Intervention de Chantal Jouanno

Délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes — Réunion du 22 janvier 2015 : 1ère réunion
Santé — Audition de Mme Le Pr. karine clément directrice de l'institut de cardio-métabolisme et nutrition ican

Photo de Chantal JouannoChantal Jouanno, présidente :

Nous poursuivons ce matin nos auditions sur le projet de loi relatif à la santé, pour lequel la commission des Affaires sociales a saisi notre délégation, en accueillant le Professeur Karine Clément, spécialiste des maladies cardio-métaboliques.

J'informe Mme Karine Clément que nos rapporteures sur ce texte sont Françoise Laborde et Annick Billon, qui ne manqueront pas de vous poser des questions à l'issue de votre intervention.

Ce projet de loi nous offre l'occasion de travailler de manière générale sur la santé des femmes, sans nous en tenir nécessairement aux articles du texte qui concernent a priori spécifiquement les femmes.

Madame la professeure, c'est avec plaisir que je vous donne la parole. Après votre intervention, mes collègues vous poseront quelques questions.

Je voudrais pour ma part vous solliciter sur le point suivant : lorsque l'Institut hospitalo-universitaire sur le cardio-métabolisme et la nutrition a été créé à votre initiative en 2010, vous étiez la seule femme à avoir présenté un projet parmi les dix-neuf candidats. Un professeur de médecine dont les propos ont été rapportés par la presse s'est estimé « frappé par le machisme et la jalousie du milieu hospitalo-universitaire parisien ». Souhaitez-vous vous exprimer sur ce sujet ? Votre carrière a-t-elle jusqu'à présent été un parcours d'obstacles plus compliqué, à votre avis, que si vous étiez un homme ?

Pr. Karine Clément, directrice de l'Institut de cardio-métabolisme et nutrition (ICAN). - Professeure de nutrition, j'associe depuis longtemps une activité de recherche à la pratique clinique, un parcours peut-être plus difficile pour une femme que pour un homme. Je dirige l'Institut de cardiométabolisme et nutrition (ICAN) et, au sein de celui-ci, l'équipe Inserm-Pierre et Marie Curie, qui travaille sur les maladies métaboliques, l'obésité et le diabète. J'ai préparé cette intervention avec ma collègue Geneviève Derumeaux, cardiologue à l'hôpital Henri Mondor.

La création de l'ICAN, en 2011, a regroupé des équipes de recherche qui travaillaient jusque-là de manière isolée sur des sujets comme l'obésité, les maladies métaboliques et cardiaques ou le diabète, tout en y associant le pôle clinique, sous la direction d'Agnès Hartemann, chef de service à la Pitié-Salpêtrière. Nous menons des projets associant recherche et soins, avec un volet consacré à l'enseignement. L'originalité de notre institut repose sur ce décloisonnement des compétences - je réalise depuis trois ans à quel point j'avais sous-estimé les frontières entre disciplines. Les pathologies (obésité, diabète et maladies cardiaques) ont un lien entre elles, et les critères environnementaux (mode de vie ou vulnérabilité sociale) influent sur la biologie. D'où la nécessité d'une vision globale et d'une approche intégrée : ceci constitue une démarche innovante.

Les maladies cardiométaboliques évoluent dans le temps, le vieillissement de la population entraînant leur chronicisation. De même, l'obésité se développe sur un terrain à risque, et peut devenir un handicap au fil des ans, avec des différences de trajectoires selon les patients. Certains, diabétiques, mourant d'infarctus avant cinquante ans, d'autres n'ayant aucun problème cardiovasculaire. La sensibilité aux changements environnementaux et le stress font partie des facteurs expliquant ces variations. Des facteurs internes entrent également en jeu, comme la génétique, la nutrition maternelle, l'épigénétique, les hormones ou la longévité. Enfin, des études sont en cours sur des causes plus spécifiques, comme l'influence des changements environnementaux sur les modifications de la flore intestinale.

Vous voulez parler des comportements alimentaires ?

Pr. Karine Clément. - Pas seulement. Certains types de polluants peuvent avoir des effets sur les hormones. Le sommeil, l'activité physique et le niveau de sédentarité sont aussi à prendre en compte pour adapter les traitements. Par exemple, les données scientifiques ont montré que la réduction des apports alimentaires et la pratique d'une activité physique adaptée protégeaient du diabète et des maladies cardiovasculaires. L'obésité étant une maladie chronique qui évolue tout au long de la vie, la réponse oscille entre contrainte et astreinte. À côté des médecins, les coachs sportifs et les diététiciens ont un rôle à jouer : il est nécessaire de mobiliser une grande diversité d'expertises.

Depuis quinze à vingt ans, partout dans le monde, les sociétés savantes constatent régulièrement des différences de réponse entre hommes et femmes, en ce qui concerne le traitement des maladies cardiométaboliques. Malgré de récents progrès, les essais thérapeutiques se concentrent sur les hommes, et la Société européenne de cardiologie mentionne une moindre prise en charge des femmes. Cela tient essentiellement à l'idée préconçue que les femmes seraient protégées contre les maladies cardiovasculaires. D'ailleurs, même des femmes ayant fait un infarctus du myocarde continuent à craindre davantage le cancer du sein qu'une maladie cardiaque...

Une recommandation européenne préconise de faire attention au coeur des femmes. En juin 2010, un article de la revue « Nature » intitulé « Putting gender on the agenda » constatait que l'approche genrée était insuffisante dans beaucoup de pathologies, qu'il s'agisse de la recherche où il est plus facile de tester des souris mâles que des souris femelles soumises au cycle hormonal, que de la prise en charge clinique. La prise en compte du sexe fait partie des items dans Horizon 2020. Travailler sur les différents modèles augmente certes les coûts, mais évite que l'expérience clinique perde de vue cette nécessité. En effet, on parle de « evidence-based medecine » mais, à bien des égards, on peut y voir une « male evidence-based medecine ».

Avant la ménopause, la production d'oestrogènes contribue à diminuer le risque de pathologie cardiaque pour les femmes. Mais le tabagisme annule une grande partie de leurs effets bénéfiques. Après la ménopause, la déficience en oestrogènes multiplie par sept le risque d'accident vasculaire. Il faut le souligner, les maladies cardiovasculaires constituent la première cause de mortalité chez les femmes ; la cardiopathie ischémique les touche dans une proportion de 1 sur 2,6 contre 1 sur 6 pour le cancer. La Fédération française de cardiologie dénombre 89 000 femmes victimes de maladies cardiovasculaires contre 76 000 hommes.

Lors des Jeux olympiques de Vancouver, le décès de la mère de la patineuse Joannie Rochette, victime d'une maladie cardiovasculaire à 55 ans alors qu'elle n'avait pas d'antécédent familial, a été la première étape d'une prise de conscience : les femmes meurent tout autant que les hommes de maladies coronariennes ou d'insuffisance cardiaque avec hypertension.

Les femmes sont plus vulnérables aux facteurs de risque de ces maladies que sont la surcharge pondérale, le diabète, l'hypertension, le tabac... Et pourtant, on tarde beaucoup plus à prendre en compte les symptômes annonciateurs quand il s'agit d'une femme. Lorsqu'un homme se plaint d'une douleur précordiale, sa femme appelle le SAMU ; quand c'est une femme, le mari lui conseille de prendre un doliprane ! Voilà qui signale un véritable enjeu d'éducation. Même les signes biologiques sur un électrocardiogramme sont moins typiques chez la femme.

Enfin, les complications post-opératoires sont plus fréquentes chez les femmes, avec la possibilité de saignements importants ou le développement d'effets secondaires et de complications chroniques, comme l'insuffisance cardiaque.

Par ailleurs, l'obésité, autre facteur de risque, a progressé de manière impressionnante, à l'échelle mondiale, plus particulièrement chez les femmes. Au Moyen-Orient et en Afrique du Sud, plus de 45 % des femmes en souffrent contre 30 % des hommes ; elle touche 15 % de la population en France. Le risque tient à l'augmentation du tissu graisseux, mais aussi à la distribution des graisses. La morphologie féminine a évolué, avec une prise de graisse au niveau abdominal, sous la peau et dans le ventre. Or la graisse viscérale favorise le diabète. Mon équipe travaille plus particulièrement sur le « tour de taille à risque ».

Contrairement à ce qu'on croit, les femmes sont tout autant victimes d'hypertension que les hommes, et cela quel que soit leur âge. Lorsqu'elles ont du cholestérol ou qu'elles souffrent de dyslipidémie, elles sont souvent moins bien dépistées et bénéficient moins souvent des traitements existants.

Jusqu'à cinquante ans, le risque d'infarctus du myocarde est le même pour tous les diabétiques. Cela signifie que nous sommes extrêmement vulnérables aux facteurs de risque cardiométaboliques. Or, si l'on sait que des changements de mode d'activités physiques ou de mode d'alimentation constituent des facteurs importants d'amélioration, la littérature souffre d'une sous-représentation féminine dans les études : sur 300 articles recensés dans un travail de 2015, trois seulement mentionnent une analyse différenciée selon le sexe.

L'information aux femmes enceintes ne prend pas assez en compte le risque de diabète et d'hypertension artérielle, dont les effets peuvent être immédiats pour la mère et l'enfant, ou postérieurs à la grossesse. La prévention du risque cardiovasculaire est vraiment très importante mais reste peu prise en compte dans les recommandations. Enfin, il faudrait renforcer la prévention du tabagisme, car beaucoup de femmes continuent à croire que fumer évite de grossir, comme l'affirmaient certaines affiches publicitaires représentant des femmes enceintes en train de fumer pour éviter de prendre trop de poids pendant une grossesse.

Après la ménopause, la production hormonale se modifie et les femmes redistribuent les graisses au niveau de l'abdomen. Le développement du tissu graisseux viscéral, qui perturbe les interactions entre les organes (foie, muscles et cerveau) et la flore intestinale, rend la perte de poids encore plus difficile. Quand l'on grossit, les cellules inflammatoires qui entourent les cellules graisseuses s'infiltrent dans le tissu viscéral, provoquant des altérations au niveau biologique. De plus, la déficience en oestrogènes après la ménopause réduit l'activité du tissu dit brun ou beige, celui qui brûle les graisses.

On ne peut pas traiter séparément les maladies du coeur et celles du métabolisme. Les maladies cardiovasculaires sont le produit d'un système, où interviennent des éléments aussi différents que la pression sociale, la psychologie, l'exposition au stress, l'activité physique etc. Sa complexité évolue dans le temps. C'est pourquoi il est nécessaire de développer une médecine de précision, de plus en plus personnalisée, qui tienne compte de l'originalité du parcours de chacun. Une différenciation entre hommes et femmes y aurait toute sa place et contribuerait à battre en brèche les idées reçues.

Le système hospitalo-universitaire est-il aussi machiste qu'on le dit ?

Pr. Karine Clément. - Il y a eu des changements à l'ICAN : la directrice de l'Institut est une femme - moi - et il y a une directrice du pôle des maladies cardiométaboliques. Malgré cela, je ne suis pas sûre que pour se faire entendre dans le monde hospitalo-universitaire, être une jeune femme avec pour spécialité l'étude du métabolisme soit la situation la plus favorable !

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