Monsieur le président, monsieur le ministre, monsieur le président de la délégation, mes chers collègues, je suis par avance désolé si je vous déçois, mais je crains qu’il n’y ait pas de réponse à la question posée : « quels emplois pour demain ? ». On peut spéculer, on peut prêcher, mais l’avenir ne répond guère…
Notre collègue Alain Fouché nous a d’ailleurs prévenus, dès l’introduction de son rapport : « Selon des sources qui varient sans que l’on sache très bien comment se font les calculs, on estime aujourd’hui qu’entre un tiers et 70 % des métiers qu’exerceront plus tard les futurs actifs n’existent pas encore ».
Cela représente donc 30 % à 70 % de métiers inconnus, autant dire que l’on ignore non seulement ce que représenteront les métiers nouveaux par rapport aux anciens dans dix ou vingt ans, mais qu’on doute de la fiabilité même des méthodes de calcul des « experts ».
Les « experts » n’en sachant visiblement pas plus que ceux qui ne le sont pas, je me suis autorisé à formuler ma propre prévision : les métiers du futur ressembleront, dans leur grande majorité, à ceux d’aujourd’hui, même si probablement ils se transformeront de l’intérieur, qu’il s’agisse des technologies mises en œuvre ou des méthodes d’organisation.
Les spéculations et souvent les rêves d’une transformation rapide, quasi magique, des sociétés, de leurs manières de produire, par la technologie, me semblent largement vaines.
Parce que l’adoption de nouvelles technologies dans un secteur d’activité doit composer avec les capacités d’adaptation des hommes et des organisations, ce qui prend beaucoup de temps.
Parce que les gains de productivité obtenus ne signifient pas nécessairement une réduction de la charge globale de travail.
Il n’est, par exemple, pas certain que l’informatisation massive des services et des administrations ait entraîné une réduction de leurs charges et donc de leurs effectifs, bien au contraire. Comme si de nouvelles tâches et obligations dont on se passait avant étaient désormais devenues nécessaires !
Avec pour résultat ce paradoxe relevé dans le rapport : la réduction du temps de travail global, l’avènement d’une société affranchie de l’obligation de travailler, déjà espérée par Aristote et annoncée par Marx, Keynes, Joffre Dumazedier, et malgré l’envolée de la productivité dans de nombreux métiers, n’ont pas été au rendez-vous.
Loin d’être mobilisée pour réduire le temps de travail au strict nécessaire, elle l’a été, nous dit l’anthropologiste américain David Graeber « pour inventer des moyens de travailler encore plus », pour créer des emplois inutiles et sans intérêt ni personnel ni social, des « jobs à la con », pour reprendre les termes de Graeber, que cite notre collègue dans le rapport, mais en tout petits caractères et en bas de page. On serait donc bien en peine de prédire la création de ces métiers, parce que l’on n’en voit vraiment pas l’utilité !
Et David Graeber de poser ce diagnostic : « D’immenses tranches de populations, en particulier européennes et américaines, consacrent la totalité de leur temps de travail à des tâches dont elles pensent secrètement qu’elles ne devraient pas être réalisées. Les dommages moraux et spirituels qui résultent de cette situation sont profonds. »
Parmi ces emplois inutiles, il en cite quelques-uns : les directeurs généraux d’entreprises, les lobbyistes, les chargés de relations publiques, les actuaires des finances et de l’assurance – dans ce cas, c’est en effet une certitude ! -, les télémarketeurs, les huissiers de justice et les conseillers juridiques, et la liste n’est pas close.
S’il est si difficile de déduire ce que seront les emplois de demain de la seule considération des potentialités technologiques, c’est qu’on oublie la dimension politique des créations d’emplois.
Alain Minc et Jacques Attali, déjà eux, annonçaient, à la fin des années soixante-dix, « 1’informatisation de la société » par la télématique, qu’ils présentaient comme un remède miracle à la crise. Souhaité par l’État, notamment la puissante Direction générale des télécommunications, le minitel fut préféré au projet Cyclades, équivalent français du projet Arpanet américain, aux origines de l’internet. Après une progression continue durant dix ans, le déclin du minitel commence pour s’achever en 2011.
Déjà difficile dans un contexte de planification incitative et de contrôle des échanges extérieurs, la prévision devient totalement impossible en situation de libre-échange mondialisé, de financiarisation non régulée et d’État réduit au rôle de fluidificateur du marché du travail, la flexibilité devenant la solution de tous les problèmes, ce dont on me permettra de douter.
En l’absence d’État et de régulation à la dimension du marché mondial, il y a fort à penser que les investissements à l’origine des emplois seront réalisés dans les domaines et les pays où ils sont censés rapporter le plus aux détenteurs de capitaux : les pays où le coût du travail et la fiscalité sont les plus faibles, les pays où la demande solvable existe, en matière de santé, notamment. Les besoins des populations ou l’innovation technologique, me semble-t-il, entreront pour peu dans leur choix.
Certes, la France doit être réindustrialisée ou industrialisée, et « réindustrialisation » devrait rimer avec « transition écologique ». Mais le développement des énergies nouvelles reste lié à la volonté et à la possibilité de compenser le différentiel de coût par rapport au gaz et au pétrole dont, vous l’avez constaté, le prix est plutôt orienté à la baisse.
J’observe aussi que la production de panneaux solaires a quasiment disparu d’Europe au profit des producteurs chinois. Déjà la baisse des aides publiques et les importations chinoises ont eu raison de plusieurs PME du secteur en Allemagne et en France. Sans une garantie d’accès aux marchés publics ou aux aides d’État pour ces PME européennes, ce qui est contraire aux saints principes du libéralisme, rien ne dit que la croissance de l’énergie solaire se fasse au profit de l’industrie européenne et française !
L’impact d’une technologie sur l’emploi ne peut être estimé indépendamment de la volonté politique qui pousse ou accompagne son développement. Cette dimension du problème me paraît fâcheusement absente de la réflexion prospective en général.
Le constat vaut également pour les métiers où la technologie intervient peu, je pense ici, par exemple, au secteur de l’aide à la personne, il a été cité, dans lesquels on voit un gisement d’emplois à portée de main. C’est peut-être aller un peu vite !
En effet, le développement de ces métiers dépend largement des incitations fiscales, des capacités de financement des familles, souvent du niveau des retraites, de l’équilibre financier des organismes sociaux et des départements, s’agissant de l’allocation personnalisée à domicile et d’un certain nombre de prestations. Certes, l’allongement de l’espérance de vie crée un besoin, mais du besoin à l’emploi, il y a l’espace de la décision politique et des moyens dont elle se dote.
Mes propos ne visent donc pas, vous comprendrez, à décourager les études prospectives en matière d’emploi, tout au contraire.
Au lieu d’insister sur les facteurs humains et politiques dont dépendent les évolutions, c’est-à-dire au lieu de prolonger simplement les courbes, même s’il faut parfois le faire, il conviendrait d’abord de décider de quelle société on veut et des moyens que l’on entend y consacrer.