Intervention de Philippe Bas

Réunion du 3 février 2015 à 14h30
Représentation équilibrée des territoires — Adoption d'une proposition de loi constitutionnelle dans le texte de la commission

Photo de Philippe BasPhilippe Bas :

Madame la présidente, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, la représentation équitable de nos territoires est un sujet que nous rencontrons au détour de nombreux textes depuis plusieurs années. Le problème est devenu tellement aigu que le président du Sénat, M. Gérard Larcher, lors de son discours de début de mandat, l’a placé parmi les questions à traiter prioritairement. Nous nous sommes mis aussitôt au travail, si bien que nous avons pu déposer, dès le mois de décembre, la proposition de loi constitutionnelle inscrite aujourd'hui à notre ordre du jour.

Le Sénat, faut-il le rappeler, est, en vertu de l’article 24 de la Constitution, l’assemblée parlementaire qui représente les collectivités territoriales de la République. Cela justifie que nous nous soyons saisis des difficultés rencontrées à la suite de plusieurs décisions du Conseil constitutionnel ayant pour effet de brider la liberté d’appréciation du Parlement s’agissant de la détermination du nombre de représentants des sections de collectivités territoriales, des communes dans les intercommunalités, des cantons dans les départements ou des candidats par département au sein des listes pour les élections régionales.

La jurisprudence du Conseil constitutionnel aboutit aujourd’hui à une forme de négation des droits des territoires, alors même que, par la révision constitutionnelle de 2003, le pouvoir constituant, en l’occurrence le Parlement, a décidé d’inscrire l’organisation décentralisée de la République parmi les principes fondamentaux de notre République et, ce faisant, a modifié l’article 1er de notre Constitution.

Hélas, toutes les conséquences n’ont pas été tirées de cette inscription de l’organisation décentralisée de la République dans l’interprétation qu’il y a lieu de faire du principe de l’égalité devant le suffrage, qui est l’un des principes les plus forts de notre Constitution, pour permettre la juste représentation de nos territoires.

En vérité, la jurisprudence du Conseil constitutionnel s’est essentiellement forgée dans l’examen de législations qui ont trait à l’expression de la souveraineté nationale, et non pas à l’expression des territoires au sein de nos collectivités territoriales et de leurs groupements.

Le Conseil constitutionnel interprète, depuis maintenant près de trente ans, la Constitution et le principe d’égalité devant le suffrage comme interdisant de prévoir la sous-représentation ou la surreprésentation d’une population par son ou ses élus de plus de 20 %, sauf motif d’intérêt général. On aurait d’ailleurs pu croire que cette mention de la possibilité d’aller au-delà de ce qu’il est convenu d’appeler un « tunnel » de 20 % en plus ou de 20 % en moins de la moyenne de représentation aurait permis de traiter le cas d’un certain nombre de collectivités ou de sections de collectivités. Or il n’en a rien été.

En effet, le Conseil constitutionnel, devant ce qu’il faut bien appeler le mauvais vouloir des pouvoirs publics, Gouvernement et Parlement, entre 1986 et 2009, a été conduit à durcir au fil des années le niveau de son exigence. Alors que le découpage des circonscriptions législatives reposait sur le recensement de 1982, les élections législatives continuaient à se dérouler sans que l’exigence, posée dans la loi même, de réviser lesdites circonscriptions ait jamais été respectée.

Le Conseil constitutionnel a donc, à juste titre, élevé le niveau de son exigence. Il en est même arrivé, au cours des dernières années, à contester la possibilité, pourtant reconnue par la tradition républicaine, pour chaque département, d’élire au moins deux députés ; je pense notamment au cas de la Lozère. Ce faisant, il a porté atteinte à un autre principe auquel la République était attachée, celui de l’égal accès des Français à leurs élus, car, bien évidemment, quand un territoire est immense, le temps consacré par un député à chacun de ses administrés devient extrêmement faible, voire résiduel.

La puissance de sa règle d’interprétation de l’égalité devant le suffrage était telle qu’il n’a même plus accepté d’y déroger dans le cadre de la tradition républicaine.

Autant le Conseil constitutionnel aurait pu considérer que l’égalité devant le suffrage doit être un principe, non pas de valeur absolue, mais un principe fort, auquel on ne peut déroger que pour des motifs d’intérêt général assez exceptionnels – quand on élit des députés, il s’agit tout de même de la représentation de la Nation ! –, autant il aurait pu se montrer plus souple pour ce qui concerne la représentation de nos territoires. Mais il ne l’a pas fait : il a appliqué à la représentation des territoires, de la manière la plus rigoureuse qui soit, les principes qui avaient été forgés pour l’expression de la souveraineté nationale.

Le président du Sénat et moi-même souhaitons donc, avec cette proposition de loi constitutionnelle, poser une règle, dans le cadre d’un dialogue constructif avec le Conseil constitutionnel. Cette règle ne s’appliquera qu’à la représentation des territoires ; elle préservera intégralement les principes établis par la jurisprudence constitutionnelle en ce qui concerne l’expression de la souveraineté nationale.

Mes chers collègues, je me dois, à ce stade, d’ouvrir une parenthèse concernant du mode d’élection des sénateurs. Sur ce sujet particulier, le Conseil constitutionnel a admis des écarts de représentation en fixant des limites à la désignation, par les conseils municipaux de villes importantes, de délégués au collège électoral. Il a considéré que ce collège devait être majoritairement composé d’élus, et non de personnes désignées par les conseils municipaux. En refusant ainsi que les sénateurs soient désignés, dans une proportion excessive, par des citoyens non élus, il a admis qu’une limite pouvait être apportée à l’application d’une sorte de principe d’égalité de représentativité démographique des sénateurs. Je crois que, en l’espèce, le Conseil constitutionnel a eu raison.

De la sorte, la fameuse règle du « tunnel » des plus ou moins 20 %, à laquelle il ne peut être dérogé que pour des motifs d’intérêt général, ne s’est appliquée, s’agissant du Parlement, qu’aux seuls députés.

Pour les territoires, il y a eu un enchaînement de décisions soulevant d’extrêmes difficultés d’application. Je pense à la décision de décembre 2010 sur les conseillers territoriaux. Le Conseil constitutionnel a censuré la disposition qui accordait à la Savoie une représentativité d’à peine plus de 20 % par rapport à la moyenne pour ses conseillers territoriaux… On voit avec quelle rigueur il a appliqué ses principes, sans se servir de la faculté qu’il avait lui-même ouverte de tenir compte de motifs d’intérêt général pour s’affranchir quelque peu du fameux tunnel !

Il est d’ailleurs paradoxal que le Conseil constitutionnel ait évoqué ce tunnel dans de nombreux commentaires qu’il a lui-même fait de ses décisions, sans le faire jamais figurer dans aucune de ses décisions ! C’est dire que la transparence des décisions du Conseil constitutionnel n’apparaît pas toujours aussi grande que souhaitable pour le justiciable qu’est, à l’égard du Conseil constitutionnel, le Parlement.

De même, s’agissant de la création des « supercantons » dotés chacun d’un binôme, dont nous allons faire l’expérience dans quelques semaines, il n’y avait pas davantage de transaction possible, malgré un certain flottement du Gouvernement lors de la discussion parlementaire. Je me souviens que le ministre de l’intérieur de l’époque, M. Manuel Valls, nous avait dit très clairement – sa position était partagée par un certain nombre de collègues du groupe socialiste du Sénat – que, « compte tenu des critères qui ont présidé au redécoupage, la fixation d’un seuil de 30 % est nécessaire dans de nombreux départements ». Il ajoutait : « Ne pensez-vous pas que la prise en compte de l’ensemble de ces critères et le passage à 30 % du tunnel permettront une représentation juste et équilibrée des territoires ? »

Malheureusement, sans doute dissuadé par des messages officieux venant de cercles de constitutionnalistes, le ministre de l’intérieur a, de retour à l’Assemblée nationale, déposé un amendement visant à revenir sur le seuil de 30 %. Il expliquait alors : « Le risque constitutionnel existe, je ne l’ai pas caché lors de mes précédentes interventions. J’ai donc estimé nécessaire de sécuriser les critères de redécoupage qui ont été affinés par le Sénat et l’Assemblée nationale. » C’est joliment dit ! Il poursuivait : « C’est pourquoi j’ai proposé à cette dernière de supprimer toute référence chiffrée à l’écart démographique. »

Pour les cantons, nous en sommes donc parvenus à un système où le législateur lui-même, anticipant une éventuelle censure du Conseil constitutionnel et préférant la prévenir que de devoir en tirer les conséquences éventuelles, a refusé d’élargir le tunnel.

Monsieur le président du Sénat, quel autre choix avions-nous, dès lors, que de proposer la révision de la Constitution pour surmonter l’obstacle du tunnel, à peine amoindri par les motifs d’intérêt général, dans des conditions qui ne mettent pas en péril l’expression de la souveraineté nationale pour l’élection des députés et qui respectent totalement la jurisprudence constitutionnelle pour cette même élection ?

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