Elle a recueilli auprès de l’ensemble des acteurs concernés un grand nombre de contributions écrites. Les travaux ainsi menés l’ont conduite à adopter trois amendements, afin, d’une part, de rendre le présent projet de loi plus conforme aux directives qu’il transpose, et, d’autre part, d’assurer l’effectivité du droit interne ainsi modifié. J’y reviendrai dans quelques instants.
Le titre Ier du présent projet de loi transpose la directive du 27 septembre 2011, qui porte de cinquante à soixante-dix ans la durée de protection de certains droits voisins, c’est-à-dire ceux des artistes-interprètes et des producteurs du seul secteur de la musique. Il s’agit de tirer les conséquences de l’allongement de la durée de vie des artistes, souvent en situation précaire. En effet, la durée de protection actuelle est telle que les enregistrements tombent dans le domaine public, alors que les artistes sont toujours vivants et rencontrent des difficultés économiques.
Afin que les artistes-interprètes tirent effectivement profit de l’allongement de la durée de protection des droits voisins, deux séries de mesures d’accompagnement sont prévues. D’une part, le texte oblige les producteurs à exploiter les phonogrammes pendant la période supplémentaire de protection. À défaut, les artistes-interprètes peuvent récupérer leurs droits pour trouver un autre producteur ou commercialiser eux-mêmes l’enregistrement. D’autre part, le texte prévoit le versement d’un complément de rémunération pour les artistes-interprètes, lequel s’élève à 20 % des recettes provenant de l’allongement des droits.
La commission a modifié le texte qui lui était soumis en adoptant deux amendements, afin de mieux prendre en compte la directive, dont le considérant 13 exclut expressément les recettes issues de la location de la base de calcul de la rémunération, tandis que l’article 2 quater évoque « la mise à disposition » du phonogramme et non la « communication au public ». Le second amendement visait à mieux garantir le versement effectif de ce revenu supplémentaire et à prévoir que la société de perception et de répartition des droits, la SPRD, chargée de percevoir la rémunération de l’artiste-interprète puisse demander au producteur un état des recettes, afin d’évaluer le juste niveau de rémunération due.
Je le précise, la rédaction que la commission a retenue est très claire : la demande d’informations pourra être formulée non pas pour n’importe quel artiste, mais simplement pour celui dont la SPRD doit percevoir la rémunération. Sans qu’il soit besoin de prévoir un mandat spécifique, qui serait matériellement impossible à mettre en œuvre pour tous les bénéficiaires de la répartition des droits, je pense que le décret précisant les conditions d’agrément des SPRD devra bien rappeler ce point. Je relaie ainsi la préoccupation de certains de mes collègues, notamment Mme Lopez et M. Kern. Nous comptons sur vous, madame la ministre, pour que cette condition soit bien prise en compte pour établir les règles de délivrance et de retrait de l’agrément.
Par ailleurs, je rappelle qu’un régime d’exemption est prévu pour les « petits » producteurs qui emploient moins de dix personnes et réalisent un chiffre d’affaires annuel inférieur à 2 millions d’euros.
Enfin, je tiens à souligner la question de la rétroactivité posée par l’article 7 du présent projet de loi. En effet, conformément à la directive, seuls les phonogrammes encore protégés au 1er novembre 2013, c'est-à-dire qui ne sont pas tombés dans le domaine public, bénéficieront du nouveau régime de protection. La directive est très claire s’agissant de la date d’entrée en vigueur, qui est fixée au 1er novembre 2013 au plus tard. Le retard que la France a pris pour transposer cette directive entraînera donc un effet rétroactif pour les enregistrements tombés dans le domaine public entre le 1er novembre 2013 et l’entrée en vigueur de la loi qui résultera de l’adoption du présent texte. La rétroactivité ne s’applique pas dans le domaine pénal, mais elle paraît inéluctable si nous voulons éviter que la France ne soit condamnée à payer de lourdes pénalités, ce qu’elle ne peut certainement pas se permettre dans le contexte actuel de crise des finances publiques.
J’en viens maintenant au titre II du projet de loi, qui transpose dans le code de la propriété intellectuelle les dispositions de la directive 2012/28/UE du 25 octobre 2012 sur certaines utilisations autorisées des œuvres orphelines.
Une œuvre dite « orpheline » est une œuvre divulguée et protégée par des droits d’auteurs ou des droits voisins dont il n’est pas possible d’identifier ou de trouver les titulaires.
Sans titulaire des droits à même de donner l’autorisation préalable, il est impossible de mettre ces œuvres à disposition du public sous forme numérique, dans le cadre d’une bibliothèque ou d’archives accessibles sur internet. La directive instaure un régime spécifique d’exploitation de ces œuvres qui permet aux organismes poursuivant des objectifs d’intérêt public en matière culturelle, éducative et de recherche de les numériser et de les mettre à la disposition du public, dans un but exclusivement non lucratif.
Afin de ne pas porter d’atteinte excessive aux droits d’auteurs, la directive encadre strictement le régime d’exploitation des œuvres orphelines.
Son champ d’application s’étend aux œuvres écrites et aux œuvres audiovisuelles ou sonores, y compris les phonogrammes et vidéogrammes publiés dans un État membre de l’Union. De plus, les organismes bénéficiaires sont limitativement énumérés par la directive : il s’agit des bibliothèques, des établissements d’enseignement, des musées accessibles au public, des services d’archives, des institutions dépositaires du patrimoine cinématographique ou sonore, ainsi que des organismes de radiodiffusion de service public.
Afin d’éviter le classement abusif d’une œuvre protégée en tant qu’œuvre orpheline, la directive précise les exigences liées aux « recherches diligentes, avérées et sérieuses » que doivent mener les organismes bénéficiaires, en prévoyant notamment une liste minimale de sources devant être consultées. Le caractère diligent et sérieux des recherches est d’autant plus impérieux que le statut d’œuvre orpheline fait l’objet d’une reconnaissance mutuelle dans l’ensemble des États membres.
Enfin, toujours aux termes de la directive, lorsqu’un titulaire de droits se fait connaître, l’œuvre cesse d’être orpheline et le titulaire reçoit une compensation équitable de la part des organismes ayant mis cette œuvre à la disposition du public.
Pour ce qui concerne l’articulation du régime instauré par la directive en matière d’œuvres orphelines avec celui de la loi du 1er mars 2012 relative à l’exploitation numérique des livres indisponibles du XXe siècle, le Gouvernement a fait le choix d’une coexistence des deux régimes. Ainsi les livres indisponibles et orphelins ne sont-ils pas exclus du champ d’application du régime d’exploitation des œuvres orphelines.
Quoi qu’il en soit, la transposition réalisée par ce projet de loi me paraît satisfaisante. Les dispositions de la directive du 25 octobre 2012 sont précises et laissent relativement peu de marge d’appréciation aux États membres.
Je souhaiterais néanmoins formuler plusieurs réserves.
Comme vous avez pu le constater, mes chers collègues, ce régime d’exploitation est assorti de lourdes contraintes, dont on peut craindre qu’elles ne le rendent inopérant. Les organismes concernés, qui relèvent en majorité du secteur public, devront en effet supporter des coûts élevés, liés aux recherches devant avoir lieu pour chaque œuvre incorporée, ainsi qu’à la numérisation et à la mise à la disposition du public. En outre, le projet de loi encadre strictement leur capacité à percevoir des recettes liées à la diffusion de ces œuvres. Enfin, ces organismes demeureront exposés à des risques contentieux non négligeables.
Ainsi, dans le souci de préserver l’efficacité de ce dispositif et de garantir la clarté de la loi, la commission est revenue sur un amendement adopté par l’Assemblée nationale, qui tendait à limiter à cinq ans la durée pendant laquelle l’organisme exploitant une œuvre orpheline peut répercuter les frais liés à la mise en œuvre de ce régime.
Enfin, je regrette l’exclusion du champ d’application de la directive des photographies et des images fixes qui existent à titre indépendant. Il s’agit pourtant de la catégorie d’œuvre la plus concernée par l’absence d’ayants droit ; leur exclusion fait perdre une grande part de son intérêt à ce dispositif.
J’en arrive maintenant au titre III du projet de loi, qui transpose la directive du 15 mai 2014 relative à la restitution des biens culturels ayant quitté illicitement le territoire d’un État membre.
Cette directive tire les conséquences de rapports réguliers de la Commission européenne ayant démontré l’efficacité limitée de la première directive relative à ce sujet, qui date de 1993.
Ainsi, elle allonge les délais qui encadrent différentes étapes de la procédure et élargit la portée de la protection à tous les biens culturels reconnus « trésors nationaux », selon la définition retenue par chaque État membre.
En outre, elle précise que c’est sur le possesseur que repose la charge de la preuve de l’exercice de la diligence requise, elle-même harmonisée au travers de critères communs.
Le projet de loi prévoit, en son article 6, une définition plus précise des trésors nationaux dans le code du patrimoine.
Cette définition continue à inclure les œuvres des collections des musées de France, les objets mobiliers classés monuments historiques, ainsi que les autres biens présentant un intérêt majeur pour le patrimoine national du point de vue de l’histoire, de l’art ou de l’archéologie.
Par ailleurs, elle concerne désormais tous les biens culturels relevant tant du domaine public, au sens du code général de la propriété des personnes publiques, que des archives publiques.
Cette définition, plus claire, lève les ambiguïtés de la loi qui avaient été jusqu’à maintenant tranchées par la jurisprudence.
Le renversement de la charge de la preuve est évidemment un point important, puisque notre droit présume la bonne foi du possesseur d’un bien, en application de l’article 2274 du code civil. Toutefois cette évolution est très encadrée, avec des critères communs pour interpréter de manière harmonisée la notion de diligence requise de l’acquéreur, et elle est limitée au cas des restitutions d’État à État d’un bien culturel défini comme trésor national.
C’est d’ailleurs la raison pour laquelle les représentants du marché de l’art que j’ai interrogés n’ont pas remis en cause cette disposition, tout en reconnaissant le changement majeur qu’elle induit pour la profession.
Au final, les articles 6 et 6 bis du projet de loi sont fidèles à la directive et devraient permettre de mieux lutter contre le trafic des biens culturels qui nous préoccupe tous.
Pour résumer l’esprit de ses travaux, je rappellerai que la commission de la culture s’est efforcée d’éviter toute infraction au droit communautaire afin que la France ne soit pas sanctionnée, en ayant à l’esprit de garantir l’effectivité des nouveaux dispositifs proposés. Les mesures sont complexes ; il nous semble important de les rendre utiles.
Je dois tout de même faire part en cet instant de mon étonnement en découvrant le faible degré d’information relative à l’incidence réelle de ce texte. Cette remarque vise particulièrement les droits voisins et les œuvres orphelines : je n’ai pu obtenir aucune évaluation du nombre de cas concernés, et je ne peux manquer de m’interroger sur le nombre de cas concrets visés par des dispositifs législatifs aussi complexes.
Néanmoins, compte tenu de l’ensemble de mes observations, je vous propose, mes chers collègues, d’adopter le présent projet de loi tel que la commission l’a modifié.